1993 : le crash des Forces armées ukrainiennes 

Histoire
10 janvier 2024, 13:45

Depuis 1991, l’Ukraine a connu dix-huit ministres de la Défense. Certains sont restés méconnus, d’autres ont tristement accédé à la célébrité. Parmi les ministres de ces dernières années, plusieurs ont su gagner le respect et la confiance de la société, mais celui qui fut le premier ministre de la Défense, le général Kostiantyn Morozov, reste l’une des personnalités les plus marquantes que ce ministère ait connu.

Le premier uniforme de Kostiantyn Morozov au sein de l’exposition du Musée national d’histoire militaire d’Ukraine

Le Musée national d’histoire militaire d’Ukraine possède une grande collection de photos et d’objets ayant appartenu au général Morozov : uniformes, insignes, décorations. Parmi les objets d’intérêt on trouve le serment militaire signé par le premier ministre de la Défense, le 6 décembre 1991, cinq jours après le référendum sur l’indépendance de l’Ukraine, l’uniforme qu’il a porté lors d’un vol à bord d’un F-16 lors de sa visite de la base aérienne de Las-Vegas en 1992 ou encore les albums photos retraçant ses visites officielles : en France (31 août – 3 septembre 1992), au Royaume-Uni (6-11 décembre 1992) ou aux États-Unis en 1993.

Le texte du serment militaire prêté par Kostiantyn Morozov le 6 décembre 1991

Le 24 août 1991, le général Morozov, alors commandant d’une composante de l’armée de l’air soviétique stationnée sur le sol ukrainien, apporte son soutien à la Déclaration de l’indépendance de l’Ukraine, votée le jour même par le Parlement de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Le 3 septembre, il est nommé ministre de la Défense et, six jours plus tard, part à Moscou pour informer le ministre de la Défense de l’URSS, le maréchal Evgueni Chapochnikov, que l’Ukraine est en train de créer sa propre armée. À son retour à Kyiv, le 16 septembre, se tient le premier conseil du groupe d’initiative qui prépare la Doctrine de sécurité nationale, la Doctrine militaire d’Ukraine et le nouveau cadre légal dans le domaine de la défense et de la sécurité nationale. Ce groupe de travail du ministère compte trente généraux et officiers supérieurs.

Photo en souvenir du pilotage d’un F-16 Falcon Flight aux États-Unis, dans l’État du Nevada, le 5 avril 1992

Les effectifs de l’armée de l’URSS se trouvant sur le sol ukrainien à ce moment-là comptent 726 536 militaires et 180 000 employés civils. C’est un agrégat gigantesque d’éléments de la machine de guerre de l’URSS sans structure ni logique cohérentes. Il est urgent de structurer cet ensemble, de réduire les effectifs jusqu’à 450 000, de licencier ceux qui ne souhaitent pas servir l’Ukraine, d’incorporer ceux qui reviennent en Ukraine de leurs postes à l’étranger ou d’autres parties de l’URSS.

La combinaison de vol que Konstiantyn Morozov a portée lors de son vol de familiarisation sur F-16

À peine un mois plus tard, le 11 octobre 1991, le général Kostiantyn Morozov présente sa Doctrine de la défense au Parlement ukrainien. Le document prévoit la liquidation de trois arrondissements militaires, de onze armées et de la marine de la mer Noire soviétiques qui doivent être remplacés par quatre commandements opérationnels (Est, Ouest, Nord et Sud), un corps d’armée de Crimée et la Marine ukrainienne. Ce dernier point provoque de vifs débats dans la presse. Il est intéressant de noter que cette structuration des forces armées ukrainiennes, prévue en 1991, n’a été mise en place que vingt-trois ans plus tard, en 2015.

Rencontre officielle de Kostiantyn Morozov avec le commandant de la Marine Atlantique des États-Unis, Paul D. Miller

Depuis l’automne 1991, tous les conscrits effectuent leur service militaire exclusivement en Ukraine, et le 6 décembre 1991, Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, adopte la Loi sur la défense de l’Ukraine et la Loi sur les forces armées de l’Ukraine, ainsi que le texte du serment militaire. Le général Morozov prête ce serment immédiatement, devant la Rada et devient ainsi le tout premier militaire des Forces armées ukrainiennes. Ce jour, le 6 décembre, est depuis célébré comme le Jour des Forces armées ukrainiennes.

