Alla Lazaréva Rédactrice en chef adjointe, correspondente à Paris du journal Tyzhden

Ruslan Stefanchuk: «Le rachisme est une maladie à traiter avec un scalpel. Nous sommes prêts à devenir ce chirurgien»

Politique
31 août 2022, 14:07

Comment travaille le parlement ukrainien en temps de guerre? Qu’est-ce que les Ukrainiens comprennent en parlant de leur future victoire? Tyzhden a discuté de tous ces sujets avec le Président de la Verkhovna Rada au cours de sa visite à Paris.

Propos recueillis par Alla Lazaréva

– Depuis le début de la guerre à grande échelle, plusieurs dirigeants étrangers se sont rendus à la Rada, pour s’adresser aux Ukrainiens. Est-ce que cette tradition se poursuivra-t-elle ?

La tradition sera, bien sûr, poursuivie. J’ai d’ailleurs lancé une invitation à tous les présidents des parlements du monde. Je leur ai dit que le parlement de l’Ukraine leur était ouvert. Une trentaine d’intervenants ont déjà répondu à cette invitation et sont venus. Ce soutien parlementaire est très important. Nos invités reviennent d’Ukraine avec des impressions fortes, une vision différente. Ils ont vu de leurs propres yeux quel désastre a produit leur « monde russe » chez nous. Il y a ceux qui avaient des doutes, avant le déplacement. Ils se sont rendus sur place et sont repartis les larmes aux yeux. C’est très important! Les gens sont témoins de ce qui se passe.

En plus des parlementaires, nous offrons la tribune de la Verkhovna Rada aux autres responsables politiques. Nous avons déjà reçu le Premier ministre Britannique Boris Johnson, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, le Président de la République polonaise Andrzej Duda, la Présidente slovaque Zuzana Chaputova… Aujourd’hui, le parlement ukrainien devient une plate-forme de soutien à la démocratie dans le monde entier. Nous voulons que les dirigeants européens viennent nous expliquer comment ils voient les valeurs européennes, les principes européens, nous dire si ceux-ci ont changé? Car c’est pour ces principes et ces valeurs européens que les Ukrainiens donnent aujourd’hui leur vies.

– Y a – t-il déjà des prochaines dates concrètes, pour les futurs invités de haut niveau ?

– Nous n’annonçons pas de dates pour des raisons de sécurité. Mais nous avons notre propre calendrier interne que nous essayons de respecter.

– Les relations interparlementaires avec l’Europe fonctionnent bien, mais qu’en est-il des pays du monde arabe, de la région asiatique en général, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique? Là-bas, l’Ukraine n’est pas aussi populaire qu’en Occident. Existe-t-il un moyen de remédier à ce problème par le biais des relations interparlementaires? Peut-être prévoyez-vous également des visites dans ces pays ?

– Oui, nous essayons d’instaurer des contacts dans ces régions. J’ai participé au congrès des parlementaires des pays francophones et je me suis adressé à mes collègues d’autres continents, à qui j’ai proposé d’établir une coopération. Nous avons reçu une invitation à devenir membre associé de ce rassemblement. Dans le contexte où la Russie bloque l’exportation de céréales depuis l’Ukraine, ce qui pourrait affamer près de 50 millions de personnes, nous coopérons avec les parlements de certains pays africains. Il est clair qu’il existe là-bas de très fortes influences de la part de la Fédération de Russie, mais je souligne une fois de plus que mon appel à aider l’Ukraine ne se limite pas au continent européen. Elle s’adresse au monde entier, car nous défendons non seulement des valeurs européennes, mais aussi le droit à la liberté dans le monde entier.

– Le président américain Joe Biden a déclaré qu’il n’y a que l’Ukraine et elle toute seule qui pouvait choisir les conditions à négocier avec la Russie, pour mettre fin à la guerre, et il a promis de ne donner aucun conseil à ce sujet. Avez-vous entendu des conseils lors de vos visites à l’étranger? Ne vous a-t-on pas laissé entendre que l’Ukraine devrait être plus accommodante et plus souple?

