Pour survivre, les Ukrainiens ont dû innover. Face aux nombreux traumatismes provoqués par la guerre, alors que les bénévoles sont épuisés, que les psychologues ne sont pas assez nombreux, se développe l’auto-assistance. Cela regroupe différentes techniques, mises en oeuvre le plus souvent en groupe. En voici quelques exemples.
Depuis plus de dix ans, l’Ukraine vit dans un contexte de guerre. Dès qu’on prononce ce mot, « guerre », certains d’entre nous ressentent une poussée d’adrénaline, d’autres de cortisol, d’autres sont envahis par la tristesse. Les uns écrivent le message « Pour les enfants d’Ukraine » sur les obus qu’ils tireront sur les envahisseurs. Les autres restent cloîtrés chez eux, après avoir perdu un fils qui n’appellera plus jamais pour dire : « Maman, je serai bientôt là, fais du thé ».
Chaque nouveau jour apporte son lot de défis : le combat contre les peurs intimes, la douleur de la perte à surmonter, le désespoir à vaincre. La guerre pénètre dans l’âme comme un virus dans le corps, laissant des cicatrices indélébiles dans la mémoire. Le désespoir pousse les soldats à accomplir des actes héroïques, sachant que sinon nous ne survivrons pas en tant que nation, les bénévoles qui aident au front se retrouvent en burnout …
L’auto-assistance psychologique est devenue un outil indispensable à tous dans notre lutte pour la survie. C’est une sorte de bouclier et d’épée dans le combat pour la préservation de notre propre âme. Elle comprend diverses méthodes et techniques que les gens utilisent pour maintenir leur santé psychique du mieux possible. Dans le contexte de la guerre, les psychologues et psychothérapeutes qualifiés ne sont pas assez nombreux, malheureusement, et eux aussi ont souvent subi des traumatismes.
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Alors, qu’est-ce que c’est l’auto-assistance ? C’est une activité sous la forme d’un groupe, d’une initiative bénévole, de conversations avec des amis ou avec des personnes qui ont aussi vécu des expériences traumatisantes. A Dnipro, par exemple, le projet « Inspire. Respire » a vu le jour. Il propose un programme de récupération pour les bénévoles épuisés. Le projet comprend une variété de formations, d’ateliers de poterie, de théâtres de lecture, de thérapies par l’art et de conseils individuels avec des psychologues. Ces événements ont rassemblé une centaine de gens désireux de se ressourcer pour continuer à travailler.
Le concept d’auto-assistance remonte aux œuvres des psychologues humanistes du milieu du 20e siècle. L’un des principaux idéologues de cette philosophie, Carl Rogers, a avancé l’idée qu’une personne dispose des ressources internes nécessaires à sa propre guérison. Selon lui, on n’a pas besoin d’un médecin pour s’aider soi-même, il s’agit simplement de s’écouter et de trouver les ressources en soi. Mais il n’était pas le seul à chercher et à trouver des moyens d’auto-guérison. La méditation, l’art ou les voyages bouddhistes ou hindous sont aussi une forme d’auto-assistance pour les personnes pour qui la vie a soudainement perdu tout sens.
En Ukraine, l’auto-assistance psychologique a acquis une nouvelle signification, car la nécessité d’une réhabilitation rapide après des bombardements massifs, à la suite de blessures et de pertes, devient une question de survie pour l’ensemble de la nation.
La perte d’êtres chers, d’un foyer et de la paix est peut-être l’épreuve la plus difficile à endurer. Pour de nombreuses familles, la douleur devient un fardeau insupportable. Les psychologues proposent plusieurs techniques comme autant de bouées de sauvetage dans cette mer de chagrin.
La première technique est la thérapie écrite ou la tenue d’un journal. Les personnes qui ont perdu des êtres chers à la guerre ne peuvent souvent pas exprimer leurs émotions à voix haute. L’écriture les aide à libérer leur douleur sur papier, à cesser de la retenir à l’intérieur et par conséquent à trouver des points de guérison et de remise en question.
