Chanteur Tarass Chubai: « Notre guerre n’a pas commencé il y a neuf ans, c’est une guerre éternelle »

Culture
27 avril 2023, 17:47

Tarass Chubai est un célèbre chanteur de rock ukrainien. Nous nous sommes entretenus avec lui au sujet de l’avenir de la poésie, de l’underground littéraire ukrainien et de l’influence de la guerre sur la musique rock ukrainienne.

– Vous êtes un de ces chanteurs de rock ukrainiens qui se concentrent non seulement sur la qualité de la musique, mais aussi sur les paroles. Pourquoi la qualité des textes poétiques est-elle particulièrement importante pour la musique rock, depuis l’époque de Bob Dylan et de Jim Morrison?

– Tout mon travail se situe à la lisière de la littérature et de la musique. Par conséquent, les paroles sont importantes. Je perçois d’abord le texte, puis la musique apparaît entre les lignes ou sous l’impression du texte. Ce genre s’appelle la poésie chantée. Il est possible d’utiliser du rock, de la musique classique, du folk, du jazz, etc. Ce ne sont que des moyens. La représentation des paroles est un enjeu essentiel. Ce qui me différencie de Bob Dylan et de Jim Morrison en ce sens que je ne chante pas mes propres paroles, mais je propose des interprétations d’œuvres littéraires en tant que musicien. Il y a une certaine nature programmatique et une approche qui m’est propre. Un peu comme les compositeurs classiques qui travaillent avec la littérature, utilisent des livrets ou de la poésie, de la prose. Ma musique a beaucoup de caractéristiques du rock, mais pas seulement.

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Lorsque le groupe Plach Yeremii (La lamentation de Jérémie) est apparu, la plupart des chansons étaient basées sur les poèmes de mon père, Hrytsko Chubai. Victor Neborak et Yuriy Andrukhovich étaient également des compositeurs (tous les trois sont les grands poètes ukrainiens contemporains – ndlr)
Comment en suis-je arrivé là ? C’est simple. Je voulais populariser la poésie de mon père. A un certain point, j’ai compris que la poésie chantée est beaucoup mieux perçue par l’auditeur que la poésie proclamée. Plus tard, j’ai également commencé à travailler sur les œuvres d’autres auteurs.

C’était formidable de travailler avec Viktor Neborak. Je ne le connaissais pas au début, mais j’avais visité des soirées poétiques au cours desquelles ses poèmes étaient interprétés. Il récitait si bien ses poèmes que je pouvais facilement les mémoriser. Lorsque je suis rentrée chez moi, certains de ces textes ont été mis en musique. Ils m’ont donné une pulsation, un rythme, et tout s’est ensuite déroulé très facilement. Il s’agit de mon interaction avec la poésie et de la manière dont elle est popularisée.

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C’était la même chose avec la poésie d’ Andrukhovich. Puis, progressivement, avec les autres. J’ai des compositions sur des poèmes de Bohdan-Ihor Antonych, Mikhail Semenko, Mykola Vingranovskiy, Oleh Lychega, Ivan Malkovich. Récemment, je me suis tourné vers les classiques. Il y a cinq ans, que j’ai créé une composition basée sur un poème de Taras Chevtchenko. J’ai abordé ses œuvres à plusieurs reprises, mais ça n’avançait pas. Il s’agissait d’un poète incroyablement célèbre en Ukraine – je ne savais pas comment m’en approcher. Heureusement, j’ai réussi à créer une version dans laquelle la moitié du texte est une traduction de la balade intitulée Envoûtée (Причинна) en partie en anglais, en partie en ukrainien (« Rugit, gémit le vaste Dniepr » en ukrainien : Реве́ та сто́гне Дніпр широ́кий). La combinaison s’est avérée intéressante et je suis satisfait du résultat. Je travaille actuellement avec les œuvres d’Ivan Franko, en faisant un collage de ses chutes, pour ainsi dire, du recueil décadent Feuilles fanées (Зів’яле листя). Je prends des morceaux de différents poèmes et j’en fais mon propre collage.

– Le concert « De Tychyna à Jadan » à la Maison d’Enregistrement Audio de Kyiv, est-il aussi un certain hommage à la poésie d’abord et à la musique ensuite?

– Il ne s’agit pas d’un concert, mais plus d’une soirée de poésie, la présentation d’une collection « De Tychyna à Jadan ». Marichka Burmaka et moi, nous y sommes été invités comme les musiciens et les collaborateurs d’Ivan Malkovich, qui a publié cette anthologie. Elle réunit de nombreux poètes ukrainiens merveilleux, connus ou peu connus. On y trouve également beaucoup de mes coauteurs : Serhiy Jadan, mon père Hrytsko Chubai, Yurko Andrukhovych, et d’autres encore. Marichka et moi, ainsi qu’Ivan Malkovich, avons toujours été associés à la poésie ukrainienne. Ivan publie des livres magnifiques. Grâce à lui, de nombreuses personnes apprennent des choses qu’elles n’auraient peut-être jamais apprises par elles-mêmes. De même, Marichka Burmaka travaille dans le domaine de la poésie chantée depuis de nombreuses années. J’aime beaucoup quand elle chante avec une guitare.

– Y a-t-il dans l’œuvre poétique de votre père, Hryhoriy Chubay, des textes inédits et inconnus du grand public ? Si de tels textes existent, cela vaut-il la peine de les mettre en musique et de les chanter ?

