Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Quand Moscou bombarde Odessa, tout en affirmant qu’il s’agit d’une ville « russe »

Politique
25 juillet 2023, 13:53

« Je croyais que la Russie ne détruirait pas la ville historique d’Odessa en raison de son importance pour l’Empire russe. Mais j’avais tort. Maintenant il semble qu’ils savent qu’ils ne pourront plus jamais la contrôler, alors ils sont heureux de la voir brûler », a récemment twitté l’historienne américaine Anne Applebaum. Ce jour-là, les troupes russes bombardaient à nouveau Odessa : 19 missiles ont été tirés sur la ville et ses environs. Certains d’entre eux ont touché le centre historique : plusieurs bâtiments anciens et la cathédrale de la Transfiguration, l’un des monuments architecturaux de la ville, ont été détruits.

Il m’est difficile de comprendre pourquoi des intellectuels occidentaux, même aussi bien informés qu’Anne Applebaum, ne remarquent pas une évidence : le régime de Poutine n’est vraiment guidé par aucune idéologie, il construit ses récits pour répondre aux besoins du moment.

Vous souvenez-vous comment Vladimir Poutine a déclaré fin 2014 que la Crimée était sacrée pour la Russie ? « C’est ici, en Crimée, dans l’ancienne Chersonèse, ou, comme l’appelaient les chroniqueurs russes, Korsun, que le prince Vladimir a été baptisé et qu’il a ensuite baptisé toute la Russie » a déclaré Vladimir Poutine avant les élections fédérales. « Pour la Russie, la Crimée, l’ancienne Korsun, Chersonesos et Sébastopol revêtent une grande importance civilisationnelle. Tout comme le Mont du Temple à Jérusalem pour ceux qui professent l’islam ou le judaïsme ». Or c’est un mensonge total et éhonté.

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Au moment de l’annexion de la péninsule, j’avais 26 ans. Et pendant tout ce temps je n’avais jamais entendu parler de la Crimée comme lieu de pèlerinage religieux. La Crimée est un lieu de vacances très prisée depuis l’ère soviétique. Des milliers et des milliers de personnes y venaient chaque année pour nager et bronzer, faire des visites guidées dans des lieux historiques, escalader des montagnes avec un sac à dos. Un climat merveilleux, de beaux paysages, la mer : c’est ce qui attiraient les gens en Crimée. Mais la première fois que j’ai entendu parler d’une signification « sacrée » de la péninsule, c’était dans la bouche de Poutine, et précisément après l’annexion. Cette légende d’une « Crimée sacrée » a été inventée par les propagandistes du Kremlin après coup, pour justifier le vol.

Prenons également l’exemple du Donbass. Le Kremlin parle de protéger la population russophone de l’Ukraine depuis si longtemps que même certains Ukrainiens ont cru à la sincérité de ses intentions. On sait déjà qu’au printemps 2014, Moscou espérait que la rébellion séparatiste couvrirait toutes les régions du sud-est de l’Ukraine, où seraient proclamées des « républiques populaires », qui s’uniraient plus tard en une « confédération » et passeraient sous le contrôle de la Russie. Pour ce faire, ils ont créé à la hâte un mythe de la « Novorussie », un territoire qui s’étendrait de Kharkiv à Odessa et ferait partie de l’histoire de la Russie. Si le plan de Moscou avait fonctionné, nous aurions entendu une autre leçon de Poutine selon laquelle la Novorussie avait finalement rejoint la Fédération de Russie. Mais les choses se sont passées différemment : la Russie a ensuite réussi à installer des gouvernements séparatistes fantoches dans seulement deux parties des régions de Donetsk et Louhansk. Par conséquent, ils ont rapidement oublié la « Novorussie » et ont plutôt commencé à créer un mythe sur le « Donbass russe », qui n’aurait jamais rien eu de commun avec l’Ukraine, à l’exception de sa proximité géographique.

