Le monde de la recherche parle de plus en plus du « colonialisme russe ». Nous avons essayé de voir comment il se manifeste dans les différents pays du monde.
Le Financial Times a publié récemment un article citant des représentants des services de renseignement européens qui avertissent que la Russie cherchera à renforcer sa position en Europe par la désinformation, le piratage et le sabotage. Parallèlement, au cours des dernières semaines, l’OTAN et les pays touchés par ces attaques ont évoqué l’« intensification » déjà existante du sabotage et des opérations hybrides.
« Les membres de l’OTAN sont profondément préoccupés par les récents actes malveillants perpétrés sur le territoire de l’Alliance, en particulier ceux affectant la République tchèque, l’Estonie, l’Allemagne, la Lettonie, la Lituanie, Pologne et Grande-Bretagne, qui ont conduit à des enquêtes et à des inculpations », indique le communiqué publié sur le site Internet de l’Alliance le 2 mai. L’article précise que ces incidents s’inscrivent dans le cadre d’une campagne visant à « renforcer la présence de la Russie » sur le territoire des pays membres du Traité de l’Atlantique Nord. Il mentionne également certains actes criminels commis soit par des agents russes, soit par des personnes recrutées par la Russie sur le territoire de pays européens.
Il y a deux semaines, la police allemande a arrêté en Bavière deux hommes ayant la double nationalité allemande et russe, soupçonnés d’espionnage au profit de la Russie. Selon le parquet allemand, l’un des suspects « a discuté avec son contact russe d’éventuelles opérations de sabotage en Allemagne, tentant de saper le soutien de l’Allemagne à l’Ukraine ». Comme l’écrit la BBC, il s’agissait de « la préparation d’explosions et d’incendies criminels, en particulier sur des infrastructures militaires et industrielles ». Les médias suggèrent qu’ils ont espionné la base américaine de Grafenwehr (Bavière). L’année dernière, les États-Unis ont acheminé des chars Abrams sur cette base pour y entraîner des militaires ukrainiens.
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Pendant ce temps, en Suède, les services de sécurité enquêtent sur une série d’accidents ferroviaires récents qui (selon eux) pourraient aussi être des actes de sabotage. Il s’agit d’une ligne ferroviaire économiquement très importante entre les mines de minerai de fer de Kirouna et le port de déchargement de Narvik, en Norvège, exploitée par la société nationale minière suédoise LKAB.
Les États baltes supposent également que c’est la la Russie qui est à l’origine du blocage des signaux GPS dans la région, ce qui affecte à son tour le mouvement de l’aviation civile. Comme l’écrit Politico.eu, l’Estonie accuse la Russie de brouiller le signal GPS, mais en même temps, l’Agence finlandaise des transports et des communications n’est pas d’accord avec le gouvernement du pays voisin et préfère définir les interférences « comme une attaque hybride ». Le brouillage des signaux GPS au-dessus de la mer Baltique est « très probablement » un effet secondaire des opérations anti-drones russes, selon Traficom, l’agence finlandaise des transports et des communications.
La Grande-Bretagne à son tour enquête sur l’incendie criminel des entrepôts de l’entreprise logistique ukrainienne Meest. « Deux hommes ont été inculpés en vertu de la nouvelle loi sur la sécurité nationale pour avoir aidé les services de renseignement russes, l’un d’entre eux étant aussi accusé d’être un agent du groupe Wagner », écrivait à ce propos le quotidien britannique The Times fin avril. Au même moment, le 5 mai, le journal rapportait que le siège de l’entreprise en Espagne avait déjà été la cible d’attaques.
Non seulement les services spéciaux, mais aussi les chercheurs avertissent depuis longtemps que la Russie va intensifier ses activités dans les pays européens. Ainsi, un récent rapport du Royal United Services Institute for Defence and Security Studies (RUSI) a été consacré à ce sujet.
La principale conclusion que l’on peut tirer de ce rapport, comme le soulignent ses auteurs, est que les services de renseignement russes cherchent activement à étendre leurs capacités dans plusieurs domaines qui représentent des menaces stratégiques pour les Alliés de l’OTAN. Premièrement, le GRU [le service de renseignement militaire russe, ndlr] restructure son système de gestion du recrutement et de la formation des forces spéciales et reconstruit son appareil d’agents pour leur permettre d’infiltrer les pays européens.
