L’amour, la fierté et les préjugés de classe

Culture
13 mars 2023, 15:14

Dans les années 1920, les lecteurs écrivaient souvent aux écrivains, car ils n’avaient aucun autre moyen d’entrer en relation avec avec leur auteur préféré. Les écrivains eux-mêmes les encourageaient à le faire. Par exemple, Valerian Polishchuk et Oleksa Vlyzko communiquaient leur adresse personnelle dans leurs livres afin de susciter leur commentaires et connaître les avis. Le succès des écrivains pouvait se mesurer par le nombre des lettres reçues, par les sujets traités, et apprendre ainsi s’ils étaient louais ou blâmais.
Après la publication du roman « Belladonna », Vasyl Mynko a reçu beaucoup de lettres dans lesquelles ses lectrices ont réagi à son livre de la même manière qu’elles réagissent aujourd’hui aux romans d’amour de Jane Austen : « J’ai lu Belladonna et je suis restée debout toute la nuit à pleurer… » Ou encore, on lui a proposé un rendez-vous. Une de ses plus ferventes admiratrices lui a écrit: « Je vous attendrai à cinq heures au bureau de poste central, près du guichet numéro 3. Je porterai un chapeau vert et tiendrai « Belladonna » sous mon bras ». Il y avait eu également des lettres d’hommes: « Cher auteur M.Mynko. Où puis-je acheter votre livre? J’ai fait le tour de toutes les librairies de Poltava, et partout on me dit qu’il est épuisé ». Le cœur de l’auteur de vingt-six ans a dû fondre de bonheur sous cette avalanche de compliments.
Le secret du succès réside dans le genre. Dans les années 1920, les romans d’amour étaient incroyablement populaires, comme en témoignent les lecteurs et les tirages. À l’époque, le terme « roman d’amour » ne fait l’objet d’aucune critique littéraire ni d’aucune expression familière. Les critiques qualifient simplement ces ouvrages de littérature petite-bourgeoise, bourgeoise, quotidienne, voire sexiste. Les critiques ne lésinaient pas sur le papier et l’encre. « L’araignée d’or » de Donchenko, « Belladonna » de Minko et « Donna Anna » de Hordii Brasiuk ont fait l’objet de nombreuses réponses, de critiques et de remarques, sans parler des débats publics que personne n’a enregistrés.

 

Et, à nouveau, parlons amour

La nouvelle littérature soviétique ukrainienne aspirait à un « grand roman », mais lorsque « La ville » de Valerian Pidmohylnyi, « La maladie » de Yevhen Pluzhnyk, « L’araignée d’or » d’Oles Donchenko, « Harmonie et porcherie » de Borys Teneta et « La fille à l’ours » de Viktor Domontovych ont été publiés simultanément en 1928, les critiques ont été perplexes. Que devient la vision du monde ? Que deviennent les conflits idéologiques ? Où sont les images des prolétaires ? Où sont les thèmes industriels ?

Au contraire, un problème aussi vieux comme que le monde, mais toujours d’actualité, concernait aussi bien les jeunes et que les vieux, les hommes que les femmes, les bolcheviks que les non-partisans. Un critique condamne la vision de Mynko : « Mynko décrit principalement et presque exclusivement un aspect de la vie quotidienne – la relation entre une femme et un homme ». A la même époque, le célèbre critique de théâtre Isaac Turkeltaub réunissait un large public pour une série de conférences intitulée « Mariage et amour libre ». Le programme de ces conférences était comme une ébauche pour un romancier de l’époque : prenez n’importe quel sujet et écrivez un roman à part entière.

Dans les années 1920 une nouvelle vie commençait pour un grand nombre de gens, et personne ne savait ce qu’il fallait prendre du passé et ce qu’il fallait construire à partir de zéro. La marxiste et féministe Oleksandra Kollontai n’a pas nié l’amour, mais elle a obstinément développé le concept de la nouvelle femme – une personnalité indépendante dont les intérêts ne se limitent pas à la « kinder-küche-kirche », mais plutôt à la famille, au foyer et à l’amour. Le programme de cours de Turkeltaub a également abordé de nombreuses questions sensibles de l’époque et a même tenté d’identifier le lien entre l’économie et le sexe.

