Quelques données démographiques: incidence de la guerre sur la composition des ménages

Société
3 janvier 2023, 15:01

Les valeurs familiales sont restées élevées chez les Ukrainiens mais il est difficile de chiffrer aujourd’hui l’impact de l’agression russe sur leur comportement; néanmoins, nous pouvons déjà commenter quelques statistiques disponibles sur les mariages et les divorces; il est toutefois probable qu’une certaine prudence a prévalu sur quelques décisions, en particulier sur l’ajournement de séparations et de divorces « remis à plus tard », introduisant un biais dans les éléments dont nous disposons.

La démographie ukrainienne a subi de tels bouleversements qu’il est impossible aujourd’hui de calculer les pertes subies. Comment connaître le nombre de ceux qui sont partis se réfugier à l’étranger? Combien en reviendront? Quel est le nombre des morts?

Certaines tendances peuvent toutefois être appréhendées. C’est le cas de la dynamique des mariages et des divorces de ces dernières années. Le site Opendatabot a mesuré qu’au premier semestre 2022 un grand nombre de mariages a été enregistré – plus de 100 000. C’est 21 % de plus qu’à la même période l’an dernier; c’est aussi le chiffre le plus élevé des sept dernières années (notons que le plus grand nombre de ces nouvelles familles a été enregistré dans la région de la ville Dnipro, en première ligne).

Le nombre de divorces, en revanche, a diminué de près de la moitié – de 42% par rapport à la même période l’an dernier : 7 000 divorces en six mois contre 13 000 en 2021. Et cette année, le nombre de mariages brisés est toujours le plus bas depuis six ans.

Lyudmila Slyusar, chercheuse à l’Institut de démographie et de recherche sociale de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, a indiqué qu’il y avait eu une expérience similaire en Ukraine en 2014-2015; le nombre de mariages a augmenté de manière significative dans toutes les régions, à l’exception de Donetsk et Louhansk.

La tendance s’est poursuivie jusqu’en 2017, mais l’année suivante a vu une augmentation du nombre des divorces venue compenser cette hausse. « Nous pensons que dans des conditions de crise sociale ou politique cruciales les couples remettent leurs problèmes à plus tard; puis, traversant une phase difficile, ils en viennent à des divorces « à retardement ». C’est ce qui s’est passé en 2018. Nous pensons que la situation pourrait se reproduire cette année. Nous ne le verrons qu’à la fin de 2022; en effet, ces statistiques se décomposent en deux parties – le nombre de divorces par consentement (lorsque le couple n’a pas d’enfants par exemple), disponible à tout moment, et celui qui est arbitré par les tribunaux dont l’administration judiciaire fournit les chiffres au Service national des statistiques à la fin de chaque année, » explique Slyusar.

Selon cette même spécialiste, au début de la guerre dans le Donbass, seules deux régions étaient touchées par l’agression russe (les chiffres de la Crimée ne sont pas pas intégrée dans les statistiques, ils ne sont pas fiables).

Aujourd’hui, nombreuses sont les zones sous occupation, elles sont soumises à des affrontements, des bombardements et des combats meurtriers. Par conséquent, cette année, la situation est beaucoup plus compliquée.

De plus, avec le début de la « grande » guerre, la législation a été modifiée; elle autorise le mariage suivant une procédure particulière qui tient compte de la loi martiale; elle est destinée en particulier au personnel militaire. Aujourd’hui, les futurs mariés peuvent enregistrer leur mariage à distance ou en présence d’un seul des futurs conjoints. De début mars à fin septembre, selon le ministère de la Justice, 2 435 couples se sont mariés de cette manière. Parmi eux, 1 106 mariages ont été enregistrés sans la présence de l’un des mariés. 1 308 actes de mariage supplémentaires ont été conclus par l’intermédiaire des commandants dans les lieux d’affectation des militaires. Et 32 couples se sont mariés dans des établissements de santé.

Ces données confirment la thèse selon laquelle la famille est une valeur très importante pour les Ukrainiens. En août, le groupe d’études sociologiques « Rating » a tenté de découvrir ce qui avait changé pendant la guerre dans la perception qu’avaient les Ukrainiens de leur identité, de leur patriotisme et de leurs valeurs. Peu de changements ont été enregistrés. La question de la sécurité est devenue importante, légitimement, mais parmi les valeurs qui ont augmenté par rapport à 2021, il y a désormais la tradition.