– C’est une question d’avenir. J’ai beaucoup de projets différents. Par exemple, je vais écrire plus de musique pour le poème Parler, se taire et parler à nouveau (Говорити, мовчати і говорити знову). Je travaille toujours sur la poésie de mon père et j’attends que tout se mette en branle – l’inspiration, le temps, etc. J’ai fait la même chose avec la suite Lumière et confession (Світло і сповідь) : j’ai d’abord écrit la musique pour le fragment Tu n’as pas de bougie autour de toi (Ти не маєш довкола свічадонька жодного), puis les autres pièces, celles qui précèdent et celles qui suivent, ont été ajoutées. Au fil du temps, tout cela s’est transformé en une œuvre cohérente.

– Êtes-vous préoccupés par le fait que les œuvres de votre père Hryhoriy Chubai, l’un des leaders de la communauté de l’underground littéraire et artistique de Lviv, n’apparaissent pas dans les programmes scolaires?

– Je ne suis pas du tout inquiet que le programme scolaire ne comprenne pas d’œuvres de Hrytsko Chubay. Notre État se remet à peine sur pied et les programmes éducatifs sont encore imparfaits. À un moment donné de ma vie, j’ai dû assumer le rôle d’ « éducateur culturel ». Les œuvres de Hrytsko Chubay ne font pas partie du programme scolaire, mais de nombreux élèves et étudiants présents à mes concerts chantent lorsque j’interprète des compositions basées sur ses poèmes. Il en va de même pour les chants des insurgés ukrainiens, les chants de Noël et d’autres de mes projets. Le fait que certains auteurs ne figurent pas dans les manuels scolaires n’est pas un problème majeur. Ils trouveront leur public.

– Est-ce qu’il y a des traductions de la poésie de votre père en anglais?

– Certains traducteurs me contactent, mais jusqu’à présent, le meilleur traducteur des poèmes de Hryhoriy Chubai est mon ami, Marko Andryczyk, professeur à l’Université de Columbia. Il existe aussi d’autres traductions. Il arrive que la traduction semble bonne, mais je ne peux pas la prendre et chanter. Cela en dit long. Ce ne sont pas les poésies chantées, elles ne reflètent pas la finesse de la langue. En fait, un génie doit traduire un génie. En réalité, c’est comme créer une nouvelle œuvre. Une traduction poétique est une chose très difficile et responsable parce qu’elle ne se traduit pas littéralement. Il s’agit d’écriture des poésies brillantes dans une autre langue, c’est un véritable challenge.

– Pour de nombreux Ukrainiens, le retour à la culture ukrainienne à commencé par la musique de groupes, comme Plach Yeremii. Ils ont prouvé qu’un produit culturel attrayant et moderne peut être produit en ukrainien. La musique contribue-t-elle à souder notre pays ?

– J’en ai parlé il y a des dizaines d’années, j’ai dit que nous devrions réunir le pays. Et nous l’avons fait, nous sommes allés à l’Est, lorsque nous en avons eu l’occasion. C’est aussi la responsabilité de l’Etat. À présent, cela commence à fonctionner, mais il est difficile de résoudre d’un seul coup les problèmes qui se sont accumulés au fil des siècles. A mon avis, il s’agit non seulement de l’Est de l’Ukraine. La situation est identique à l’Ouest également. Il y a les nouveaux défis: la globalisation, l’anglicisation, qui s’ajoutent à l’horrible russification. Nous devons protéger notre patrimoine si nous voulons rester nous-mêmes. Nous devons y participer, mais l’État doit également le faire.

– La musique rock ukrainienne est-elle appréciée par notre diaspora à l’étranger ?

– Je pense que le soutien de la diaspora est difficile à surestimer. Il faut remercier les Ukrainiens de l’étranger pour sauver la véritable Ukraine (telle que je me la représente). Sauver pour qu’elle nous revienne. Il s’agit de diverses institutions culturelles, la presse, la littérature et bien d’autres choses. Cela est dû au fait que certains Ukrainiens ont émigré à temps (nous parlons de ceux qui sont partis avant et pendant la Seconde Guerre mondiale). S’ils n’étaient pas partis en tant qu’institutions entières, telles que des maisons d’édition, celles-ci n’auraient tout simplement pas survécu.

La diaspora ukrainienne en Occident est l’une des mieux organisée au monde. Elle a ses propres écoles, ses journaux, ses stations de radio, ses propres lobbyistes dans les gouvernements occidentaux. En grande partie grâce à cette diaspora l’Ukraine existe aujourd’hui.

– Notre pays est en guerre, mais il n’y a pas beaucoup de chansons qui soulèvent non seulement la question de la résistance active, mais aussi les problèmes que la guerre entraîne pour les participants. Peu de chanteurs ukrainiens ont suivi l’exemple de Metallica ou de Five Finger Death Punch et ont chanté sur la façon de surmonter le syndrome de stress post-traumatique ou ont abordé le sujet de la participation des femmes au combat. Est-ce si difficile qu’il n’y ait pas assez de gens qui s’emparent du sujet ?

– Chaque chose en son temps. Une telle musique ukrainienne est probablement déjà apparue et est disponible quelque part. Il y a aussi la poésie de Jadan, c’est une superbe réflexion de ce qui se passe autour de nous. Il s’agit de cette blessure qui saigne.

Il convient de préciser que la guerre n’a pas commencé il y a neuf ans, il s’agit d’une guerre éternelle. Beaucoup de gens s’en sont rendu compte lorsque les roquettes ont volé et que les obus ont commencé à exploser. Mais en réalité, il n’y a jamais eu d’autre réalité avec notre voisin du nord. Tout le monde a enfin compris. Chaque personne qui s’associe à l’Ukraine a toujours mené cette guerre. Il faut aller jusqu’à la victoire.