Il faut bien reconnaître que beaucoup de ces questions ne sont toujours pas résolues. Voici les plus intéressantes d’entre elles : l’essence de l’amour ; l’économie et le problème sexuel ; la famille et le mariage comme institution d’oppression ; la crise sexuelle ; les formes de communication conjugale (mariage, prostitution et amour libre) ; le genre et la classe ; les nouvelles femmes de la bourgeoisie (la solitaire, la combattante) ; la révolution et la nouvelle morale… Le pouvoir soviétique et le problème du genre (le nouveau code de la famille) ; l’amour et la classe ouvrière ; le communisme, l’amour et la crise sexuelle ; les réformes sociales et la puissance de l’amour ; la dévastation du passé et l’idéal du « grand amour » ; la monogamie ou la polygamie, le mariage ou l’amour libre.

La guerre civile terminée, la vie paisible et la vie quotidienne rétablies, une nouvelle politique économique mise en place, et ces questions se retrouvent inévitablement dans les pages des romans d’amour des années 1920.

Au komsomol – avec un amour anxieux

C’est par cette dédicace sans complaisance et sans romantisme que s’ouvre le roman de Borys Teneta « Harmonie et porcherie » (1928). L’héroïne principale, Kateryna Lasko lutte avec acharnement contre les conditions de vie et de travail à la porcherie : vie quotidienne dépassée, moralité hypocrite, inégalité des hommes et des femmes dans la société, marécage et stagnation. Elle est membre du komsomol, tout le monde autour d’elle l’est également, mais elle est toute seule dans sa lutte. Kateryna repousse l’homme qu’elle aime, parce qu’il n’est pas prêt pour le type d’harmonie qu’elle rêve et parce qu’il appartient à la porcherie: « Tant qu’il y a une lutte, il y a un mouvement, tant qu’il y a un mouvement, il n’y a rien à craindre. C’est pourquoi je ne veux pas être ta femme, Mikhail. L’amour s’effrite avec le temps, se calme et pourrit. Je veux aimer de telle manière que le monde entier soit en feu… Peux-tu me promettre que tu feras tout ce que tu peux pour m’aimer sans raisonnement? Maintenant, tous les amoureux vivent par raison et non par amour ».

Ici, c’est l’idéal du « grand amour », tandis que la famille et le mariage sont présentés comme des institutions d’oppression, principalement des femmes. La femme cherche un nouveau type de relation, l’harmonie, mais les hommes ne correspondent pas à ses idéaux et ne soutiennent pas ses aspirations. L’auteur aime ses héros komsomols, mais son amour est anxieux.

La même année 1928, a été publié le roman « L’araignée d’or » par Oles Donchenko, qui évoquait également des membres du komsomol. Borys Teneta appartenait au groupe littéraire de Kyiv « Zveno » (une maille – ndlr). Avec le temps, ce groupe a changé de nom pour devenir l’Atelier de la parole révolutionnaire. Les romanciers représentatifs sont Valerian Pidmohylnyi, Yevhen Pluzhnyk, Hordei Brasiuk. Ils avaient toujours été attirés par le psychologisme et l’individualisme, c’est pourquoi on les avait laissé faire. Selon eux, l’homme avec ses joies, ses expériences et ses souffrances comme l’amour, la jalousie, la trahison, comptait plus que toute l’idée bolchevique ou le pouvoir soviétique. En revanche, Donchenko, membre de l’organisation littéraire « Molodnyak » (les jeunes – ndlr), patronnée par l’Union de la jeunesse communiste léniniste d’Ukraine, a fait preuve d’intempérance idéologique.

« Golden Boy » des années 20

Le parti a crée « Molodnyak » pour organiser les jeunes écrivains et les protéger de l’influence de l’ancienne génération comme Khvylovyi, Zerov, Koulish. L’organisation des écrivains du komsomol est née en 1927 et a immédiatement commencé à publier leur magazine. La pièce d’Oles Donchenko a été publiée déjà dès les premiers jours. Son roman « L’araignée d’or » est devenu un des points forts de la première saison du magazine, qui a provoqué des discussions dans le journal « Komsomolets Ukrainy ». L’année suivante, le roman a été publié dans une édition séparée tirée à cinq mille exemplaires. Un an plus tard, il a été réimprimé dans la même édition tirée à encore cinq mille exemplaires, mais l’auteur eut à faire face à une vague de critiques virulentes. Les titres des articles sont à eux seuls dignes d’intérêt : « A la recherche d’évasions » par Ivan Momot, « A bas lui ! » – réponse de Donchenko à Momot, « Où est l’opportunisme et où est le piratage » par Andriy Klochia, « La biologie avant tout ! » par Leonid Smelyansky.

