L’ukrainisation des années 1920 : une « invention » des bolchéviks ou un génie en bouteille ?

Histoire
6 décembre 2022, 16:44

Le 1er août 1923, le décret du Conseil du Commissariat du peuple de l’URSS sur « les mesures visant à assurer l’égalité des langues et à promouvoir le développement de la langue ukrainienne » a été publié. Il a marqué le début concret de la politique d’ « indigénisation » appelée en Ukraine « ukrainisation ». Cette politique a contribué à l’élimination de l’analphabétisme, en particulier dans les zones rurales, et à l’introduction de la langue ukrainienne dans les institutions de l’État. Mais, après avoir donné un sentiment illusoire de soutien à la langue et à la culture ukrainiennes, dès les années 1930, les bolchéviks ont commencé à détruire totalement tout ce qui dépassait, d’une manière ou d’une autre, de leur idéologie. Selon l’expression pertinente d’un philosophe ukrainien Myroslav Marynovitch, « la Russie a permis à une nouvelle génération de grandir, à une nouvelle capacité des Ukrainiens à être eux-mêmes, puis elle a tout écrasé pour s’assurer la paix pendant des décennies ».

Pendant longtemps, Moscou a essayé de nous convaincre que « l’ukrainisation » était une initiative des bolchéviks, qui se souciaient des masses et élevaient leur conscience. Mais une analyse plus approfondie des sources historiques montre que « l’ukrainisation » n’était pas tant une « invention » des bolchéviks qu’une concession forcée aux processus sociaux mis en marche par la révolution ukrainienne de 1917-21. Et qu’ils ont tout fait pour d’abord piloter ces processus, et puis pour les enterrer profondément.

« Comme un phénix qui renaît de ses cendres »

Le cours de l’ukrainisation a été proclamé pour la première fois par la Rada centrale ukrainienne en 1917. La résolution du 22 avril 1917 stipule directement que la Rada agira « sur le principe de l’ukrainisation de toute vie en Ukraine », visant le développement national, étatique, politique, socio-économique et spirituel du peuple ukrainien. La même résolution faisait référence à « l’ukrainisation de l’armée », qui fait « partie intégrante de ce programme ». Et en avril-mai 1917, la Rada centrale a adopté un certain nombre de documents « en matière d’ukrainisation de l’école ».

Les premiers « ukrainisateurs » fondent les centres « Prosvita » (Lumières) qui, en 1917-18, s’occupèrent des questions d’éducation et d’enseignement dans les campagnes.

Les questions d’éducation et d’enseignement ukrainiennes ont bénéficié, pendant la révolution ukrainienne de 1917-1921, d’une importance particulière. Dès les 5 et 6 avril 1917, le Congrès pan-ukrainien des enseignants, dans ses « résolutions générales », proclamait : « Dans les écoles rurales à deux degrés, le premier degré doit être ukrainisé dès le début de 1917-1918 ; l’apprentissage obligatoire en ukrainien est introduit en deuxième année ». En mai 1917, la Rada centrale créa une commission scolaire spéciale, chargée de l’ukrainisation prévue de l’éducation en Ukraine.

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Dans cette optique, « il a été nécessaire… d’ouvrir des cours d’été d’études ukrainiennes pour les enseignants ». Au cours du premier été révolutionnaire, plusieurs milliers d’éducateurs sont passés par ces cours, dont le réseau couvrait l’ensemble de l’Ukraine, y compris la région de Kharkiv et du Kouban. A propos, en 1917, Mykhailo Teliga, le mari d’une poétesse ukrainienne Olena Teliga, était un originaire de Kuban. Il a suivi de tels cours à Katerynodar.

Cette vague a été reprise par les centres Prosvita (diverses sociétés culturelles et éducatives), qui ont commencé à apparaître en masse dans toute l’Ukraine. Ils organisèrent les premières bibliothèques, cercles créatifs, donnèrent des conférences, montèrent des pièces de théâtre dans les villages, se transformant en centres centraux de la vie culturelle de masse.

Dans le même temps, les intellectuels ukrainiens se sont rendus dans les villages, organisant des écoles, des gymnases, des cours de formation des enseignants. Des manuels ukrainiens ont été écrits et publiés, des dictionnaires ont été créés, une terminologie technique ukrainienne a été développée.