– Je suis très reconnaissant pour la solidarité des sanctions, y compris les livraisons d’armes et le soutien financier. La réponse est simple : l’Ukraine a son propre plan, son propre calendrier, l’Ukraine demande un soutien financier, militaire et des sanctions. Plus vite le monde comprendra que la maladie appelée « rachisme » doit être traitée chirurgicalement, et non par l’homéopathie, mieux ce sera. Le traitement ne doit pas être prolongé. Le rachisme est quelque chose qui doit être traité avec un scalpel. Plus rapidement nous y mettrons fin, moins cela coûtera au monde, tant en termes humains que financières. Nous sommes prêts à devenir ce chirurgien, mais nous avons mais nous avons besoin d’être aidés de façon très conséquente.

– La Verkhovna Rada a adopté une loi pour faciliter le travail de la Cour pénale internationale en Ukraine, mais le Statut de Rome de la CPI n’a jamais été ratifié. Pourquoi avons-nous fait ce choix au lieu de simplement ratifier la charte ?

– Nous avons eu des longues discutions à ce sujet et nous sommes arrivés à la conclusion que nous pouvons mettre en œuvre le mécanisme nécessaire au travail de la Cour pénale internationale en adoptant la loi qui a été convenue avec les collègues chargés de l’enquête. Ils ont déclaré que ces moyens leur suffisait. Le Statut de Rome est perçu de manière ambiguë dans la société ukrainienne. Il y a encore un certain nombre de nuances sur lequel beaucoup de gens s’interrogent, mais nous avons trouvé un moyen de sortir de la situation. Afin de lancer la Cour internationale de Justice, nous avons adopté l’acte législatif correspondant. La cour bat déjà son plein, nous attendons les conclusions du procureur de la Cour pénale internationale, M. Karim Khan, et dè que celles-ci seront disponibles, nous attendons qu’une enquête rapide et impartiale sera lancé.

– Est-ce que vous avez essayez de savoir où se trouvent tous les députés qui ne se sont jamais présentés aux votes depuis le 24 février? Combien y a-t-il de tels députés à ce jour?

– Il en reste une dizaine. C’est en Europe que séjournent certains d’entre eux, qui pourtant soutiennent la Russie, – cela reste un paradoxe pour moi. Mais j’espère toujours qu’ils se souviendront à quel pays ils ont prêté serment, qu’ils rentreront et qu’ils comparaîtront devant le tribunal ukrainien. Et qu’ils plaideront coupables. En ce qui concerne le parlement, vous savez que nous avons adopté un certain nombre d’actes législatifs qui interdisent les partis politiques pro-Kremlin en Ukraine. Actuellement, il n’y a donc pas de fractions au parlement qui professent une idéologie pro-russe.

– Ces dix personnes, perçoivent-elles un salaire?

– Non, nous avons adopté une loi, selon laquelle, si une personne ne participe pas aux réunions, elle ne reçoit pas de salaire.

– Y a-t-il des députés qui sont «en voyage d’affaires» depuis les premiers jours de l’offensive de grande envergure?

– Non, il n’y en a pas. Quant aux voyages d’affaires, nous les autorisons aux députés uniquement s’ils sont liés à des activités interparlementaires. Tous les autres déplacements non liés au travail sont des vacances à leurs frais.

– Selon vos informations, existe-t-il des cas de députés séjournant dans les territoires occupés, à part Monsieur Kovalev dans la région de Kherson?

– Il y a le cas de Kovalev et de deux autres encore, des députés pro-kremlin qui se trouvent dans les territoires occupés, mais il nous a était dit qu’ils n’y sont pas de leur plein gré. Il n’y a pas d’informations complètes à leur sujet.

– Vous avez dit que pour priver Victor Medvedchuk de son mandat un verdict de la cour est nécessaire. Mais si les députés ont disparu, comment cela se passe-t-il?

– Nous sommes un pays civilisé et ne pouvons pas agir différemment. Nous avons un article dans la Constitution de l’Ukraine qui prévoit 7 motifs pour priver un député de ses pouvoirs. Au début de notre mandat, le président Zelensky en a introduit deux autres, mais la Cour constitutionnelle ne les a pas confirmés.

– Il n’y a pas que les députés qui travaillent à Verkhovna Rada, mais aussi l’Appareil. À quel point est-il complet ? Il y a probablement des femmes qui sont parties avec leurs enfants, certaines personnes pourraient s’engager dans l’armée, d’autres pourraient s’enfuir…

– Nous avons reçu beaucoup d’aide pour l’Appareil, afin que nous puissions mener nos activités, y compris via le système en ligne. Certains travaux se font à distance. Mais, comme le montre la pratique, il n’y a pas de problèmes fondamentaux, et la Verkhovna Rada fonctionne dans son ensemble. Le meilleur appareil est celui dont le fonctionnement est invisible.