Bien que l’écrivain et membre du komsomol, Ivan Bagmut, ait qualifié Donchenko comme l’une des figures majeures de la jeune génération, il n’en restait pas moins que l’écrivain qui avait osé évoquer la question de l’amour et du sexe dans la vie des membres de Komsomol a été accusé de pornographie.

Les critiques de « Molodnyak » ont divergé dans l’appréciation de l’œuvre. Smilyansky était furieux: « Donchenko n’a pas compris que la proportion du moment physiologique dans la vie des membres de komsomols n’est pas aussi important. Il ne faut pas l’exagérer, car si vous montrez le komsomol de cette manière, cela signifie qu’il reflète objectivement les opinions de petits-bourgeois sur la réalité soviétique ». Et Bagmut a loué ce roman: « L’auteur de « L’araignée d’or » a réussi à créer une humeur appropriée, la capacité de forcer le lecteur à vivre la vie des héros, à ressentir les plus subtiles de leurs expériences et, enfin, à réveiller l’intérêt du lecteur pour certains problèmes sociaux et quotidiens ».

Si nous équilibrons les balances des critiques, nous obtiendrons une bonne fiction, une histoire qui aurait pu dégénérer en une banale juxtaposition de types positifs et négatifs de membres du Komsomol avec un résultat « idéologiquement correct ». Alors que le texte est plus nuancé et profond : le « bon » Kolya Shpak parvient à aimer sa femme et à faire l’amour avec une autre fille à la veille de son mariage, tandis que le « mauvais » Volodya Bazylevich se prostitue non seulement pour le sexe.

 

Une belle dame vénéneuse

Les conseils du professeur d’agriculture et mystificateur Omelko Butz (pseudonyme d’Oleksa Slisarenko – ndlr) ont été parfois utiles: « Lorsque vous voulez écrire une histoire, essayez de décrire une expérience très intéressante de la vie et présentez-là en détail. Par exemple, la péripétie la plus intéressante de votre vie consiste à quitter votre ville natale de Zadrypanka pour Kharkiv, afin d’étudier dans une école ouvrière. Vous décrivez la procédure intéressante d’obtention d’un billet à la gare, le wagon, que vous n’avez jamais vu, la gare de Kharkiv, etc. Plus vous décrivez les choses en détail, plus votre travail sera long. Il est possible d’écrire un roman de cette manière. »

Vasyl Mynko a essayé cette recette avec de légères modifications, et ne s’est pas trompé. Au milieu des années 1920, il a été incorporé dans l’armée. Il a servi dans une unité aérienne quelque part à Rostov. Lorsque le président de l’Union des écrivains « Plougue » (Charrue) avec lequel Mynko était en contact depuis de nombreuses années, lui conseilla d’écrire sur le milieu de l’aviation, car c’est un sujet merveilleux, le jeune écrivain se dit: « Mais sur quoi écrire? J’ai déjà sorti de moi tout ce qui pouvait être héroïque. Je devrais peut-être parler du mécanicien Igor Dreus, de son histoire d’amour? La liaison d’Igor avec la femme du pilote avait fait sensation dans l’escadrille aérienne où je servais. De plus, sachant que j’écrivais, Ihor m’a remis le journal d’une prostituée qu’il connaissait également. Pourquoi pas alors?

Deux beautés de vertu facile, l’une folle de fêtes, d’oisiveté, et l’autre… J’ai longuement réfléchi au titre, pour exprimer en quelques mots l’objectif de l’histoire. Je vais à la bibliothèque et cherche dans l’encyclopédie.

