Andriy Golub Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Luttes politiques et fonctionnement du gouvernement en Ukraine: un panorama

Politique
1 mars 2023, 08:42

En janvier et début février, pour la première fois depuis le début de la grande guerre, les événements de la politique intérieure de l’Ukraine ont attiré une attention considérable. Une attention due au départ de figures connues à des postes importants et les scandales de corruption qui l’ont accompagné.

Les événements les plus médiatisés ont été la démission de Kyrylo Tymoshenko, chef adjoint du cabinet présidentiel, et le licenciement annoncé mais pas encore effectif du chef du ministère de la défense (Oleksiy Reznikov). Les médias occidentaux se font l’écho de ces mouvements au sein de l’exécutif. En Ukraine, cela a suscité des inquiétudes : on craint que la corruption ne devienne un argument pour les forces qui, en Occident, s’opposent à l’aide financière et armée fournie à Kyiv. La question se pose également – et suscite d’ailleurs des controverses – de savoir si ces luttes politiques internes pourraient affaiblir l’unité de la résistance face à l’invasion russe.

Si nous nous concentrons sur la question de la lutte politique, alors il n’y a actuellement aucune raison au retour de la vraie politique “d’avant-guerre” à Kyiv. Les sondages d’opinion en sont la principale preuve. Deux grandes études sociologiques, publiées récemment, témoignent d’un niveau de confiance extrêmement élevé des citoyens pour leurs institutions. L’une des enquêtes – le suivi annuel de l’Institut de sociologie – montre que plus de 87% des citoyens sont partiellement ou totalement satisfaits du travail des autorités centrales. Dans le même temps, 76% des répondants ont déclaré ne ressentir aucune restriction dans l’expression d’opinions politiques. Ce dernier chiffre est important. Une partie de l’opposition d’avant-guerre et des experts des médias reprochent aux autorités le “marathon uni” – il s’agit de la plate-forme télévisée unifiée pour la couverture de l’actualité pendant la guerre en Ukraine, qui réunit plusieurs chaînes de la TV ukrainienne. Les suivis montrent que les représentants du parti au pouvoir ont effectivement plus souvent la parole. Cependant, la plupart des citoyens, du moins pour l’instant, ne perçoivent pas cela comme une restriction de la démocratie. C’est un facteur important pour l’Ukraine.

Le sondage de l’Institut de sociologie a été réalisé en décembre, avant les scandales de corruption et les démissions très médiatisées. Il existe également un sondage plus récent réalisé par l’influent centre sociologique Rating Group. Il se distingue par le fait que, pour la première fois depuis le début de la guerre, des réponses à des questions directes sur les prochaines élections ont été publiées. Ainsi, en février 2023, 65 % des personnes interrogées se sont dites prêtes à réélire Volodymyr Zelensky pour un second mandat. En ce qui concerne les élections parlementaires, 46% vont chercher une alternative parmi les partis politiques non parlementaires. Cependant, il n’est pas indiqué si ces 46% avaient soutenu aux précédentes élections le parti au pouvoir ou l’opposition (y compris les partis pro-russes).

Quoi qu’il en soit, des élections ne sont pas envisageables dans un avenir proche en raison des restrictions imposées par la loi martiale. Mais les sondages mettent en évidence un détail important : les élections ne seraient tout simplement pas favorables aux forces opposées à Zelensky, même si elles pouvaient être organisées. L’un des défauts du système politique ukrainien est le sous-développement des partis. Ils sont, pour la plupart, le parti d’un ou d’une candidate. Dans la pratique, cela signifie que les gens ne votent pas pour les libéraux, les conservateurs ou les partis de gauche, mais pour des personnalités : Zelensky, Poroshenko ou Tymoshenko. Par conséquent, une côte de popularité élevée du président garantit en pratique une bonne performance de son parti lors des prochaines élections.

Alors, les dernières démissions et scandales sont-ils ou non les signes d’une lutte politique?

Tout ce qui était dit dans cet article ne signifie pas que la compétition politique est totalement absente à l’heure actuelle. C’est juste que pour le moment, cela ne ressemble pas à la traditionnelle bataille entre le gouvernement et l’opposition avec en ligne de mire les prochaines élections. Les évènements font plus penser à un remaniement en interne de l’équipe dirigeante, qui s’accompagne d’une redistribution des ressources et des pouvoirs.

Pour une meilleure compréhension, il convient d’expliquer le fonctionnement du système politique ukrainien. Officiellement, l’Ukraine est une république parlementaire-présidentielle. Et le parlement – la Verkhovna Rada – n’a jamais vraiment joué le rôle d’un organe sans pouvoir, comme cela se produit dans un certain nombre de pays de l’ex-URSS. À trois reprises, à un moment critique pour l’État, c’est le Parlement qui a pris le premier rôle.