À leur tour, les jeunes ruraux ont été attirés vers les villes, les ukrainisant de manière organique. Comme l’a rappelé Dmytro Solovey, célèbre chercheur en histoire du XXe siècle, « la masse des Ukrainiens, qui s’était réveillée et qui n’avait qu’une faible conscience nationale d’elle-même, était déjà avidement attirée par son école natale, ses livres natals, sa presse natale et toutes les autres manifestations de sa culture natale. Déjà en 1917-1919, les villes d’Ukraine étaient à déborder de jeunes paysans qui, avec un enthousiasme invincible, se précipitaient vers la science dans leur langue maternelle. Les mots du poème d’Olexandre Oles, écrit le 3 juin 1917, résonnaient dans leurs oreilles :

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Finis à jamais les jours de mauvais temps –
Vive l’Ukraine ! Et un peuple libre.
Comme un phénix renaît de ses cendres, il a pris vie et s’est envolé,
Et il mesura l’étendue des steppes avec les étoiles… »

Cette vague enthousiaste ukrainien de renouveau de tout, à laquelle les bolcheviks ne pouvaient rien opposer, provoqua une véritable explosion d’énergie passionnée au sein des intellectuels ukrainiens.

Cela était particulièrement évident au début des années 1920, en particulier à Kyiv et à Kharkiv. Divers studios de création et cercles littéraires ont été créés, des livres et des almanachs ont été imprimés, le théâtre Les Kurbas Berezil a été ouvert, la cinématographie se développait. En quelques années, la culture ukrainienne issue de la culture provinciale et rurale a rapidement atteint le niveau moderne européen.

Tout cela ne pouvait qu’effrayer le régime bolchevique, qui s’appuyait sur une stricte discipline de parti et un appareil répressif rigide. Tous ses moyens ont été utilisés pour mettre le génie de l’ukrainisation dans une bouteille convenant au pouvoir. Tout a commencé au tournant des années 1919-20, lorsque, sous les slogans de la lutte contre la contre-révolution, les organisations publiques, les syndicats coopératifs et toutes les manifestations d’auto-organisation incontrôlée ou d’activités « non soviétiques » ont été détruits. Le même Dmytro Solovei donne un exemple de la façon dont à l’automne 1920 Kapustyansky, le commissaire du « Département spécial du front sud-ouest », arrivé à Poltava avec une unité militaire expéditionnaire, a « arrêté plusieurs dizaines de coopérateurs, et avec eux, il a arrêté et emmené à Kharkiv plus de 30 enseignants et autres travailleurs culturels et éducatifs… Pendant le gel, ils était tous mis dans des wagons de marchandises non chauffés ». Mais il a fallu plus de vingt ans et des millions de victimes, dont le Holodomor et les répressions politiques, pour éteindre les poches actives de la résistance ukrainienne.

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Au début, les bolchéviks n’avaient d’autre choix que de déclarer leur soutien au droit proclamé des peuples à l’autodétermination et, en particulier, à apprendre leur langue maternelle et à l’utiliser dans les relations avec les autorités.

Le 26 janvier 1919, la Déclaration du Gouvernement provisoire ouvrier et paysan de la République annonce que « la langue d’enseignement dans les écoles dépendra de la volonté des ouvriers et paysans locaux ». Quant à l’école supérieure, la création de cours parallèles dans différentes langues parlées d’Ukraine donnera à chacun la possibilité d’étudier dans sa langue maternelle. Et le 21 février 1920, le VUCVK (Comité exécutif central pan-ukrainien) adopta une résolution « Sur l’utilisation de la langue ukrainienne dans toutes les institutions sur un pied d’égalité avec le russe ».

Les succès et les problèmes de « l’ukrainisation» bolchevique ont fait l’objet de critiques cinglantes de la part des principaux satiristes ukrainiens, qui ont connu un succès retentissant.

Cependant, il n’a pas été question d’une véritable ukrainisation, au sens où la Rada centrale et les personnalités culturelles ukrainiennes la considéraient. Et ce ne pouvait pas être le cas, puisque la représentation des Ukrainiens dans l’appareil central du PC(b)U ne dépassait pas un quart, et même ceux-ci étaient « pro-bilshoviks ». Moscou a nommé principalement des non-Ukrainiens à la tête du parti : le Comité central du PC(b)U a été successivement dirigé par l’Allemand Emmanuel Quiring, le Juif Lazar Kaganovitch, le Polonais Stanislav Kosior, le Russe Nikita Khrouchtchev, encore Kaganovitch, encore Khrouchtchev, et le Russe Leonid Melnikov. Et ce n’est que le 4 juin 1953, déjà après la mort de Staline, que ce poste a été pris par l’Ukrainien Oleksiy Kyrychenko.