– Comment s’organise le travail sur les projets de loi? Comment les députés connaissent-ils l’ordre du jour et qui le forme?

– Nous travaillons activement avec les chefs de fractions et de groupes, avec lesquels nous sommes en relation pratiquement chaque jour. Nous organisons des consultations sur certains actes législatifs, nous contactons ensuite les chefs des commissions, achevons les propositions de lois, puis nous nous réunissons dans la salle et votons pour ces actes normatifs. Ce fut le cas durant les premières semaines, puis nous avons essayé de nous réunir un peu plus longtemps, pour discuter davantage des projets de loi. Pour l’essentiel, tout le monde adhère à cette idéologie: nous ne devrions avoir aucune politique maintenant, sauf une: la victoire de l’Ukraine. Et nous devons tous y travailler. Par conséquent, il n’y a pas de discussion politique interne dans la salle. D’une part, cela simplifie la communication au sein de la Verkhovna Rada, et d’autre part, cela permet de soutenir l’Ukraine, les Ukrainiens et les forces armées. Nous nous rencontrons environ une fois par semaine, tenons des réunions et le reste du temps – six jours par semaine – nous communiquons en ligne.

– Comment les employés de l’administration scientifique et experts parviennent-ils à travailler?

– Nous travaillons en ligne avec eux. Nous sommes obligés de tenir compte des règles de sécurité. Lorsqu’il y a eu de graves attaques contre la capitale, différentes options ont même été envisagées: il y avait deux endroits à Kyiv, deux en dehors de Kyiv, où nous pouvions nous rassembler. Il y avait même des idées pour tenir des réunions dans le métro… Mais pour l’instant, nous tenons toutes les réunions dans l’hémicycle de la Verkhovna Rada. Cela veut dire que le parlement est en place, il fonctionne.

– Combien de personnes connaissent la date de la prochaine réunion de la Rada?

– Cela se passe ainsi: quelques jours avant cette date, on en discute lors d’une réunion de chefs de factions et de groupes, et ces derniers ont alors la charge d’en informer les autres, sur leurs chaînes, environ un jour plus tard. L’heure précise de la réunion n’est connue de tout le monde que le matin même, pour des raisons évidentes de sécurité. Ceci est fait pour des raisons de sécurité. De plus, nous essayons de faire en sorte que personne ne fasse de diffusion en ligne, car nous avons des députés pour qui le battage médiatique est tout, et ils diffusent immédiatement tout ce qu’ils peuvent… Je trouve pénible d’avoir à me battre avec eux.

– Quels sont les critères utilisés pour déterminer le niveau de sécurité afin d’ouvrir le parlement aux journalistes ?

– Nous travaillons avec nos principales agences de sécurité: la police, le SBU, le ministère de la Défense. Sur la base de leurs recommandations, nous façonnons le travail du parlement. Jusqu’à présent, à ma connaissance, il n’est pas recommandé d’ouvrir les coulisses aux journalistes. Le nombre des places pour les abris est limité. Il y a des pauses entre les réunions, lorsque les députés descendent à l’abri. Si l’on y ajoute des journalistes et des assistants des députés du peuple, il ne sera plus possible d’assurer le niveau de sécurité indispensable pour le travail du parlement.

– Actuellement, la VR de l’Ukraine fonctionne principalement par « consensus », en votant simplement des documents préalablement convenus? Pas de la procédure complète?

– Au début, lors des six,sept premières réunions, nous avons travaillé exclusivement en consensus, puis nous avons commencé à impliquer un petit nombre d’hommes politiques, mais en ligne. Actuellement, nous présentons divers projets de loi, et la moitié d’entre eux suivent le format consensuel. C’est-à-dire que nous votons immédiatement, puis nous discutons de dix projets dans un format abrégé, car les partis tiennent à faire connaître leur position politique non seulement par le vote, mais aussi par des discours sur certains projets de loi.

– En discutant de la question de l’interdiction de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou (EOU PM), vous avez dit qu’il n’est pas possible d’adopter des lois qui divisent la société en temps de guerre. Selon quels critères déterminez-vous quelle proposition divisera les gens et quelle est la réponse au défi de la guerre?