Kostiantyn Morozov lors de sa visite officielle au Canada en 1992. Le monument aux combattants ukrainiens de l’armée canadienne

Vingt-huit généraux et trois cents officiers de l’administration centrale du ministère de la Défense d’Ukraine et de l’état-major suivent son exemple un mois plus tard, le 3 janvier 1992, lors d’une cérémonie solennelle au ministère de la Défense. À cette époque, les officiers ukrainiens affluent de toute l’URSS et des pays du Pacte de Varsovie pour rentrer chez eux et remplacer les officiers russes qui se trouvaient en Ukraine. Souvent, ils prennent un congé, arrivent par le train et vont, à pied, de la gare centrale de Kyiv directement au ministère qui se trouve tout près. Là, ayant posé leurs valises au poste d’entrée, tel quels, ils prêtent serment de servir le peuple ukrainien. L’été et l’automne de l’année 1992 sont les plus chargés en termes de nominations : le ministre et son équipe travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

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Se pose alors la question de la langue de travail. Selon les statistiques du 11 octobre 1993, l’appareil central du ministère compte 1.121 Ukrainiens, 498 Russes, 30 Biélorusses et 26 représentants d’autres ethnies. Parmi les non-Ukrainiens, 80% sont des généraux, colonels et lieutenant-colonels qui ne parlent pas ukrainien, ce qui oblige à garder le russe comme langue de travail. Même les premiers décrets du ministère et de l’état-major sont rédigés en russe, mais le général Morozov insiste pour utiliser l’ukrainien et les premiers décrets en ukrainien sont publiés au printemps de 1992. Il est important de souligner que le général lui-même ne parlait pas ukrainien, mais qu’il se met à l’apprendre au début de l’année 1992. En 1994, quand je l’ai rencontré personnellement, il le parlait déjà couramment. Cette ukraïnisation de l’administration des Forces armées doit beaucoup, non seulement au ministre, mais aussi aux membres de l’Association des officiers d’Ukraine dont l’avis compte beaucoup pour le général.

Kostiantyn Morozov lors de sa visite officielle en France, le 31 aout 1992

Tout cela change brusquement en 1993, quand les autorités font un volte-face pour ce qui est de leur politique militaire. Ce revirement survient après une série de négociations entre l’Ukraine et la Russie concernant la Crimée, la Marine de la mer Noire russe qui s’y trouve encore et les armes nucléaires. Sans que cela soit public, il apparaît que le président ukrainien et son homologue russe aboutissent à des accords relatifs aux nominations au sein du ministère de la Défense et dont on ignore toujours le contenu. En tout état de cause, ces négociations sont suivies par une la démission du général Morozov, le 8 octobre 1993, onze jours seulement avant l’adoption, le 19 octobre par le Parlement de la Doctrine militaire de l’Ukraine. Il se murmure que le ministre de la Défense a démissionné à cause d’un désaccord profond sur le statut de la Marine de la mer Noire russe en Crimée. Cette démission est très mal accueillie par les militaires qui ont travaillé à la création des Forces armées ukrainiennes, ainsi que par les milieux patriotiques ukrainiens.

Un vol à bord d’un chasseur en France

Parallèlement à cela, près de 700 officiers issus des écoles militaires de Moscou et de Léningrad débarquent en Ukraine. Certains d’entre eux sont des Ukrainiens qui sont restés à l’étranger, d’autres ont déjà servi dans les arrondissements militaires ukrainiens à l’époque soviétique. Très rapidement, ces officiers-là occupent les postes de responsabilité au ministère de la Défense, dans l’état-major et, de manière générale, partout dans l’armée. En revanche, les ministres de la Défense qui succèdent à Kostiantyn Morozov n’ont pas l’air de s’imposer face à eux. Le travail du général Morozov et son équipe est peu à peu liquidé : la réduction des effectifs et les réformes sont stoppées. Les généraux et les officiers ayant occupé les postes de commandement dans l’armée ukrainienne en 1992-1993 sont soit limogés, soit rétrogradés. Même les insignes des Forces armées d’Ukraine sont modifiés et le trident ukrainien est remplacé par des motifs végétaux, ce qui, dans le milieu militaire patriotique, est à l’origine d’une blague amère sur le « kolkhoz Ukraine ».

Rencontre avec les pilotes de chasse français

Ces officiers, un vrai reliquat de l’Union soviétique, débarqués en Ukraine après la démission du général Morozov restent maîtres dans l’armée ukrainienne jusqu’en 2014. Ce n’est qu’après l’agression russe que les Forces armées ukrainiennes reviennent sur le chemin qui a été, vingt ans plus tôt, tracé par le premier ministre de la Défense d’Ukraine, le général Kostiantyn Morozov.

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De nombreux objets exposés au Musée national d’histoire militaire d’Ukraine nous rappellent ce projet initial : à l’instar de cet album commémoratif offert au général Morozov par l’amiral américain Paul Millier :

« 8/1993
Au Général Morozov,
Nous nous réjouissons de votre visite à SACLANT [Le commandement allié Atlantique, l’un des deux commandements suprêmes de l’OTAN] / Norfolk  / George Washington. Nous espérons que chaque aspect de cette visite vous laissera des souvenirs. Je vous souhaite tout le meilleur dans vos projets et j’attends avec impatience notre coopérations dans les temps importants qui sont devant nous.
Paul D. Miller
Amiral de l’US Navy
SACLANT
P.S. — j’accepte un vol à bord d’un MIG »