Lors des événements de la révolution Orange de 2004, le parlement a trouvé un compromis entre les différents camps et a modifié la Constitution, retirant une partie des pouvoirs au président. Lors de la Révolution de la Dignité en 2014, c’est la Rada qui a décidé de destituer le président en fuite Viktor Yanoukovytch, ce qui a permis à l’État de reprendre le contrôle. Enfin, un exemple très récent : le matin du 24 février 2022, 301 députés sont arrivés à une réunion à Kyiv au milieu des explosions de missiles russes. Cela a permis d’imposer légalement la loi martiale dans le pays, sans laquelle la résistance organisée à l’agresseur aurait été plus difficile à mettre en œuvre.

En même temps, il existe un niveau de pouvoir informel qui dépend du poids politique de certains individus. Il joue un rôle important lorsque les lois ne définissent pas complètement les limites de l’autorité. À l’époque du président Viktor Youchtchenko (2005-2010), l’exécutif était officieusement considéré comme la principale autorité du pays, car il avait été dirigé à plusieurs reprises par des personnalités puissantes – comme la politicienne charismatique Ioulia Tymochenko et Viktor Yanoukovytch, qui s’appuyaient sur les ressources financières et humaines des industriels de l’est. L’ère de Petro Porochenko a été marquée par le renforcement de son administration et, de manière inattendue, du rôle du parlement. La plupart des décisions ont été prises après de longues négociations non publiques entre les branches exécutive et législative, et l’administration, au contraire, s’est mise en retrait. Au cours des deux périodes, la lutte entre les différentes branches du pouvoir ont débordé dans la sphère publique sous la forme de scandales, d’élections anticipées et de tentatives de redistribution légale des pouvoirs.
Le règne de Volodymyr Zelensky a aussi ses particularités. Son point de départ était la victoire aux élections de 2019. Une victoire très large et inhabituelle pour la politique ukrainienne des dernières années. On l’appelle assez souvent le “Maïdan électoral.” De plus, pour la première fois dans l’histoire de l’Ukraine, le parti de Zelensky a obtenu une majorité unique au Conseil (le conseil c’est l’autre nom de la Rada ? sinon il faut expliquer ce que c’est exactement) et le droit de former un gouvernement. C’est pourquoi la concurrence en coulisses entre exécutif et législatif s’est temporairement arrêtée et la cote personnelle du président est devenue la principale source déterminant l’image générale et la position de tous les acteurs. Si cette cote de popularité baisse, des mouvements centrifuges (par rapport au président) et des tentatives de nouvelles alliances en vue d’une future carrière politique deviennent perceptibles.

Dans le même temps, les anciens politiciens d’opposition, qui jouissent encore d’une certaine popularité, ne représentait pas une réelle menace pour le gouvernement. Le “Maïdan Electoral” n’était pas seulement une manifestation de confiance en Zelensky, mais aussi l’affirmation d’une déception envers les anciennes élites.

Les décisions prises par le président au cours des années précédentes confirment ce mode de fonctionnement. Les renvois très médiatisés ont été la spécialité de Zelensky presque dès sa nomination. Le premier chef de son cabinet était Andry Bohdan, il fut un temps considéré comme la personne la plus influente au pouvoir. Cependant, il est resté en fonction moins d’un an. Le même sort a frappé le premier gouvernement d’Oleksy Honcharouk et le premier procureur général Rouslan Riabochapka. Les trois limogeages partagent un même point commun : au moment de leur démission, ces hommes politiques voyaient leur popularité fortement baisser dans les sondages d’opinion. La confiance de la société en Bohdan au moment de sa démission s’est fortement détériorée de plus d’une fois et demie. Le gouvernement de Honcharouk avait connu la même désaffection du public. En se débarrassant d’eux, le président ne risquait pas de voir émerger des rivaux puissants dans l’opposition. Ces personnes n’étaient pas politiquement indépendantes.

Zelensky a répété le même tour de passe-passe lors de la guerre totale, pour renvoyer les chefs du bureau du procureur général, Iryna Venediktova, et du service de sécurité, Ivan Bakanov, qui ne fut pas protégé par son amitié de longue date avec le président. Dans les deux cas, des scandales publics trop fréquents et un mécontentement public grandissant à l’égard de ces personnalités furent les signes avant-coureurs des licenciements.

La démission actuelle de Kyrylo Timochenko, le vice-président du cabinet présidentiel, auquel on attribue aussi une influence sérieuse, relève de la même catégorie. Sa démission a été précédée de scandales publics et d’accusations de vie trop fastueuse pour une période de guerre, ce qui n’a pas contribué à la popularité du pouvoir en général.