Le célèbre bolchevique, l’Ukrainien Volodymyr Zatonsky, déclarait avec amertume qu’en Ukraine « le parti bolchevique, comme la majorité du prolétariat industriel, est composé majoritairement de Russes, sinon par nationalité, du moins par culture. Il est gênant de s’exprimer contre l’autodétermination des nations, pour ne pas être mal jugé par des Ukrainiens « conscients » qui parlent déjà de la russification. Reconnaître l’Ukraine en tant que l’Ukraine n’est pas dans le cœur (d’autant plus que de nombreux camarades croient encore que Hrushevsky, premier président de l’Ukraine indépendante en 1917-1919, historien célèbre, a délibérément inventé l’Ukraine) ».

Les bolchéviks se sont vite rendu compte qu’ils ne pouvaient pas conquérir l’Ukraine sans ukrainisation. Et il en avait besoin, car sans le pain ukrainien et les ressources naturelles, la révolution était vouée à l’échec. Afin de vaincre les résistances et d’avoir accès à la nourriture, il fallait diminuer le degré de méfiance de la population patriote et attirer à ses côtés les intellectuels ukrainiens, qui avait traditionnellement autorité parmi les masses. De plus, pour mener efficacement les actions de propagande, en particulier dans les zones rurales (et l’Ukraine à cette époque était à 90% rurale et agraire), les bolchéviks avaient besoin de parler aux masses dans leur langue. Et cette langue était l’ukrainien.

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Malgré les avantages évidents de la politique d’ukrainisation et la ligne de conduite du parti annoncée officiellement en 1923, la direction du Parti Communiste (bolchévik) d’Ukraine ( PC(b)U) sabote sa mise en œuvre de toutes les manières possibles pendant encore deux ans. La véritable « ukrainisation » n’a commencé qu’en 1925, lorsque, sous la pression de la partie ukrainienne du PC(b)U, Emmanuel Kviring et Dmytro Lebyed, qui s’opposaient ouvertement à toute concession à la culture ukrainienne, ont été démis de leurs fonctions de secrétaires du Comité central, et ce poste a pris Lazar Kaganovych, qui lui-même a appris la langue ukrainienne.

Faire monter pour détruire

L’« ukrainisation », proclamée par les bolchéviks, est en fait devenue une autorisation formelle les dirigeants de poursuivre les processus entamés lors de la révolution ukrainienne de 1917-21. Ses résultats ont été impressionnants. En peu de temps, notamment grâce aux efforts des commissaires du peuple à l’éducation Oleksandr Shumsky et Mykola Skrypnyk, le nombre d’Ukrainiens analphabètes est passé de 47% en 1926 à 8% en 1934 (ce dernier était extrêmement important pour les bolchéviks, car il n’était pas nécessaire d’envoyer des propagandistes dans les villages, et il était possible de se limiter aux proclamations imprimées et aux journaux). À la fin des années 1920, près de 40 000 étudiants faisaient leurs études dans les instituts ukrainiens, dont 53 % étaient Ukrainiens, 20 % étaient Russes et 22 % étaient Juifs. En 1929, année culminante de l’ukrainisation, 97% des enfants ukrainiens étudient dans leur langue maternelle, plus de 80 % des écoles secondaires et 30 % des établissements d’enseignement supérieur enseignent exclusivement en ukrainien.

L’industrie et la production ont également été ukrainisées. L’utilisation de la langue ukrainienne parmi les travailleurs, par exemple dans la métallurgie, est passée d’une moyenne de 18% en 1927 à 42% en 1930. L’afflux de la population rurale lié à l’industrialisation et à la collectivisation a continué d’influencer l’ukrainisation des travailleurs et de la population urbaine. Le programme d’ukrainisation s’est aussi étendu au Kouban et à Stavropol – les écoles ukrainiennes y ont été ouvertes, des journaux ukrainiens ont été publiés et la radio en ukrainienne s’est mise à exister. Le nombre d’Ukrainiens parmi les fonctionnaires est passé de 35 à 54% en 1923-27. En 1927, plus de la moitié des livres étaient imprimés en ukrainien et en 1933, sur 426 journaux ukrainiens, 373 étaient publiés dans la langue maternelle.

Dans les années 20, l’imprimerie ukrainienne connaît un véritable boom.

