Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Un char russe à la gare de La Ciotat: lettre à un ami français

Guerre
13 décembre 2023, 16:00

L’idée que l’Occident est « fatigué de l’Ukraine » est de plus en plus souvent entendue. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.

Le déclenchement d’une guerre à grande échelle ressemblait à une superproduction spectaculaire filmée selon tous les canons d’Hollywood : un pays outsider qui était censé perdre au premier tour a soudainement commencé à se battre contre un adversaire beaucoup plus fort. Les Européens ont pleuré devant les tragédies de Borodyanka, Boutcha et Marioupol, et ont applaudi lorsque l’armée ukrainienne a chassé l’agresseur de Kyiv et libéré Izioum et Kherson.

La deuxième partie du film semblait encore plus prometteuse : les médias réputés du monde entier prédisaient une « contre-offensive éclair » et les analystes politiques spéculaient sur le coup dévastateur que subirait le régime de Poutine après l’échec de son aventure sanglante en Ukraine. Mais 2023 a été une déception totale : au lieu d’un final épique dans le style du Seigneur des anneaux, les téléspectateurs ont vu une sombre actualité digne de la Première Guerre mondiale. Canonnades d’artillerie monotones, tranchées boueuses, combats sanglants pour chaque parcelle de terre brûlée – et aucun indice sur le moment ou la manière dont cela pourrait se terminer. Il n’est pas surprenant que certains spectateurs aient commencé à quitter le cinéma : ils préféraient manger leur pop-corn en se promenant dans le parc plutôt que d’essayer de comprendre l’idée bizarre du réalisateur.

Loin de moi tout jugement de qui que ce soit. J’ai encore moins envie de me lancer dans un chantage émotionnel et de dire que les Ukrainiens paient de leur sang le soutien intempestif ou insuffisant de l’Occident. Premièrement, le chantage est une méthode malhonnête et, deuxièmement, l’empathie est une ressource rare. Je comprends très bien qu’à un moment donné, les terribles nouvelles en provenance d’Ukraine cessent d’encourager la solidarité, et deviennent tout simplement lassantes. Et je ne peux qu’envier un Français, un Allemand ou un Italien qui peut simplement fermer son ordinateur portable et vaquer à ses occupations en se débarrassant la tête de toute cette horreur qui est devenue mon quotidien. Mais pour autant, nous ne sommes pas dans une salle de cinéma d’où l’on peut simplement sortir. Les problèmes auxquels le monde est confronté aujourd’hui n’existent pas à l’écran, mais dans la réalité, et aucun d’entre eux ne peut être résolu en les ignorant.

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Mais quelle est cette réalité? Au XXIe siècle, l’Ukraine a démontré à deux reprises sa volonté de rejoindre la communauté euro-atlantique. Du point de vue actuel, la Révolution Orange de 2004 semble quelque peu naïve, car tout se limitait alors à des actions non violentes de désobéissance civile. Lors de la Révolution de la Dignité de 2013-2014, appelée aussi «  Euromaïdan », les Ukrainiens ont prouvé qu’ils étaient prêts à payer de leur vie leur choix européen, leur démocratie et leur non-appartenance à la sphère d’influence russe. Il semble que même à cette époque, nous étions encore plus euro-optimistes que certains pays de l’Union européenne. Aujourd’hui, le soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN est sans précédent et unanime. Bien entendu, nos aspirations n’imposent aucune obligation juridique à l’Occident. Personne n’est obligé d’accorder aux Ukrainiens l’adhésion à l’UE ou à l’OTAN ou un soutien militaire simplement parce qu’ils le veulent tellement. Mais le problème est que le monde entier observe les relations de l’Ukraine avec l’Occident et en tire ses conclusions.

Afin de rejoindre un jour l’UE, et peut-être l’OTAN, l’Ukraine doit d’abord défendre son indépendance, ce qui est impossible sans un soutien suffisant et opportun de la part de l’Occident. Mais il est naïf de penser que la défaite de l’Ukraine et l’effondrement de ses espoirs euro-atlantiques seront une catastrophe uniquement pour les Ukrainiens. Ce sera le signal que l’Occident n’est plus le sujet avec lequel il vaut la peine de rechercher des partenariats et des alliances. La nation ukrainienne, forte de 40 millions d’habitants, deviendra un exemple classique d’auto-illusion géopolitique – un État défaillant qui a fait le mauvais choix à des moments critiques de son histoire. Et si le fiasco afghan a surtout terni la réputation des États-Unis, le désastre ukrainien prouverait l’échec de l’ensemble de la communauté euro-atlantique. Il va sans dire qu’après cela, l’ordre international deviendrait encore plus fragile et les régimes militants non-démocratiques du monde entier deviendraient encore plus agressifs et ambitieux.