La seconde est la régulation émotionnelle. C’est une méthode qui apprend aux gens à gérer leurs émotions à travers la respiration profonde, la méditation et la thérapie corporelle (yoga, tapotements, course à pied). Les pratiques respiratoires aident à réduire les niveaux d’anxiété, une réponse courante au stress en temps de guerre.
La troisième est la thérapie cognitive comportementale (TCC). Cela aide à repenser le traumatisme et à apprendre progressivement à vivre avec lui sans culpabilité ni colère.
Les techniques destinées aux militaires sont un sujet à part, car ils constituent le groupe le plus vulnérable en temps de guerre. Et bien que certains pensent que du front reviendront des personnes ayant de grandes difficultés à se réinsérer dans la vie civile, les combattants eux-mêmes, qui étudient l’expérience d’autres pays, ont leurs propres méthodes d’auto-assistance. Très souvent, ils reprennent la vie normale beaucoup plus facilement que les civils. Je dis cela parce que j’étais moi-même bénévole pour l’armée, puis volontaire au front, et j’ai communiqué plus d’une fois avec mes concitoyens dans diverses situations. Parfois grâce à leurs compétences, ce sont les anciens militaires qui parviennent à calmer les civils qui perdent pied.
Serhiy Proutskyh, militaire et auteur du blog vidéo Muesli barbu :
« Nous devons être un exemple pour les gens, non seulement au front, mais aussi dans la vie de tous les jours. Bien sûr il y a beaucoup de fatigue, mais c’est très important de pouvoir utiliser des techniques ou des traditions pour se ressourcer. Mes coéquipiers et moi-même organisons des cérémonies du thé après des journées difficiles. Nous buvons du thé et discutons. Pas obligatoirement de la guerre. Moi, j’ai choisi la voie de la méditation, de différents types de méditation, qui me calment et me permettent de retrouver mon équilibre. Quant aux psychologues, je considère que c’est la bonne façon de préserver le psychisme en temps de guerre, bien que les psychologues militaires et civils soient très différents ».
Quand les gens font face à une crise, ils recherchent du soutien. Et les groupes d’entraide deviennent alors un outil important pour le rétablissement psychologique. En Ukraine ces groupes ne sont pas encore très connus, mais ceux qui existent déjà travaillent activement auprès des familles des soldats tombés au combat et de ceux qui attendent le retour du front de leurs proches. Ils fonctionnent selon le principe « égal à égal ».
Si vous souffrez d’une dépendance chimique et que vous avez décidé de suivre un traitement, il est plus facile pour vous de communiquer avec des personnes qui ne vous jugeront pas. Si vous êtes un ancien combattant, les allusions à la guerre ou à vos compagnons d’armes seront mieux comprises par ceux qui ont survécu aux mêmes traumatismes et qui sont prêts à s’entretenir avec vous.
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De tels échanges donnent le sentiment de faire partie d’une communauté qui vit des expériences similaires et peut partager ses peurs ou ses doutes, montrer sa vulnérabilité et ne pas avoir peur de paraître étrange.
Les activités de la fondation caritative TAPS (Ukraine) sont un exemple de la manière dont on peut rassembler les personnes qui ont perdu des êtres chers pendant la guerre et pour apprendre, ensemble, à surmonter leur chagrin.
Yulia Dmytrova, directrice de la Fondation TAPS, qui vient en aide aux familles des soldats tombés au combat :
« Dans ces groupes d’entraide, les familles des soldats tombés au combat trouvent non seulement un soutien, mais aussi la force qui les aide à survivre aux moments les plus difficiles de la vie. C’est pourquoi notre fondation organise des forums depuis 2018, et plus tard des camps et divers événements au cours desquels des psychologues réunissent des groupes de mères, d’épouses et de parents. En communiquant avec leurs semblables, les familles ont repris une vie normale et ont compris qu’elles n’étaient pas seules. Pour notre fondation, l’organisation de groupes d’entraide hors ligne et en ligne est devenue une part significative de notre travail. Tout le monde n’est pas prêt à aller voir un psychologue individuellement, et il n’y a pas assez de psychologues pour tout le monde. Ici, les familles se retrouvent au sein d’un cercle de personnes partageant les mêmes idées. Au fil du temps, les participants deviennent des amis qui partagent non seulement un chagrin commun, mais aussi des intérêts communs : sport, activités, théâtre, musique. Certains d’entre eux sont prêts à devenir facilitateurs et à aider les nouveaux participants. L’entraide que nous enseignons a de nombreux avantages et donne foi en une nouvelle vie ».