«La belladone est une belle femme». De plus, il y a une autre signification du mot comme « fleur vénéneuse ». «Elle pousse dans un sol humifère… Les fruits sont amers-salés, il sent mauvais ». Oh! J’ai retrouvé, c’est ça! »

Son premier livre en prose a valu à Mynko une célébrité scandaleuse. Dans les dialogues, Mynko a utilisé généreusement le jargon et les expressions argotiques, sa «bella donna» chante des romances et chansons d’amour torrides. Les événements changent rapidement, les humeurs, les situations et les actions de Minko sont confuses, et les résultats sont inattendus. L’aventure, le dynamisme, la Loge de l’amour libre et les scènes de passion d’une femme démoniaque, tout cela a suffi à classer ce roman comme un représentant de la littérature bourgeoise et de boulevard.

Le corps et les signes du grand amour

Les critiques ont également considéré les romans « Boue » et « Amusement » de Petro Golota comme bourgeois et tabloïds. Ils ont également été jugés inutiles du point de vue de leur contenu, car au lieu de parler d’ouvriers et de paysans, l’auteur a décrit la vie de la famille bourgeoise Galan et les aventures à la ville d’un garçon de la campagne, un buveur et un séducteur, Tolko-Anatole. Si Mynko a pris comme épigraphe à son roman quelques lignes d’une poésie d’Aleksander Blok: « C’est bien sauvage et étrange, à la lumière que j’ai allumée » (Мне самому и дик, и странен тот свет, который я зажег – en russe), Golota a accompagné son œuvre de lignes d’un autre poète russe, Sergueï Yesenin, déjà considéré comme l’incarnation des goûts bourgeois: « Le corps a besoin de trop de choses » (Слишком многое телу надо – en russe). Il a également doté son personnage, membre du Komsomol, d’une poitrine plantureuse. L’auteur était tellement fasciné par sa magnifique poitrine qu’un critique l’a accusé de « savourer le dégoûtant », et a défini les romans de Golota de vulgaires bricolages.

Les personnages des deux romans de Golota ont essayé toutes les formes de relations: le mariage officiel, l’amour libre sans obligation, et même la prostitution. Les relations amoureuses, comme l’indique l’épigraphe, sont très physiques et se terminent souvent par une syphilis. Mais, comme le dit le docteur Leonardo dans le roman de Mike Johansen, « qu’est-ce que cette syphilis, si ce n’est un signe du Grand Amour. »

Même si les critiques soviétiques n’étaient pas d’accord avec cette affirmation, Petro Golota était en quelque sorte protégé par sa carrière politique. A la fin des années 1920, il faisait partie du groupe des écrivains « Molodnyak » (comme Donchenko). Dans sa ville natale de Elisavétgrad (aujourd’hui Kropyvnystky – ndlr), il rejoint le komsomol et organise des cellules d’organisation dans la province. Il commence alors à publier dans des éditions locales sous le pseudonyme de Golota (son vrai nom est Melnik). Il devient rapidement célèbre dans la ville. Lorsqu’une rédaction refuse de le publier, le comité du komsomol local adopte une résolution sur le poème: « Publiez-le immédiatement. Ce poème est plein de l’esprit révolutionnaire. Le refus servira de preuve que vous avez négligé vos devoirs ». Son premier recueil de poèmes « Le chemin épineux vers la liberté et l’éducation » a vu le jour en 1921 à Elisavétgrad, il a été publié par le comité du parti communiste.

Les écrivains du komsomol avaient de nombreux problèmes avec Golota. Le journal « Komsomolets Ukrainy » s’est fait régulièrement l’écho de sa dépendance à l’alcool, il a été emprisonné deux fois pour alcoolisme, et sa famille a été tourmentée par des troubles. Pour couronner le tout et en complément de tout ce qui précède, ses romans d’amours décrivaient « la vie profondément bourgeoise, » comme se plaisent à le dire les critiques.

En effet, il n’y a pas de personnages positifs chez Golota, seulement des bourgeois, des commerçants, un communiste muet qui ne peut rien faire contre sa femme adultère, un fonctionnaire puissant qui viole ses domestiques, des prostituées satisfaites de leur métier, des escrocs, des voleurs, bref, en un mot, une population pas trop travailleuse et souvent criminelle. Ce n’était pas le genre d’aventures qu’un lecteur paysan ou ouvrier attendait d’un écrivain venu du Komsomol.