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Deuxièmement, la Russie s’engage activement dans des actions qui ont déjà été qualifiées de « colonialisme russe » : le GRU a repris les fonctions du Groupe Wagner et étend de manière agressive ses partenariats en Afrique, avec l’intention claire de supplanter les partenariats occidentaux. Troisièmement, l’image et les relations du dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov sont utilisées pour créer un vaste réseau d’influence en impliquant des personnes d’origine tchétchène, mais aussi d’autres musulmans en Europe et au Moyen-Orient.
Les analystes notent qu’en 2023, après l’échec de la deuxième tentative de déstabilisation de la Moldavie, la désinformation russe visant le pays est devenue beaucoup plus cohérente et se renforce. En particulier, la Russie utilise les aspirations de la Moldavie à rejoindre l’UE pour saper l’autorité de la présidente Maia Sandu, la tenant personnellement responsable de tous les problèmes économiques du pays.
« Cette interconnexion des mesures actives et des opérations de désinformation de la Russie est également observée dans un contexte plus large, en particulier dans les récits visant à saper le soutien à l’Ukraine », écrivent les analystes. Le rapport met également l’accent sur la manière dont le GRU réorganise la base de ses réseaux de soutien dans les pays cibles. Auparavant, les hommes d’affaires et les citoyens russes ayant la double nationalité étaient activement utilisés à ces fins. « Toutefois, le durcissement des sanctions occidentales a conduit à ce que ces personnes fassent l’objet d’une surveillance accrue », indique le rapport.
Les analystes suggèrent que les principaux efforts se concentrent actuellement sur les étudiants étrangers dans les universités russes. Le GRU, en particulier, dispose d’un budget alloué aux bourses d’études pour les étudiants des Balkans, d’Afrique et d’autres régions où les échanges avec les établissements d’enseignement russes sont maintenus. Ces bourses subventionnent les frais de scolarité et les frais de subsistance et sont apparemment utilisées comme outil de recrutement. Comme ces personnes font souvent partie de l’élite des pays ciblés, elles constituent à elles seules de précieuses sources de renseignements ou peuvent également être des intermédiaires utiles.
Le fait que des étudiants russes aillent étudier dans des pays qui sont encore relativement ouverts aux citoyens russes – en particulier dans le cadre de la diaspora dissidente russe – permet aux services de renseignement russes de recruter des personnes qui peuvent servir d’auxiliaires pour la légitimation de causes communes, notamment l’anticolonialisme, le droit de la Palestine, le mouvement écologiste et d’autres mouvements étudiants populaires.
Le rapport identifie également la communauté des émigrés russes comme vecteur important pour la régénération de l’appareil de soutien. En particulier ceux qui ont fui la mobilisation russe en septembre 2022, qui ne s’opposent pas tous à la guerre en Ukraine, et dont certains restent fidèles à l’État russe.
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Les flux de personnes ont permis aux agents des services de renseignement d’entrer dans des pays tiers : « La participation aux médias de l’opposition russe et à d’autres activités permet une « épuration éthique superficielle et ouvre ensuite la voie à la légalisation, car ces personnes peuvent demander l’asile. En même temps, ils ont la possibilité d’influencer d’autres membres de la diaspora. Plus important encore, ces individus peuvent recevoir des fonds pour gagner de l’influence dans la communauté et acquérir des biens ».
Ces dernières années, les activités du GRU en Europe ont subi de réelles pertes en raison de l’expulsion massive d’officiers de renseignement russes et de l’exposition de leurs employés à la veille de l’invasion de l’Ukraine. « La Russie s’efforce désormais activement de restaurer son potentiel pour de telles opérations. Alors que la guerre en Ukraine s’éternise, la Russie souhaite créer des crises dans d’autres régions », affirment les analystes. Les Balkans offrent un « champ d’opportunités » important pour de telles opérations. La Russie cherche aussi activement à déstabiliser les partenaires de l’Ukraine. Les prochaines élections en Europe offrent donc un large éventail d’occasions d’accroître la polarisation.