Les groupes deviennent aussi un lieu de partage de techniques et d’expériences, permettant aux participants d’apprendre à gérer plus efficacement les charges émotionnelles.
Yevgenia, mère et épouse de défenseurs tombés au combat :
« J’ai d’abord perdu mon mari, puis mon fils. Je ne pouvais ni manger ni dormir. J’ai fait appel à un psychologue de TAPS. Cela m’a aidée, mais c’est beaucoup plus facile en groupe. Nous apprenons à nous détendre et à adopter de nouveaux comportements. Maintenant, je sais comment travailler avec des gens comme moi, ainsi qu’avec les militaires, car je suis moi-même dans l’armée. Ensemble, il est vraiment plus facile de survivre aux traumatismes causés par la guerre ».
Il faut suivre une formation spéciale pour aider les autres à faire face à la perte.
Laryssa, mère d’un défenseur tombé au front :
« Quand j’ai perdu mon fils, je pensais que mon monde s’était effondré pour toujours et je ne voulais plus vivre. Au début, je ne pensais pas vraiment qu’une simple discussion pourrait aider. Mais au bout de six mois, j’ai trouvé un moyen de surmonter la douleur parce que nous avons beaucoup appris avec d’autres mères et épouses. Il y a ici un cercle de mères comme moi. Je me suis sentie capable d’aider les autres, car j’ai maintenant les connaissances et l’expérience nécessaires. Le psychologue de la fondation nous a aidées sur ce chemin difficile ».
Les mères et les épouses qui ont elles-mêmes vécu la perte de leur mari et de leurs enfants deviennent les facilitateurs les plus empathiques envers les autres familles, car elles montrent qu’il est possible de reprendre le cours de la vie.
Svitlana Timofeeva, psychologue :
« Nous n’avons pas seulement créé un guide théorique, mais avons également rassemblé des conseils pratiques qui ont prouvé leur efficacité et aident dans les périodes difficiles de la vie. Les personnes qui ont travaillé sur ce guide possèdent une vaste expérience dans le domaine de la préservation de la santé mentale. Le livre contient des conseils efficaces sur la manière de trouver les ressources en soi pour faire face et de soutenir ses proches pendant la guerre ou après le retour du front. Notre tâche est de construire une société où chacun se sent à sa place, où il peut demander de l’aide et l’obtenir, surmonter ses problèmes par lui-même et être capable de soutenir les autres ».
Les participants aux groupes d’entraide psychologique notent l’impact positif de cette pratique sur leur vie. Selon des études menées par des psychologues en Europe et aux États-Unis, la participation à de tels groupes réduit de 70 % le niveau d’anxiété et de dépression chez les victimes d’événements traumatisants.
En Ukraine les commentaires des participants indiquent aussi des changements positifs significatifs. Même si les statistiques ne peuvent pas encore être objectives en raison de la guerre en cours.
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Dnipro n’est pas seulement un avant-poste sur le plan humanitaire et militaire. Dès 2014, la ville a été confrontée aux premières conséquences des pertes dues au conflit, et déjà alors des dizaines d’organisations et d’initiatives d’assistance psychologique avaient vu le jour, telles que BF TAPS, ONG Forpost, Centre de soutien psychologique RAZOM avec vous, ONG Aide psychologique dans la ville de Dnipro et la région, Espace PROZHYTY et des autres.
Aujourd’hui, alors que la guerre imprègne la vie de chaque Ukrainien, prendre soin de sa santé mentale est devenu une contribution aussi précieuse à la victoire que faire un don aux forces armées. Parce que la guerre prendra fin physiquement, mais elle ne disparaîtra pas de la mémoire des Ukrainiens.
Le sujet autrefois à la mode « avoir un psychologue » devient un élément important de la guérison de l’âme humaine, qui aspire au bonheur malgré les heures les plus sombres qui précèdent l’aube.