– Écoutez, je n’ai pas exprimé ma propre position. Elle a été acceptée par tous les chefs de partis politiques sans exception. Quand j’ai du l’exprimer, j’ai reçu un grand nombre de critiques. C’est la position du parlement. Pourquoi avons-nous pris telle décision ? Nous devions penser non pas en termes d’ « interdire – ne pas interdire », mais en ayant en tête plusieurs étapes à l’avance. C’est pourquoi nous avons suivi un chemin différent. Nous avons relevés les noms des dirigeants de l’Église russe et, par l’intermédiaire de la Verkhovna Rada, nous les avons inscrits sur la liste des sanctions. Il y a 8 personnes : le patriarche Kirill et plusieurs de ses hommes de main. Nos députés ont voté à l’unanimité, 360, semble-t-il, votes. Il faut agir de manière civilisée.

– Il s’agit alors d’un critère qui tient compte du contexte politique?

– Bien sûr! Nous devons comprendre que toutes les décisions prises à la Verkhovna Rada doivent aider l’armée ukrainienne, afin que soutenir la société ukrainienne et enfin apporter un soutien extérieur. Nous devons réfléchir à la façon de gagner cette guerre. Ce n’est pas une recherche de solutions simples.

– La cinquième colonne en Ukraine: quelle est sa puissance?

– Je pense que ça existe, comme dans tous les pays. C’est la tactique de l’Empire russe, il envoie ses agents. Mais cela a-t-il fonctionné? En utilisant l’exemple de Medvedchuk et son parti pro-kremlin, nous voyons que ce n’est pas le cas. Parce que notre nation résiste. Je pense que ça a beaucoup surpris les Russes, mais en même temps, c’est devenu un exemple pour tout le monde. Quand j’ai accordé une interview à Berlin à un journaliste qui enquête sur des espions russes en Allemagne, je lui ai dit: cherchez, vous en avez beaucoup. La cinquième colonne existe, nous devons tout faire pour la détruire: désinformation, pots-de-vin, sombres stratagèmes financiers, tous les moyens auxquels ils ont recours pour essayer de gagner des faveurs.

– Quels sont vos critères personnels pour notre victoire?

– J’ai une formule idéale pour une victoire complète. Elle se compose de trois éléments. Le premier est le retour de l’intégrité territoriale de l’Ukraine à compter du 24 août 1991, date de la restauration de l’indépendance de l’Ukraine, car ce territoire a été reconnu par toutes les organisations internationales, y compris l’ONU. Le second est de faire condamner les dirigeants de la Fédération de Russie dans les institutions internationales selon toutes les règles et procédures en vigueur, afin que personne n’ait de doute sur sa responsabilité. Le troisième est l’indemnisation intégrale de toutes les pertes aux frais de la Fédération de Russie. Ces trois choses sont fondamentales pour moi. Est-ce que tout arrivera d’un coup? Bien sûr que non. Ce sont des jalons. Mais nous devons aller dans ce sens.

– Avez-vous un sentiment quelquefois que le monde a peur de notre victoire? Qu’il est prêt à sympathiser avec l’Ukraine en tant que victime, mais pas toujours prêt à l’accepter en tant que futur vainqueur?

– Je veux que les gens dans le monde entier réalisent tous que les événements peuvent se dérouler de deux façons possibles. La première est la victoire de l’Ukraine, et donc du monde civilisé, la seconde est la défaite de l’ensemble du monde civilisé. C’est une question de survie. Et quand j’ai eu l’occasion d’intervenir sur une des chaînes françaises, j’ai rappelé que les Français ne devaient pas avoir peur d’être touchés par cette guerre. Nous devons ouvrir les yeux: la guerre est déjà en cours. D’abord c’était une guerre hybride, maintenant elle est à la grande échelle. L’Ukraine, elle, en est au stade d’une vraie guerre. Pour l’Europe c’est une guerre hybride, mais si les Européens ne changent pas de vision et ne parlent que d’être fatigués de l’Ukraine, alors demain la vraie guerre viendra chez eux. C’est la réalité qu’il faut accepter. Il s’agit d’un nouveau système de coordonnées qui est apparu depuis le 24 février. Nous devons agir selon le principe: un pour tous et tous pour un. Sinon, l’Europe cessera d’exister.

*rachisme: contraction de Russie et fascisme, néologisme inventé par les ukrainiens pour caractériser ce qui a présidé à l’invasion russe