Cinq scénarios potentiels sur l’avenir de la Russie

Politique
14 mai 2024, 08:59

Un célèbre historien américain, auteur de l’une des biographies les plus complètes de Joseph Staline, Stephen Kotkin, expose dans un article publié par la revue Foreign Affairs cinq scénarios potentiels sur l’avenir de la Russie.

« Comment la Russie pourrait ou non évoluer au cours de la prochaine décennie et peut-être au delà, vue la mortalité inévitable des dirigeants et des facteurs fonctionnels ? », s’interroge l’historien. Selon lui, les responsables occidentaux et autres décisionnaires devraient « extrapoler les tendances actuelles afin de faciliter la mise en place de mesures en cas d’imprévus ».

Steven Kotkin souligne qu’au cours de ces dernières décennies, « Washington a vu par son expérience qu’il lui manquait des leviers » indispensables pour la transformation de pays tels que la Russie et la Chine. Ainsi, il propose cinq scénarios sur l’évolution potentielle des événements dans un avenir proche : la Russie devient comme la France ; les armées russes se retirent partiellement sous les ordres d’un dirigeant nationaliste ; la Russie agit tel un vassal de la Chine ; la Russie suit le chemin de la Corée du Nord ; la Russie sombre dans le chaos.

Le scénario français

Kotkin considère le scénario français comme le plus bénéfique pour l’Occident. Selon lui, la Russie, tout comme la France, « a également une tradition étatique et monarchique, qui survivra quelle que soit la nature de son système politique futur. Il y a également une dangereuse tradition révolutionnaire, qui a d’un côté cessé d’exister, mais qui vit à travers des institutions et la mémoire telle une source d’inspiration et un avertissement ». Kotkin admet que le pouvoir des Romanov connut moins de limites que celui des Bourbons, que la Révolution russe fut beaucoup plus brutale et dévastatrice que celle de la France, et que la domination de Moscou sur le reste du pays l’emporte sur la domination de Paris. En même temps, « très peu de pays ont beaucoup de choses en commun avec la Russie. Mais la France en a peut-être plus que tout autre pays », note l’historien. Selon lui, malgré les défauts de la France moderne, il faut reconnaître qu’elle est « la plus proche du modèle réaliste d’une Russie prospère et pacifique ».

« Si la Russie devenait comme la France, une démocratie dotée d’un régime juridique qui se complait dans son passé absolutiste et révolutionnaire, mais ne menace plus ses voisins, ce serait une réussite du plus haut niveau », conclut Kotkin.

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La revanche nationaliste

Un autre scénario est celui d’un retrait temporaire de la Russie, dirigé par un leader nationaliste. « Ce que le monde perçoit aujourd’hui comme le poutinisme est apparu pour la première fois dans les années 1970 : un nationalisme autoritaire, scandaleux et mystique, basé sur des idées anti-occident, qui professe des valeurs traditionnelles et emprunte aux idées slavophiles, eurasiatiques, et de l’orthodoxie orientale. On peut imaginer un dirigeant nationaliste autoritaire qui partage ces opinions et qui, comme Poutine, croit dur comme fer que les États-Unis veulent anéantir la Russie, mais qui en même temps est profondément préoccupé par le sombre avenir à long terme de la Russie et est prêt à en rejeter la faute sur Poutine. C’est-à-dire quelqu’un qui fait appel à l’idéologie poutinienne, mais affirme que la guerre contre l’Ukraine nuit à la Russie », écrit Kotkin.

Même si le régime autoritaire de la Russie semble persistant, « un manque aigu d’investissements intérieurs et de diversification, l’exacerbation des problèmes démographiques et le rôle de Poutine dans le retard technologique du pays pourraient forcer les nationalistes convaincus, parmi lesquels de nombreux membres de l’élite, à admettre que la Russie est sur la voie de l’auto-destruction ». Cela pourrait conduire à l’éviction de Poutine. En même temps, comme le note Kotkin, il s’agira de « mesures tactiques suite à la prise de conscience que la Russie n’a pas les moyens de continuer sur la voie de l’affrontement sans fin avec l’Occident ».