L’ukrainisation a contribué à la montée de la conscience nationale des Ukrainiens, ce qui contredisait les plans des bolchéviks. Par conséquent, à partir des années 1930, le processus d’ukrainisation a été progressivement freiné, tandis que le « serrage de vis » et les répressions ont commencé. Tous les derniers groupes et cercles littéraires ukrainiens sont liquidés et les écrivains sont regroupés dans une seule Union des écrivains d’Ukraine.

En 1934-1937, il y eut plusieurs procès publics de la communauté intellectuelle ukrainienne, à la suite desquels les représentants les plus brillants du mouvement national furent fusillés ou envoyés dans des camps staliniens. En signe de protestation, les communistes Mykola Skrypnyk et Mykola Khvylovy se sont suicidés, mais ils n’ont pas pu arrêter la machine répressive. Dans les villages, le soulèvement national est brutalement réprimé par le Holodomor : la famine, organisée artificiellement. Un cruel tabou de silence est imposé aux noms des « ennemis du peuple », ainsi qu’à l’idée ukrainienne elle-même – on essaie simplement de les effacer de l’histoire, de la mémoire, du cœur. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la « question ukrainienne » dans la République Soviétique Socialiste d’Ukraine est considérée comme résolue.

Guerre hybride et guerre totale

Pourtant, la liberté de pensée et le sens des racines nationales sont une idée fixe qui a toujours permis aux Ukrainiens de renaître comme l’oiseau phénix mythique mentionné ici. Ainsi, dès que le régime stalinien s’est effondré, le culte de la personnalité a été condamné et la réhabilitation a commencé, alors que la vague d’ukrainisation a de nouveau repris l’esprit et le cœur de milliers d’Ukrainiens. L’incarnation de ces processus était le mouvement des années soixante, qui s’opposait à la politique d’assimilation et de destruction de la culture ukrainienne. Cette ukrainisation a été spontanée et informelle, mais très puissante : parler ukrainien était un défi pour le système, mais de nombreux Ukrainiens l’ont défié.

Il est intéressant de noter que les plus grands « ukrainisants » venaient souvent du Donbass : Ivan Dziuba, Vasyl Stus, Mykola Rudenko, Oleksa Tykhyi… Les figures brillantes de la Renaissance exécutée et leur créativité sont devenues une source d’inspiration pour les années soixante : des soirées à la mémoire des artistes réprimés ont été organisées, des pièces de théâtre muettes ont été mises en scène, des pétitions pour la défense de la culture ukrainienne ont été rédigées.

« Il vaut mieux être violée que d’être ukrainisée » – la phrase de Tante Motia de Koursk, l’héroïne de la pièce satirique de Mykola Kulish « Mina Mazaylo», est devenue une expression stable et a traversé les décennies.

En général, toute l’histoire ukrainienne du XXe siècle représente une lutte des Ukrainiens pour leur langue et leur culture, pour le droit d’être eux-mêmes. Lorsque le système pénal soviétique au tournant des années 1980 et 1990 a de nouveau donné un coup de mou, il s’est transformé en une explosion de soulèvement national. Au début des années 1990, tout le Kyiv progressiste parlait ukrainien, il y avait de nombreux festivals de musique en langue ukrainienne et des pages inconnues de l’histoire étaient découvertes. Et ce qui est intéressant : la poésie et la prose des années 20 sont redevenues l’un des thèmes principaux : Yevhen Pluzhnyk, Bohdan-Ihor Antonych, Mykola Khvylovy, Mykola Kulish, Gryguir Tychyna… L’agence artistique Terrytoria A a lancé le premier hit-parade national, qui était beaucoup plus difficile à atteindre avec une chanson russe qu’avec une ukrainienne.

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Maintenant, la question de la conscience nationale est à nouveau d’actualité. Cependant, les méthodes répressives du système totalitaire soviétique ont désormais cédé la place aux ambitions politiques des voisins du nord-est, qui emploient des fonds énormes pour contrôler l’espace de l’information afin de continuer à alimenter les mythes soviétiques et à maintenir l’Ukraine dans l’orbite de leur influence. Ils sont opposés par des artistes et des volontaires qui tentent de mettre en œuvre une politique d ‘« ukrainisation douce en Ukraine » – des « cours gratuits de langue ukrainienne » au projet artistique d’Antin Mukharsky, du projet éducatif et culturel « Du pays à l’Ukraine » à des discussions intellectuelles avec la participation des écrivains Oksana Zabuzhko et Serhiy Jadan.

La guerre a son propre visage. Le sort de l’Ukraine, sa survie existentielle dépend en fin de compte de ses résultats.