La vie est un théâtre

Dans les années 20 en Ukraine soviétique, les histoires d’amour, souvent, ne tournaient pas autour de triangles banals, mais étaient basées sur des contrastes de classe : il était communiste, elle était bourgeoise. Ou inversement : il était officier de l’armée tsariste, elle était révolutionnaire. A l’époque, tout le monde connaissait l’histoire de Borys Lavrenev intitulée « Quarante premier ». Il s’agit d’une soldate de l’Armée rouge, Mariutka, qui tire dans le dos d’un lieutenant captif de l’armée blanche, dont elle est tombée amoureuse. En temps de paix, les histoires d’amour ne se terminaient pas aussi tragiquement, surtout si les divisions de classe brisaient le cœur des prolétaires et des intellectuels.

Dans les romans « L’Affliction » (1928) de Yevhen Pluzhnik et « Nouvelle sans titre » (1930) de Petro Vanchenko, les protagonistes tombent amoureux d’actrices. L’action se passe pendant la tournée du théâtre en ville. Dans les deux romans, ce sont toujours les actrices qui abandonnent leurs amants, et non les bolcheviks endurcis qui en viennent à la conclusion qu’ils gaspillent leurs sentiments pour des femmes indignes. Ivan Orlovets, le modeste directeur de la fabrique, reconnaît dans la vedette de l’opéra Irina Zavadska, la fille du directeur de l’usine où il a travaillé dans sa jeunesse. Radivon Saran, bolchevik et président du conseil municipal, ne trouve pas les mots pour décrire ses sentiments, bien que l’auteur suggère : il s’agit de l’amour, « un sentiment aujourd’hui négligé ». Radivon a subit les pires épreuves psychologiques: communiste, né dans une famille pauvre, il a participé à la révolution et à la guerre civile. Devenu président du conseil municipal, fonctionnaire, marié et père de deux fils. Pluzhnik et Vanchenko ont décrit le conflit intérieur, une collision similaire, ainsi, l’amour est aussi une maladie, une souffrance.

Amoureux? Radivon Saran ne le croit pas, car l’amour, c’est pour les jeunes, pour les membres du komsomol. Cela ne peut arriver à ce vieux bolchevik expérimenté, qui a aujourd’hui 43 ans. Il a aussi honte d’avouer que le sort de ses fils prédomine parfois dans sa pensée sur les affaires publiques. Mais rien d’humain n’est étranger à un communiste, et une belle femme, une diva d’opérette, réveille en lui des sentiments oubliés depuis longtemps et des désirs charnels. « Radivon Saran est tombé amoureux de la diva d’opérette Kateryna Narosh. Il est parvenu lui-même à cette conclusion deux semaines après sa première rencontre avec Kateryna. Ce n’est que plus tard, en s’observant et en écoutant les conseils de Kateryna, qu’il s’est rendu compte que son excitation et son désespoir inexplicable conduisaient à des événements très graves dans sa vie personnelle et qu’ils devaient être qualifiés d’amour pour cette fille blonde. »

Les sentiments et les devoirs, une femme amante et une femme partenaire sont un autre dilemme éternel. Il ne s’agit pas d’une femme camarade, car ni sa femme Olena, ni l’actrice Kateryna, ne partagent ses opinions. Sa femme est religieuse et superstitieuse, son amante est frivole et vide. Radivon est un loup solitaire. Il tente de résister à la tentation et il part en voyage d’affaires pour travailler à la campagne.
Il est possible, que c’était l’expérience personnelle de l’écrivain Vanchenko, qui a participé à la guerre civile comme bolchevik. Il s’est battu contre les Allemands, puis, il s’est intéressé au théâtre, s’est produit sur scène et a été directeur de l’Union des travailleurs de l’art de Poltava.

Les scènes clés du roman d’Arkady Lyubchenko « Ressentiment » se déroulent également au théâtre. Ce roman raconte l’histoire d’un bolchevik qui tombe amoureux d’une prostituée et la prend pour épouse, mais qui est tout de même disposé à la vendre à son patron en échange d’une promotion de carrière. Grâce à leur composante artistique, les romans d’amour des années 1920 sont devenus des exemples de prose urbaine dans la littérature ukrainienne.

