Pourquoi la centrale hydroélectrique de Kakhovka n’a pas pu s’effondrer toute seule

Économie
27 juin 2023, 13:25

De nombreux experts ukrainiens et occidentaux sont convaincus que les dommages subis par le barrage de Kakhovka sont le résultat d’un sabotage. Pour des raisons techniques un accident ayant provoqué la destruction de la structure est impossible.

Les causes de la catastrophe survenue dans la ville de Nova Kakhovka, dans la région de Kherson, font encore l’objet de débats. Mais les experts en ingénierie et les concepteurs de barrages n’ont pas de doutes. Ils affirment que la destruction de la centrale hydroélectrique de Kakhovka dans la nuit du 6 juin dernier n’a pu être causée par une explosion venue de l’intérieur. Le New York Times a récemment publié une enquête détaillée sur les causes de l’explosion du barrage en Ukraine qui va dans ce sens. Dans le même temps, les experts ukrainiens affirment également qu’il s’agit du seul scénario possible pour expliquer les événements survenus le jour de l’explosion.

Le sismologue Ben Dando de Norsar en Norvège, spécialisé dans la surveillance sismique, a déclaré au NYT que les deux signaux sismiques reçus d’Ukraine et de Roumanie correspondaient à une explosion et non à un effondrement du barrage. Les stations sismiques régionales ont montré deux signaux clairs, le 6 juin à 02h 35 et 02h 54 heure locale, et les coordonnées coïncident avec les rapports sur l’effondrement du barrage de Kakhovka.

Peu de temps avant l’effondrement, les satellites du renseignement américain ont recueilli d’autres preuves de l’explosion, des signaux thermiques infrarouges qui ne pouvaient apparaître qu’à la suite d’un incendie. Quelques jours avant l’explosion, un autre sismologue Norsar Quentin Brissault, s’est dit convaincu qu’il s’agissait d’une explosion.

Ce que disent les ingénieurs

Des scientifiques et ingénieurs américains de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign, de l’Université du Maryland, les chefs de sociétés d’ingénierie affirment presque unanimement qu’une structure aussi solide ne pouvait être détruite que par une puissante explosion.

The NYT a également cité un haut responsable militaire américain anonyme qui a déclaré que le gouvernement américain ne pensait pas que la destruction du barrage était le résultat d’une attaque extérieure, mais plutôt d’une explosion interne due à des obus placés par les Russes de l’intérieur.

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Au fond du barrage se trouvait un endroit vulnérable, que Moscou avait bien identifié, car tous les plans d’ingénierie de la structure avaient été conservés par eux depuis l’ère soviétique. Il y a un passage dans un grand bloc de béton à la base du barrage auquel on peut accéder depuis la salle des machines. Des témoins affirment que c’est là que la charge explosive a été déclenchée.

L’eau n’est pas plus forte que le béton

Cette opinion n’est pas partagée seulement par les experts occidentaux. Un expert de l’une des institutions qui conçoit des barrages au sein de la grande entreprise publique ukrainienne Ukrhydroenergo a déclaré aux journalistes ukrainiens sous couvert d’anonymat que la centrale hydroélectrique de Kakhovka n’aurait pas pu s’effondrer toute seule. Selon lui, le barrage est construit avec des structures en béton extrêmement massives. La centrale est conçue de manière à résister à une forte pression d’eau, de sorte que le chargement du barrage ne pouvait en aucun cas affecter la stabilité de la structure ou détruire le béton.

Сet expert ukrainien a aussi noté que lors de l’invasion à grande échelle, il avait déjà vu les résultats du bombardement de la centrale hydroélectrique, et ils causent des dommages complètement différents de ceux que nous voyons après la détonation. De plus, les conséquences des bombardements ont une échelle de destruction beaucoup plus petite. Ils peuvent endommager la surface, laisser des trous, mais pas démolir un gros bloc de béton. Selon un employé du secteur, la zone de destruction n’a pas pu changer de manière significative en raison du flux d’eau qui a commencé à se déverser après l’explosion. Autrement dit, ce que le monde a vu sur les images satellites et les photos ou vidéos des habitants est le résultat d’une seule et unique explosion de grande ampleur.

