Serhiy Petrov ( «Bob Bassett »): « Je ne vois pas de différence entre la peinture et le talent d’un serveur »

Culture
8 mars 2023, 19:03

Notre interlocuteur est Serhiy Petrov, artiste ukrainien, co-fondateur de l’atelier d’art Bob Basset, mondialement connu pour ses masques. Il a exposé dans le monde entier (USA, Grande-Bretagne, France, Chine, Canada, Autriche, Pérou, etc.), et collaboré avec les groupes Slipknot, Metallica et Korn, ainsi qu’avec les sociétés cinématographiques de Ridley Scott et Michael Bay. En 2016, Vogue International a désigné Bob Bassett comme l’un des neuf créateurs ukrainiens d’avant-garde. Il a récemment créé le premier demi-masque pour l’avocat Masi Nayem, qui a perdu un œil au combat. The Ukrianian Week/Tyzhden.Fr a parlé avec Serhiy de ses objets d’art et de ses projets emblématiques.

– Vous n’avez pas immédiatement commencé à fabriquer des masques en tant qu’objets d’art. Quand l’artisanat est-il devenu un art ?

– C’était une décision consciente. Je pouvais juste améliorer mes compétences, ou passer à un autre niveau. Cependant, ces objets ont commencé à être qualifiés comme œuvres artistiques avant même que je prenne cette décision, il y a dix ans. Et quand on voit comment ces objets influencent la créativité d’autres personnes, leur vie, on se rend compte qu’il ne s’agit pas seulement d’un masque, ce n’est pas uniquement un objet de carnaval, cela va bien au-delà de l’utilité basique d’un masque. L’art est un métier porté à la perfection. Un serveur qui fait bien son travail, c’est aussi un art. Je ne vois globalement pas de différence entre la peinture et les compétences d’un serveur. C’est une combinaison de don, de compétence et de réussite. C’est juste qu’il y a des gens qui s’arrêtent lorsqu’ils atteignent un certain niveau de compétence, quand d’autres continuent de s’améliorer.

– Vous avez travaillé dans divers domaines artistiques. Lequel a été le plus intéressant pour vous ?

– Peu importe le domaine, ce qui compte ce sont les personnes. Je suis fasciné par la fierté. Plus il y a de réactions à une œuvre, plus c’est intéressant. Mais si une personne est nulle, alors rien ne fonctionne.

PHOTO: Sac à dos-dragon

– Et pourtant, quels projets ont marqué votre carrière ?

– Le plus significatif est le sac à dos dragon. Nous l’avons créé en février 2006. Depuis, des gens m’écrivent à ce sujet du monde entier, ils le copient. À un moment donné, il est devenu une image assez puissante. Il n’en existe que sept. Mais il y a beaucoup de faux, et mes dragons sont tous différents. Un autre projet qui a eu un impact important pour moi est le masque steampunk n°9, que l’écrivain canadien de science-fiction Cory Doctorow a remarqué et montré à William Gibson. Le masque vient répondre aux attentes de ce monde. Le succès, c’est répondre aux attentes du monde tout en apportant un élément de nouveauté en plus. Ce masque a rencontré lui aussi le succès au-delà des frontières, et Gibson a déclaré, en 2009, que c’était “probablement le meilleur objet steampunk [qu’il] ait vu”. Il semble que Doctorow lui ait ensuite donné ce masque. Il y avait une quinzaine d’objets dans cette collection, mais malheureusement, en 2011, mon frère Oleg est décédé, et nous ne les fabriquons plus. À l’exception de quelques répliques.

– Les masques ont-ils des certificats d’authenticité ?