La biologie de l’amour

Qu’est-ce qui est le plus fort – l’idéologie ou la physique? Les critiques n’ont pas apprécié la question elle-même, car ils pensaient que la réponse ne les satisferait pas davantage. Les problèmes soulevés par Turkeltaub dans ses conférences avaient en réalité des réponses très ambiguës.

Et le pire de tout, cette lecture bourgeoise comme l’entendent les critiques, a trouvé son lecteur, avide de littérature de genre. Les romans de Donchenko, Pluzhnik, Pidmoguylny, Teneta ont été republiés l’année suivante. Le tirage total de « L’araignée d’or » a atteint 10.000 exemplaires. L’oeuvre de Pidmoguylny, « La ville », pourtant favorisée par les critiques littéraires, a comptabilisé un millier d’exemplaires en moins et s’est retrouvé en second. Qui aurait pu l’imaginer! « Belladonna » et « Nouvelle sans titre » n’ont pas été réimprimés, mais leurs tirages avaient été initialement fixés à cinq mille exemplaires. C’étaient des chiffres vertigineux pour un pays qui luttait contre l’analphabétisme et où seulement la moitié de la population (57,5%, selon le recensement de 1926) savait lire. Les écrivains d’aujourd’hui ne peuvent qu’imaginer de tels chiffres. Et il s’agissait non seulement de la maison d’édition d’état subventionnée, mais aussi des coopératives et des maisons d’édition privées « Siaivo » (Rayonnement), « Rukh » (Mouvement) et «Knigospilka» (Union des livres).

Les critiques soviétiques de l’époque n’ont pas remarqué que la littérature de masse naissait sous leurs yeux: non seulement en tant que phénomène de tirage, mais aussi en tant que genre. Les premiers romans d’aventures et de science-fiction, les détectives et les mélodrames, que l’on peut qualifier comme des romans d’amour, sont apparus dans la seconde moitié des années 1920. Ces derniers possèdent une intrigue mélodramatique expressive avec des motifs caractéristiques de l’amour, de l’infidélité, de la cruauté, de l’hypocrisie, avec les collisions d’une réelle émotion.

Le genre du roman d’amour impose ses propres exigences: premièrement, il doit s’agir d’une histoire de relation romantique et, deuxièmement, il faut que l’histoire se termine bien. Jane Austen aurait pleuré si elle avait lu « Belladonna » de Mynko ou « Donna Anna » de Brasyuk, avec leurs péripéties dramatiques et leurs fins étranges sans happy end. Le lecteur moderne est habitué et s’attend à la répétition de clichés de genre. Un roman d’amour des années 1920 est intéressant à cause des inventions originales et inattendues, des mélanges des modèles mélodramatiques avec l’esprit de l’ère de la nouvelle politique économique et … l’érotisme. Les allusions au sexe, qui nous semblent aujourd’hui innocentes, étaient, pour les critiques il y a quatre vingt dix ans, de la pornographie criante.

Dans les romans d’amour de l’époque, on trouve des personnages très différentes. C’étaient des personnes plus âgées et jeunes, des personnes éduquées et illettrées, des personnes de milieux différents: petite bourgeoisie, intellectuels, paysans, membres du Parti, membres du komsomol; de différentes professions: fonctionnaires, ouvriers, prostituées, ingénieurs, artistes, musiciens, pilotes. Mais ils ont tous des sentiments humains: ils peuvent ou peuvent ne pas aimer, ils sont jaloux, ils s’amusent et jouent avec les sentiments des autres, ils flirtent, ils intriguent, ils désirent, ils trahissent, ils souffrent, ils haïssent, ils se vengent. Ils peuvent être à la fois amusants et effrayants, agréables et repoussants. Mais ils suscitent toujours des émotions. La biologie de l’amour est fantaisiste, capricieuse et au-delà des limites des directives du parti.

Les romans d’amour des années 1920 sont également différents d’un point de vue stylistique, les auteurs sont différemment dotés en talents d’écriture. Cependant, ils ne sont pas trop sentimentaux, ni romantiques. Ces œuvres donnent un aperçu des lectures très populaires de l’époque, dans lesquelles le roman d’amour a joué un rôle majeur.