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L’expert estime que les parties en béton du barrage ont également été détruites à la suite de la catastrophe – s’il n’y avait que les vannes qui laissaient sortir l’eau, elle aurait coulé en jets. Selon lui, la zone de destruction n’a pas pu être modifiée de manière significative par le flux d’eau qui a commencé à se déverser après l’explosion. En d’autres termes, l’image que le monde a pu voir sur les photo prises par des satellites et les vidéos des habitants ne peuvent témoigner que d’une seule explosion de grande ampleur. Les Russes, qui avaient accès à la centrale hydroélectrique depuis le début de l’occupation de Kakhovka, pouvaient en toute sécurité y apporter des explosifs à la main, explique le spécialiste.

Ce que prouvent les images satellite

Des photos de la centrale hydroélectrique de Kakhovka prises par les satellite Maxar montrent les dégâts subis parle barrage quelques jours avant l’explosion, entre le 28 mai et le 5 juin. Ils demontrent des dommages partiels aux écluses, puis l’effondrement de la route. Ces photos sont devenues la base des partisans de l’idée que le barrage s’est effondré de lui-même. Cependant, la destruction sur la photo ne pourrait pas avoir de conséquences aussi importantes, et la pression de l’eau n’aurait pas pu provoquer une rupture totale, comme l’ont déjà fait remarquer de nombreux experts en ingénierie étrangers et ukrainiens.


barrage 1

barrage 2

L’incertitude quant aux causes de la destruction de la centrale hydroélectrique de Kakhovka a également été initialement exprimée par un enquêteur en OSINT de la communauté de Bellingcat, Eirik Toler. Cependant, après la parution de l’article du NYT et la présentation des preuves et des enquêtes récentes, telles que l’activité sismique enregistrée, Toler semble avoir changé d’avis.

L’opinion selon laquelle les Russes ne pouvaient pas faire sauter le barrage, notamment à cause des photos mentionnées comme preuves, est partagée par un groupe de spécialistes russes de l’OSINT CIT, en particulier son fondateur Ruslan Leviev. Ce programmeur russe a activement défendu la position selon laquelle il n’est pas du tout rentable pour les Russes de détruire la centrale hydroélectrique de Kakhovka. Cependant, la responsabilité de sa destruction incombe de toute façon à la Russie.

Les doutes exprimés immédiatement après l’effondrement du barrage ont rapidement été déformés dans l’espace d’information. La thèse selon laquelle il n’y a pas eu d’explosion délibérée est utilisée pour blanchir les autorités russes. Elles affirment qu’il s’agit d’un dommage conditionnel « moindre » causé à la structure par la négligence des occupants russes et l’absence de régulation du niveau de l’eau. Cela aurait conduit à l’érosion et à la rupture progressive du barrage.

Dans ce cas, le blâme est à mettre sur les occupants présents sur le terrain, et non sur le gouvernement russe et les dirigeants militaires russes, qui auraient dû délibérément donner l’ordre de faire sauter la centrale hydroélectrique de l’intérieur, connaissant les conséquences de leurs actions. Cette jonglerie entre responsabilité et punition est typique de la machine de propagande russe, et la discussion sur l’ « ambiguïté » des causes de la destruction est dangereuse non seulement dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais aussi dans le sens plus large, puisque l’impunité encourage de nouveaux crimes à venir.

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Bien que le Statut de Rome ne contienne pas d’article sur l’écocide, la Russie pourrait être tenue responsable de la destruction de la centrale hydroélectrique au niveau international. Le statut indique par exemple au paragraphe IV de l’article 8(2)(b) sur les crimes de guerre, que la Cour punit la réalisation d’une attaque délibérée avec la conscience de ses conséquences : mort ou blessure de civils ou dommages à des biens à caractère civil ou à grande échelle, dommages graves et à long terme pour l’environnement, disproportionné par rapport à l’avantage militaire d’un tel acte. Tous ces éléments correspondaient bien à la destruction du barrage de Kakhovka, qui s’est produite le 6 juin.