Avec le début d’une guerre à grande échelle, le mensonge de la propagande russe est devenu tout simplement grotesque. À ce jour, les porte-parole du régime de Poutine (y compris lui-même) affirment que les Ukrainiens et les Russes forment une seule nation (ou que ce sont deux peuples « frères »), mais l’armée russe continue de détruire les villes ukrainiennes et de tuer des civils. La Russie a lancé des centaines de missiles pour provoquer une catastrophe humanitaire en Ukraine à l’hiver 2022-23, et en juin 2023 a provoqué une catastrophe écologique en faisant exploser la centrale hydroélectrique de Kakhovska. Est-ce ainsi qu’on traite les « frères » ?! Ici en Ukraine personne ne prête plus attention à de telles déclarations. Nous savons déjà que le récit de la propagande russe a très peu à voir avec les actions réelles de la Russie.

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Le meilleur exemple en est ce vieux mensonge du Kremlin selon lequel la population russophone d’Ukraine aurait besoin d’une protection immédiate. Cet impératif de protection des russophones, notamment dans le Donbass, a été l’une des principales justifications de l’invasion de l’Ukraine en 2014. Mais personne dans l’histoire moderne n’a tué autant de citoyens russophones d’Ukraine que l’armée russe au cours des neuf dernières années ! Marioupol, Bakhmout, Lysychansk, Popasna, Liman… Dans toutes ces villes, maintenant presque ou complètement effacée de la surface de la terre, la langue russe dominait. Tout comme elle dominait à Kherson, où subsistent aujourd’hui environ 20 % de la population d’avant-guerre. Tout comme à Odessa, qui dans un proche avenir pourrait connaître le sort de Kherson…

Cet impératif de « protection de l’Ukraine russophone » est fondamentalement un mensonge. Selon une enquête de l’Institut international de sociologie de Kyiv, en mai-juin 2023, seuls 12 % des habitants des régions du sud et 6 % des régions de l’est de l’Ukraine se sentaient opprimés à cause de leur langue. Et cela, je le souligne, dans les régions où vivent la plus grande partie des citoyens russophones d’Ukraine ! Rien à voir avec l’image peinte au Kremlin pour justifier l’agression militaire. Et cela est encore plus vrai aujourd’hui, alors que la population russophone d’Ukraine est aidée par les missiles et les bombes que l’armée russe leur verse sur la tête depuis déjà un an et demi.

Par conséquent, il n’est pas surprenant que Moscou insiste sur le fait qu’Odessa est une « ville russe » et tire ensuite des missiles sur elle. A la tête de la Russie ne se trouvent pas des fondamentalistes orthodoxes ou des fanatiques qui cherchent à faire revivre l’empire des Romanov. Oui, Poutine et les porte-parole officiels du gouvernement font volontiers appel à la religion et à l’histoire, mais la Russie est dirigée par un régime mafieux. Au cœur de l’expansionnisme russe moderne, on trouve une soif primitive de profit et le désir de préserver le système quasi féodal qui assure la domination d’un groupe étroit, celui des amis de Poutine.

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Aujourd’hui, le président russe ressemble à un ayatollah devenu fou, qui brûle des dizaines de milliers de vies russes dans le feu d’une guerre sainte. Une attaque à grande échelle contre l’Ukraine en février 2022 était prévue comme une opération rapide, pas du tout comme une guerre d’usure prolongée. Mais les évènements ont tourné différemment. C’est comme si une bande de criminels voulaient cambrioler une banque. Mais le plan a échoué et au troisième jour, ils se sont trouvés engagés dans une fusillade sanglante avec la police. Il n’y avait aucun moyen de gagner, et il était trop tard pour renoncer…
Ainsi, Poutine ayant fait un mauvais calcul à propos de l’Ukraine, fait maintenant tout pour sauver sa vie et son régime. Et si Moscou pense qu’Odessa doit être bombardée pour cela, ils le font. Et lorsque la contre-offensive ukrainienne remportera enfin un plus grand succès, la Russie bombardera Donetsk, Lougansk et Sébastopol sans aucune hésitation.