La Russie vassale de la Chine

Le troisième scénario est celui de la Russie vassale de la Chine. « Les liens sino-russes ont surpris de nombreux analystes conscients des relations difficiles entre Pékin et Moscou dans le passé, y compris la tristement célèbre rupture sino-soviétique des années 1960, qui s’est terminée par un bref conflit frontalier. Bien que ce conflit ait été formellement réglé par la démarcation de la frontière, la Russie reste le seul pays à contrôler le territoire conquis à l’empire Qing suite à ce que les Chinois appellent les traités inégaux. Néanmoins, les deux pays sont partenaires dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Cependant, selon Kotkin, les liens sociaux et culturels entre les deux nations restent superficiels.

« Les Russes ont une culture européenne et peu de gens parlent chinois (comparé à l’anglais). Bien que certains Chinois plutôt âgés parlent russe, héritage du rôle central de Moscou dans le monde communiste, leur nombre est faible et l’époque où les étudiants chinois affluaient dans les universités russes est révolue depuis longtemps. Les Russes craignent la puissance de la Chine et de nombreux Chinois, qui méprisent les faibles, ridiculisent la Russie sur Internet. Les partisans du Parti communiste chinois restent implacables envers Moscou, qui a détruit le communisme en Eurasie et en Europe de l’Est », déclare Kotkin.

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Le rapprochement des deux pays a commencé bien avant l’ère Poutine-Xi. Dans les années 1980, grâce au rapprochement économique avec les États-Unis, Deng Xiaoping se retire de la coopération avec Moscou. Le divorce d’avec l’Union soviétique et le mariage économique avec les capitalistes américains et européens ont marqué le début d’une ère de prospérité pour Pékin, mais la Chine et la Russie sont restées interdépendantes. En même temps, le successeur de Deng Xiaoping, Jiang Zemin, qui avait effectué des stages dans des usines soviétiques, a relancé la coopération avec la Russie sans développer de liens avec l’Occident. Selon Kotkin, les commandes de la Chine sous le règne de Jiang Zemin on permis à la Russie de relancer son complexe militaro-industriel en ruines et à Pékin de moderniser sa propre production d’armes et son armée.

Sur la photo : Le dirigeant de la République populaire de Chine Xi Jinping lors d’une rencontre avec Vladimir Poutine au Kremlin le 21 mars 2022

Selon l’historien, le déséquilibre important et croissant des relations a incité les analystes à parler de la Russie comme d’un vassal de la Chine. « Mais seule la Chine décide si tel ou tel pays devient son vassal, et donc Pékin dicte la politique russe… et en assume également la responsabilité. Elle n’a aucune obligation contractuelle contraignante par rapport à la Russie. Poutine n’a que la parole de Xi, un septuagénaire, et Xi est mortel lui aussi », souligne-t-il.

La Russie sur le chemin de la Corée du Nord

Selon le quatrième scénario, la Russie se développerait à l’instar de la Corée du Nord. « La Russie et la Corée du Nord pourraient difficilement être plus différentes. La première est plus de 142 fois plus grande que la seconde en termes de territoire. La Corée du Nord a une dynastie que la Russie n’a pas, même si chaque successeur de la famille Kim est approuvé en tant que dirigeant lors d’un congrès du Parti. La Corée du Nord est également un allié officiel de la Chine, le seul allié de Pékin dans le monde, depuis que les deux pays ont signé un pacte de défense mutuelle en 1961 », explique Kotkin. Malgré ces différences et bien d’autres, souligne l’historien, selon l’un des scénarios, la Russie peut devenir quelque chose comme une Corée du Nord géante : « répressive sur le plan intérieur, isolée sur la scène internationale et agressive, dotée d’armes nucléaires, dépendante humiliée de la Chine, mais capable quand même de tenir tête à Pékin ».

L’historien américain estime que la Chine autoritaire ne peut guère se permettre de perdre la Russie si cela signifiait « qu’une Russie pro-américaine apparaîtrait à sa frontière nord, un scénario parallèle, mais bien plus menaçant que la réunification pro-américaine de la péninsule coréenne ». Au minimum, dans de telles conditions, l’accès au pétrole et au gaz russes, qui constituent la protection partielle de la Chine contre un blocus naval, serait menacé. « Mais même si la Chine obtient peu de choses matérielles de la Russie, empêcher la Russie de se tourner vers l’Occident restera une priorité absolue en matière de sécurité nationale. Une Russie orientée vers les États-Unis permettrait une surveillance occidentale accrue de la Chine (tout comme le rapprochement du président américain Richard Nixon avec Mao avait permis une surveillance de l’Union soviétique par l’Occident depuis le Xinjiang). Pire encore, la Chine devrait soudainement redéployer d’importantes ressources provenant d’ailleurs pour défendre sa frontière nord élargie. Elle devrait donc se préparer au fait que Moscou pourrait également se comporter comme Pyongyang », écrit Kotkin.

