Ihor Loutsenko : « La guerre sera longue »

Guerre
21 décembre 2023, 11:03

Ihor Loutsenko est militaire des Forces armées ukrainiennes, officier de reconnaissance aérienne de la 72e brigade mécanisée séparée. Dans le passé, il était député, journaliste, militant d’Euromaidan. En 2014, il a participé à l’opération antiterroriste en tant que combattant du bataillon Azov. Dans une interview à TheUkrainianWeek/Tyzhden.fr, il évoque les différences entre le front et l’arrière, la guerre qui dure et les changements qu’attendent les combattants ukrainiens.

– Pensez-vous que l’État fonctionne efficacement pendant la guerre ?

– Non. L’État n’est pas en mesure de fournir ce qu’il devrait aux défenseurs de l’Ukraine. Rappelons un exemple frappant d’inefficacité : l’affaire Rosenblatt [le ministère de la Défense a payé d’avance 650 millions de hryvnias à la société de l’ex-député Boryslav Rosenblatt pour un drone de qualité douteuse
– ndlr]. Nous (je veux dire la reconnaissance aérienne) avons besoin d’avions, de drones, de véhicules aériens sans pilote. Le ministère de la Défense ne se lasse pas d’expliquer que ses capacités d’achat sont limitées. Puis il s’avère que 650 millions de hryvnias sont allées à Rosenblatt. Et il en va ainsi pour tout.

– Le sujet des désaccords entre le front et l’arrière n’est pas facile. Est-ce que ça vaut la peine d’en parler ? Ne risquons-nous pas de diviser la société ?

– Si nous ne parlons pas des divergences, il n’y aura aucune chance de les surmonter. Il faut en parler.

– Quel est le contraste le plus important entre le front et l’arrière ?

– Il se trouve que les uns se battent sans fin, tandis que les autres ne se battent pas du tout. À première vue, il semble que les combattants soient obligés de servir au mieux jusqu’à l’incapacité, au pire jusqu’à la mort. D’autres (grâce à l’armée) mèneront une vie paisible et gagneront de l’argent. Bien sûr, ils feront de bonnes choses, mais en fort contraste avec les événements du front. Voilà le tableau général. Mais si on regarde de plus près, on s’aperçoit que la plupart des gens qui sont allés au front en février-mars 2022 étaient sur une vague d’adrénaline. Ils ne s’attendaient pas à ce que cela ne finisse jamais. En fait, beaucoup d’entre eux ont déjà fait marche arrière. Cela montre qu’un nombre important de personnes n’étaient pas prêtes à se battre pendant des décennies.

Lire aussi:   Un char russe à la gare de La Ciotat: lettre à un ami français  

– D’après vous, la guerre sera longue ?

– Oui. Nous entrons désormais dans un régime dans lequel nous devrons nous battre pendant des décennies. Des décisions stratégiques sont nécessaires pour un combat de longue haleine. Des discussions sont en cours, mais les militaires n’ont encore reçu aucune proposition des autorités. Et la société est dans un état mitigé. Il faut agir.

– Comment pouvons-nous changer la situation ?

– Le seul moyen est l’initiative venue d’en bas et la pression populaire.
Nous avons besoin d’un vaste mouvement social. J’insiste : il s’agit d’une question publique et non politique, qui portera sur des différends tels tenir des élections ou non, par exemple. La tâche d’un tel mouvement est d’apporter des changements au style de défense de l’Ukraine.
Il faut changer l’approche par rapport au personnel militaire, aux achats d’armes et au développement de nouvelles armes. Autrement dit, le domaine législatif qui régit notre guerre doit être modifié. En termes simples, il s’agit d’un changement cardinal qu’un vaste mouvement populaire peut apporter.

Lire aussi:   L’aube sur le front sud. Comment les pilotes ukrainiens rencontrent le soleil  

– Par où commencer ?

– Tout d’abord, il faut un programme consensuel, au moins dix points qui seront compris par tout le monde. Par exemple, nous introduisons d’autres protocoles en médecine. Après tout, certaines choses qui doivent être changées se trouvent à la surface. Récemment, nous avons obtenu le droit de transfuser du sang non pas dans les hôpitaux, mais littéralement dans les tranchées, si nécessaire. Pourquoi une chose qui pourrait sauver la vie d’une personne était-elle interdite jusqu’à récemment ? De tels contradictions ne se produisent pas seulement dans le domaine médical. Cela doit changer rapidement.