Malgré tout, le renvoi de certaines personnes n’affecte pas l’essence de la politique du gouvernement actuel. La lutte contre certains maires de villes qui ont essayé de construire leurs propres projets politiques dans la perspective d’atteindre le niveau national a été supervisée par Timochenko. Pourtant son départ n’a pas empêché la démission de l’un de ces maires, Vladyslav Atroshenko. Oleksandr Koubrakov, qui a travaillé avec Timochenko sur le projet au titre solennel “Grande Construction,” a été même promu. Certaines politiques restent pertinentes, quelle que soit la personne qui les incarne. Le superviseur, à son tour, peut occuper divers postes – soit au cabinet du président, soit au gouvernement, cela n’a pas d’impact sur la politique en elle-même.

En cette période de guerre, un autre facteur peut expliquer le maintien en fonction (temporaire ?) du ministre de la défense, Oleksy Reznikov, après un scandale de corruption retentissant concernant l’achat de nourriture par son ministère. Le succès de l’Ukraine sur la ligne de front dépend largement de l’aide occidentale, et donc de l’établissement de liens avec les armées de l’OTAN. M. Reznikov était responsable de ce domaine, et son remplacement soudain pourrait entraîner des retards. Reznikov s’est doté de trois nouveaux adjoints : l’ancien ambassadeur ukrainien au Canada et ancien journaliste Andry Shevchenko, l’ancien responsable du fonds d’aide à l’armée de volontaires “Reviens vivant,” Vitaly Deineha, et l’officier militaire Oleksandr Pavliuk. C’est peut-être le signe d’un transfert progressif des responsabilités.

Quoi qu’il en soit, ces démissions ne signifient pas un changement d’orientation politique ou un reformatage des alliances politiques. Le gouvernement actuel pense en termes de projets, et non en termes de personnes qui les proposent. Cette approche a ses avantages et ses inconvénients. L’inconvénient est l’effacement de la distinction entre les différentes institutions et leurs rôles (dans le triangle, le gouvernement, la Verkhovna Rada et le cabinet du président). Cela aura des conséquences négatives lorsque l’Ukraine reviendra au modèle de forte concurrence politique avec plusieurs dirigeants ayant une popularité à peu près égale parmi des électeurs.

Y a-t-il des irremplaçables au pouvoir?

Tout ce qui précède révèle une caractéristique clé pour le succès et la survie du gouvernement actuel. La clé est la capacité à rester en retrait et à ne pas irriter la population. Le Premier ministre Denys Сhmyhal en est un excellent exemple. Le 4 mars, il fêtera ses trois ans au pouvoir. Сhmyhal deviendra alors le troisième Premier ministre ayant la plus longue durée de service dans l’histoire de l’Ukraine. Presque personne ne connaissait l’ancien directeur de société énergétique lorsqu’il a été nommé au Cabinet des ministres. La reconnaissance de Сhmyhal n’a pas beaucoup augmenté au cours des trois années qui ont suivi. Il semble être un premier ministre, mais la presse n’en parle pas beaucoup et il ne fait pas l’objet d’enquêtes très médiatisées.

Andry Yermak, l’actuel chef du cabinet présidentiel, qui est considéré comme le fonctionnaire le plus influent du gouvernement, semble avoir la même capacité à faire profil bas. Bien que Yermak soit depuis longtemps considéré comme un “cardinal gris” parmi le public politiquement actif, en 2021 encore, un tiers des personnes interrogées ne savaient pas qui il était. Yermak, comme on dit, a “fait profil bas,” ce qui lui a permis d’accroître son influence. Il est aussi une vieille connaissance du président, avant que ce dernier ne se lance en politique, comme en témoignent d’anciennes photos tirées des médias sociaux.


Yermak (tout à gauche) et Zelenskyy (au centre) en 2016, bien avant qu’il ne commence sa carrière politique.

Aujourd’hui, Yermak est une figure de plus en plus reconnaissable. Le groupe qui prépare les sanctions contre la Russie est désigné dans les médias comme le “groupe Yermak-McFall,” bien que l’appellation officielle ne comporte aucun nom. Lors des événements officiels, il est toujours à côté du président, et s’adresse parfois en personne à des publics étrangers. Il est difficile de prévoir ce qui se passera si Yermak venait à être un poids qui pourrait tirer la cote de popularité du président vers le bas. Jusqu’à présent, il semble qu’il soit la seule personne irremplaçable dans l’équipe de Zelensky, car leur relation est basée sur la confiance. Dans une structure du pouvoir où le président domine sur tout le reste, et le poids de chacun ne dépend pas d’une position spécifique au sein du gouvernement, de l’administration présidentielle ou des forces de sécurité, mais du volume de projets dont un individu est responsable, il faut avoir un “auditeur” de confiance. Le chef du cabinet présidentiel tient l’office de contrôleur de processus. Et pour l’instant, ça marche.