La Russie sombre dans le chaos

« En mettant fin au chaos à l’étranger, de l’Europe de l’Est à l’Afrique centrale et au Moyen-Orient, la Russie elle-même pourrait en devenir la victime », écrit Kotkin. Bien que le régime de Poutine semble stable, les deux États qui existaient depuis cent ans et étaient gouvernés depuis Saint-Pétersbourg et Moscou se sont effondrés de manière totale et inattendue.

« Il existe de nombreuses raisons hypothétiques plausibles pour un effondrement dans un avenir proche : une rébellion interne qui devient incontrôlable, une ou plusieurs catastrophes naturelles échappant au contrôle du gouvernement, un accident ou un sabotage délibéré dans des installations nucléaires, une mort du leader, accidentelle ou non. Des pays comme la Russie, dotés d’institutions corrompues et manquant de légitimité, peuvent être vulnérables à une cascade de tests de résistance soudains. Le chaos pourrait bien être le prix d’une retraite ratée », note Kotkin.

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En résumé, l’historien américain note qu’aujourd’hui la Russie ne peut pas devenir un centre mondial qui attirerait vers elle d’autres pays. « Son modèle économique n’est pas inspirant. Elle ne peut pas se permettre d’être le principal donateur d’aide. Elle est incapable de vendre des armes, car elle en a elle-même besoin et tente même de racheter les systèmes qu’elle a vendus – et elle en est réduite dans certains cas au troc avec d’autres pays « parias ». Elle a perdu sa position forte en tant que fournisseur de satellites. Elle appartient au club de l’exil avec l’Iran et la Corée du Nord, échangeant activement des armes, bafouant le droit international et promettant encore plus de problèmes. Il n’est pas difficile d’imaginer comment chacun d’eux trahira l’autre à la première occasion opportune », estime-t-il.

Selon Kotkin, la Russie se trouve actuellement à la croisée des chemins : d’un côté, une dérive risquée vers un rapprochement plus profond avec la Chine, de l’autre, un retour vers l’Europe, contre toute attente. Pour survivre, la Russie a besoin de changements qu’elle ne peut se permettre.

« La paix s’obtient par la force, combinée à une diplomatie habile. Les États-Unis devraient maintenir une pression concertée sur la Russie tout en offrant à Moscou des incitations pour qu’elle recule. Cela signifie créer un effet de levier à l’aide d’outils militaires de nouvelle génération, ainsi que mener des négociations en étroite coopération avec les alliés et partenaires des États-Unis et avec le soutien de ce que l’on appelle les échanges entre acteurs influents mais non gouvernementaux », écrit Kotkin. « Si la Russie ne devient pas la France dans un avenir proche, la montée d’un nationaliste russe aux relents d’anti-occidentalisme prononcé reste la voie la plus probable pour que la Russie trouve une place stable dans l’ordre international ».

Selon l’historien, la diplomatie habile de Washington à court terme pourrait obtenir « la cessation des hostilités en Ukraine dans des conditions favorables à Kyiv : une trêve sans reconnaissance légale des annexions et sans violer le droit de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN, à l’UE ou à toute autre organisation internationale qui souhaiterait l’accepter comme membre ». Il souligne également que Washington doit renforcer et développer sa propre société : « Les investissements dans les personnes et le logement ainsi qu’une renaissance de l’esprit civique à l’échelle d’une mobilisation sembéable à celle de l’époque de la guerre froide autour de la science et de projets nationaux ne garantiraient pas à eux seuls l’égalité des chances au plan intérieur. Mais une telle politique constituerait un point de départ essentiel, un retour à la formule éprouvée qui a permis aux États-Unis d’asseoir leur puissance nationale et de jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale. Ils pourraient redevenir synonymes d’opportunités à l’étranger et à l’intérieur du pays, gagner plus de partenaires amicaux et devenir de plus en plus capables de faire face à toute Russie future. L’exemple et les pratiques économiques américaines ont déjà changé la trajectoire de la Russie, et ils peuvent le faire à nouveau, avec moins d’illusions cette fois-ci ».