Non, mais je peux distinguer mes créations des copies. Plusieurs fois, les gens ont posé des questions à ce sujet. Certaines copies portent nos étiquettes, mais ce sont les objets plus faciles à falsifier. Mais je sais où mes coutures sont tordues et où la forme est faussée. Il y a une belle anecdote à ce sujet. Les Chinois nous ont volé une série d’images et en ont fait de petits bustes. Et j’ai été très impressionné par le fait qu’ils aient parfaitement transféré les rivets tordus dans ces modèles réduits. Il y a eu un scandale, mes fans se sont disputés avec les Chinois, et je leur ai dit : vous avez parfaitement porté mon rivet tordu. L’art de la copie est perfectionné.

PHOTO: masque steampunk #9

– Avez-vous participé à des collaborations dans l’industrie du jeu ?

– Oui, avec Plarium, mais ce sujet n’a pas été développé davantage. Il y a eu une période à Plarium où ils ont volé tout et tout le monde. À tous les artistes plus ou moins célèbres. Et un jour, j’ai vu mon masque steampunk n° 9 dans une publicité pour un de leurs jeux, mais je n’ai pas fait de capture d’écran, je leur ai simplement écrit. Et finalement, ils ont décidé de nous commander un certain nombre d’articles.
En particulier, pour Total Domination : Reborn.

– Votre style est-il toujours steampunk ?

– Non, le steampunk est un exemple distinct de technoromantisme. Mon style est le technoromantisme. La glorification par l’art de la capacité humaine à créer par la transformation de la réalité environnante. Non seulement l’art de l’objet ainsi créé, mais aussi l’art du processus de fabrication. La capacité de perception humaine de l’anthropomorphisme. Nous sommes toujours à la recherche de réponses à nos questions. Comment c’était, pourquoi c’est devenu comme ça, et à quoi ça pourrait ressembler ? Ce sont les réflexions d’une personne de plus de 40 ans exprimées en objets. Et le cuir est le matériau que l’humanité travaille depuis le plus longtemps.

– Vos matériaux ne sont pas seulement ukrainiens ?

– J’ai récemment découvert que le cuir que nous utilisions le plus venait du Bélarus. Nous avions établi certains processus techniques pour le travailler. Mais maintenant, bien sûr, simplement par conviction morale et éthique, je ne coopère plus avec le Bélarus et la Russie.

– Est-ce plus difficile avec les matériaux que vous utilisez désormais ?

– Il y a un cuir italien, il est différent, il suffit de s’y adapter. Et il y a aussi une certaine quantité dans l’ouest de l’Ukraine et la région de Kyiv. De plus, pour autant que je sache, l’usine de Voznesensky dans la région de Mykolaïv fonctionne. Le choix existe, mais la peau spécifique dont j’ai besoin, peu de gens dans le monde en ont besoin, elle est donc peu produite.

– À quoi ressemble le processus de commande de votre masque, qui réalise le design et de quoi dépend le prix ?

– Je ne propose pas de design. Si une personne veut travailler avec moi, alors je suis prêt à discuter avec elle d’une liste d’exigences techniques : je dois respirer, être au carnaval pendant plusieurs heures et quelques autres besoins. Je ne fais pas d’esquisses parce que c’est ainsi que fonctionne mon esprit : si je fais une esquisse, je la considérerai comme une œuvre finie et je ne ferai rien de plus. Et je ne peux pas me forcer à le faire. Pour éviter cela, j’essaie de travailler directement sur l’objet, afin que la satisfaction morale née de l’acte de création soit atteinte sur celui-ci, et non au stade de sa préparation. C’est peut-être là mon défaut. Peut-être faudrait-il que j’apprenne à dessiner correctement. Mais je suis doué pour le cuir. Quant au temps, c’est difficile maintenant. Je suis à Lviv physiquement, mais dans mon esprit je suis toujours à Kharkiv. J’ai besoin d’être là-bas, parce que c’est le seul endroit où je vois une force et une opportunité de faire quelque chose. Ce n’est pas à cause des instruments, mais je ne ressens pas l’énergie intérieure. Entre la peur de voir arriver un missile et la peur de devenir fou, je choisis la première. Quand tu deviens fou à cause de ton environnement, c’est mieux… avec des outils dans les mains, avec un bouclier, pas sur un bouclier. Mais ce n’est pas facile en ce moment. J’ai été approché par Sid Wilson (Slipknot), qui voulait une nouvelle installation, mais je lui ai dit que je ne pouvais rien promettre pour le moment. Et le montant… dépend du temps que je vais passer sur la fabrication du masque, sur notre site Internet, le prix commence à 1000 $.