Bien que la société ukrainienne devienne chaque année plus progressiste, les Ukrainiens louent et célèbrent la culture et prônent les coutumes. Lyudmila Slyusar explique que l’une des particularités du comportement matrimonial des Ukrainiens, par rapport à d’autres pays européens, est un niveau assez élevé d’enregistrement des mariages. Mais des relations non enregistrées se développent aussi, car le système de valeurs des Ukrainiens se modernise. « Cela ne veut pas dire que les valeurs familiales déclinent. Elles sont plutôt transformées… Dans notre recherche, lorsque nous demandons aux personnes sondées ce qui est le plus important dans leur système de valeurs, la famille vient traditionnellement en premier. Toujours en 2019, nous avons mené une enquête auprès de jeunes de moins de 35 ans. Nous avons constaté (ce qui est particulièrement illustratif) que la majorité a répondu qu’elle souhaitait d’abord atteindre le bonheur familial dans la vie. C’est plus important que de faire une bonne carrière professionnelle, » – ajoute le spécialiste de l’Institut de démographie.

Il est à noter que la situation des mariages et des divorces en Ukraine a connu de grands changements depuis l’indépendance. Au cours des 30 dernières années, le nombre de couples qui ont souhaité se marier a été divisé par trois. Au début de l’indépendance, en 1991, on dénombrait près de 500 000 mariages enregistrés par an. En 2020, leur nombre était d’environ 168 000. Et, bien qu’il y ait aujourd’hui une nouvelle croissance, elle est loin d’atteindre les chiffres antérieurs.

Slyusar pense que cela est dû à l’allongement de l’âge du mariage. S’il augmente, ce n’est pas par un refus du mariage lui-même, mais parce que l’attitude à l’égard de la vie a changé et que chacun vise désormais la réussite de projets personnels et souhaite trouver l’épanouissement de soi dans des réalisations professionnelles.

Le début de la grande guerre pourrait être un certain « dernier appel » pour ceux qui ne s’attendaient pas à de tels changements et pensaient avoir le temps de prendre une décision. Ce n’est plus le cas. L’augmentation du nombre des mariages ressemble à une tentative de conclure ce qui avait été repoussé alors qu’approchaient des temps d’incertitude; « vivre au jour le jour » ne peut être qu’une philosophie de circonstance, imposée aux Ukrainiens sous le feu des bombardements quotidiens.

Actuellement, il est impossible de prévoir ce qui se passera l’année prochaine dans les foyers. Des millions de réfugiés ne retrouveront peut-être pas leur famille; ni peut-être leur ville, leur maison ou même peut-être leur pays.

Selon une enquête réalisée en mai par la Fondation pour les initiatives démocratiques d’Ilko Kucheriv, les Ukrainiens qui ont des enfants s’avèrent peu mobiles; ils déclarent le plus souvent qu’ils n’envisagent pas de partir sans leurs enfants. De fait, plus de 70 % des réfugiés ont émigré avec leurs enfants et 23 % seulement avec leur conjoint.

Les pronostics sur la durée de la guerre sont impossibles à faire, rappelle Ludmila Slyusar : « La plupart du temps, les femmes qui sont parties disent qu’elles veulent rentrer. Et cependant elles recréent un foyer, s’installent là où elles ont trouvé refuge… Tout dépend des conditions de sécurité et des facteurs économiques qui vont se développer en Ukraine après la guerre; les Ukrainiens, on le sait, sont attachés à leur logement, à leur mode de vie et à leurs biens. »

En octobre 2022, les Ukrainiens qualifiaient l’état de bien-être de leur famille de « très mauvais » au même niveau qu’en octobre 2021. Aujourd’hui, pendant l’invasion à grande échelle, paradoxalement, il y a moins de personnes déclarant leur manque de bien-être, si on le compare à la période identique de 2020. Cette année, le bien-être a été évalué comme « très bon » plus souvent que lors des précédents sondages du Centre Razumkov. Peut-être l’équilibre attentes/réalité a-t-il changé? Pour beaucoup, le point de comparaison, ce n’est plus l’avant-guerre, mais la situation depuis le début de l’invasion, le 24 février.