Dans ce qui suit, je vais être aussi franc que possible et prie d’avance ceux qui pourraient être offensés par mes propos d’accepter mes excuses. La paix, la démocratie et la prospérité économique dont jouit l’Occident après l’effondrement de l’URSS et du bloc communiste ne sont pas un accident ni une bénédiction de Dieu, mais le résultat des efforts résolus des générations précédentes de dirigeants occidentaux. Grâce à tous ces efforts collectifs, l’Occident est devenu une oasis de stabilité et de prospérité, qui attire des populations de toute la planète. Le Français, l’Allemand ou l’Américain moyen peuvent bien maudire leurs gouvernements autant qu’ils le souhaitent et leur dire que leur pays sombre dans un gouffre, regardons vers où se dirigent les principaux flux migratoires. Bien évidement, vers l’Occident. Mais il est très dangereux de croire qu’une telle construction de l’ordre mondial existera éternellement.

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On voit que de nombreux régimes souhaitent repousser l’Occident en marge de l’histoire. Le « monde multipolaire » auquel Poutine fait allusion n’est pas un appel à surmonter définitivement l’héritage colonial des siècles passés et à établir un système de relations internationales plus juste. Il n’y a pas besoin d’être politologue pour le comprendre : dans le monde que Moscou veut construire, ainsi que Pékin, Pyongyang, Téhéran ou Caracas, il n’y aura plus de justice. Au contraire, il y aura plus de violence, de guerres et… moins d’Occident.

C’est pourquoi l’isolationnisme géopolitique constitue une stratégie suicidaire pour l’Occident. Vous pouvez parler autant que vous le souhaitez du fait que son leadership géopolitique chassera le colonialisme et l’obligera à engager des dépenses supplémentaires – par exemple pour soutenir l’Ukraine, Israël, Taiwan et d’autres avant-postes plus ou moins éloignés. Il ne s’agit pas de charité dans ce cas, mais d’un investissement à long terme dans la sécurité, la stabilité et la prospérité de l’Occident lui-même. C’est le prix à payer pour que, pendant des générations, les Français, les Allemands ou les Italiens ne connaissent la guerre, la famine et le génocide qu’à travers les reportages des correspondants étrangers.

Bien entendu, je ne veux pas dire qu’après la défaite de l’Ukraine, les missiles russes voleront immédiatement vers Paris, Berlin ou Rome. Peut-être que cela ne se produira pas de notre vivant. Mais désormais, personne ne peut garantir que des soldats français, allemands, italiens ou américains ne mourront pas en combattant une attaque russe contre la Finlande ou la Lituanie. Bien sûr, il est possible de ne pas la repousser, en se cachant derrière des slogans pour éviter l’escalade, mais dans ce cas, une guerre majeure deviendra inévitable.

L’Occident a beaucoup de chance qu’il existe une nation ukrainienne forte de 40 millions d’habitants dont les intérêts vitaux coïncident aujourd’hui entièrement avec ses intérêts géopolitiques. Et c’est ici, en Ukraine que l’effondrement du système international peut encore être stoppé. Et, pardonnez mon cynisme, l’Occident ne paiera que par l’argent et les armes, tandis que l’Ukraine supportera le coût du sang. En fin de compte, les Ukrainiens pourront exister en tant qu’État démocratique indépendant (et absolument loyal envers l’Occident), l’Occident renforcera ses positions géopolitiques pendant des décennies et maintiendra sa brillante position sur la planète sans verser une goutte de son propre sang. Si cela ne semble pas être une affaire parfaite, alors je ne sais pas ce qu’est une affaire parfaite.

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Certains lecteurs sont déjà probablement indignés : « Un Ukrainien veut encore m’entraîner dans son cauchemar ! » Pas du tout. Mon cauchemar personnel à Kyiv n’est qu’un lointain écho de ce que vivent mes concitoyens de Dnipro, Kharkiv, Odessa, Mykolayv, Kherson et d’autres villes de première ligne, bombardées littéralement chaque jour et chaque nuit par des troupes russes. Mais même cela n’est pas comparable avec ce que vivent des dizaines de milliers d’Ukrainiens, hommes et femmes, au front. Ou avec ce que vivent des milliers de nos soldats hospitalisés, martyrisés par la guerre. Ce que ressentent tous ces gens, je ne peux pas me l’imaginer, et encore moins le faire ressentir à quelqu’un d’autre. C’est la première chose. Et la deuxième, c’est que le monde sombre dans un tourbillon de désastre même sans mon aide, c’est juste que certains étouffent déjà, et d’autres écoutent simplement le bruit inhabituel des vagues. La vérité est que la catastrophe peut encore être évitée grâce à des efforts communs – pour arrêter un grand mal maintenant et empêcher qu’un mal encore plus grand ne survienne.

Oui, cela demandera beaucoup d’efforts. Mais l’essentiel est de comprendre à temps que nous ne sommes pas dans une salle de cinéma. On raconte qu’en 1896, lorsque les frères Lumière projetèrent leur film « L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat », une partie des spectateurs sautèrent de son siège et s’enfuirent paniqués : ils pensaient que le train se précipitait sur eux et était sur le point de tout écraser sur son passage. Aujourd’hui, l’Occident doit faire l’effort inverse : réaliser qu’un char russe dans notre champ de vision n’est pas un habile tour de mise en scène ou une illusion d’optique, mais une menace réelle et commune.