– Votre art peut-il être considéré comme national dans un certain sens ?

– Parfois je crée et vois que c’est repris et complémenté. J’ai plein d’images dans la tête. Je les synthétise. Mon art est donc très probablement supranational.

– Je sais que vous avez fait une exposition pour David Lynch. Avec quel réalisateur aimeriez-vous travailler ?

– Nous l’avons fait en effet, ce papy est merveilleux, il ne se soucie de rien, de tout le cirque qu’on lui montrait et auquel je participais. Il a rencontré l’oligarchie ukrainienne. Je me souviens d’une scène. C’était un dîner privé dans une sorte de complexe sportif équestre de campagne, très semblable à l’hôtel de la série télévisée Twin Peaks. Et il y avait trois filles qui jouaient de la bandura (un instrument à cordes ukrainien, proche du luth et de la harpe – ndlr), dans des robes très courtes en dentelle avec d’énormes couronnes, et quand on leur a amené Lynch, elles lui ont joué la mélodie principale de la série. On ne sait pas comment réagir dans de telles situations, mais ce vieil homme est très poli.

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Quant aux autres réalisateurs. En fait, travailler avec des gens vraiment talentueux est une malédiction. Ils ont leurs propres idées, et ils n’ont pas besoin des miennes. Avant, j’en avais envie, oui. Parce que c’est une manière d’évoluer, c’est le mouvement. Mais maintenant, je me rends compte qu’en s’accrochant à un désir de célébrité, on doit jouer selon ses règles. Dans ses attentes. Il doit y avoir un producteur talentueux qui combinera ses intérêts, les miens en tant qu’artiste, et les siens en tant qu’artiste. Mais quelle est la nouveauté de ce processus ? Il existe des histoires de collaborations brillantes : Andy Warhol et Basquiat, par exemple. Mais l’œuvre la plus importante de Warhol n’est pas à trouver dans ses créations collaboratives, mais dans The Factory (un lieu de création ouvert aux artistes à New York – ndlr). C’est là que l’intégration a eu lieu, où il y avait une telle tension artistique qu’il était impossible de ne pas créer.

PHOTO: avocat ukrainien Masi Nayem dans un masque de Bob Basset

– Quant au masque de Masi Nayem, quelle est sa signification pour vous ?

– Je ne suis pas partisan des déclarations tire-larmes. J’ai mon masque avec moi. Quand j’ai commencé à designer son masque, j’en ai fait un pour moi afin de comprendre comment résoudre les problèmes de confort et comment le porter. Au début, je voulais faire une forme 3D de la tête, puis un moulage, puis un élément et bien le jouer, mais alors il faudrait qu’il y ait un élément artistique, tout en sachant que la géométrie des amputés peut être changée. Je voulais porter le mien pendant un certain temps pour qu’il soit confortable, ce qui est important pour moi. Je crée une image et, au cours du processus, je tente de la faire évoluer, mais je me suis rendu compte que je ne faisais que couper l’excès. J’ai beaucoup de respect pour cette personne et son histoire, et ma plus grande peur était que l’objet fini ne lui convienne pas.

Depuis, deux personnes qui ont perdu un œil m’ont déjà écrit. Je vais continuer à travailler sur ces projets en parallèle. C’est finalement de l’art-thérapie. Je vais probablement continuer dans cette voie. L’essentiel est de ne pas nuire. Je partage l’expérience de mon strabisme, lorsque les gens ne savaient pas comment me regarder. Ils se sentaient mal à l’aise, mais avec le masque, cela change notre image, et tout va bien.