Dommages de guerre: l’univers de Polina Rayko est en danger

Culture
15 juin 2023, 10:09

Lorsque le 6 juin 2023, l’armée russe a fait sauter le barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, elle a engendré une catastrophe dont les conséquences se feront sentir des années durant, causant des dommages à la nature autant qu’aux êtres humains. Un autre aspect dont on ne parle pas beaucoup mais qui est tout aussi important, c’est la volonté d’anéantissement de la culture ukrainienne, car la Russie ne veut pas seulement exterminer les ukrainiens et ruiner son environnement. Là où les Russes passent, les musées sont pillés, les œuvres d’art sont volées, les bâtiments historiques sont bombardés et détruits. С’est le cas de la maison unique de l’artiste ukrainienne Polina Rayko qui s’est retrouvée inondée.

Lire aussi:   Comment la Russie détruit le patrimoine culturel de l’Ukraine en Crimée  

L’année dernière, l’armée russe a bombardé le Musée d’Histoire et des Traditions locales d’Ivankiv, dans la région de Kyiv, qui abritait des peintures de l’artiste de renommée mondiale Maria Prymachenko ; elle a rasé le Musée Hryhorii Skovoroda près de Kharkiv ; elle a saccagé le Musée des Traditions locales de Melitopol, qui abritait l’or des Scythes ; elle a ravagé le Musée des Antiquités ukrainiennes (la maison de Tarnovsky) à Tchernihiv ; elle a pillé des pièces exposées au Musée des beaux-arts de Arkhip Kuindjhi à Mariupol, et cette liste n’est pas exhaustive. Nous devons impérativement répertorier ces crimes contre la culture afin de ne pas oublier que la guerre touche non seulement les territoires et les ressources, mais aussi l’héritage culturel.

Le 6 juin dernier, une autre chose a été détruite : la maison transformée en musée de la célèbre artiste ukrainienne Polina Rayko, située à Oleshky dans la région de Kherson, qui a été submergée par les eaux. Ce jour-là, 600 kilomètres carrés de la région de Kherson ont été inondés à la suite de la destruction du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka.

Photo: Olga Vorozhbyt

Polina Rayko (1928-2004) était une artiste ukrainienne autodidacte de première importance qui faisait partie de ce qu’on a appelé au 20ème siècle « l’Art brut ». Sans formation artistique donc, elle a commencé à dessiner à 69 ans; elle a débuté en peignant une colombe blanche sur un portail. En quelques années, elle a couvert toutes les surfaces de sa maison (les murs, les grilles, le portail, la clôture, etc.) ainsi que les tombes de ses proches. Polina dépensait sa maigre pension pour acheter peinture et pinceaux.

Par manque de place, elle a parfois recouvert d’anciennes peintures par des peintures nouvelles. Ses fresques murales parlent de sa vie personnelle, de sa famille, elles représentent parfois des scènes religieuses, et elles font place à l’imaginaire et au fantastique. Elle inventait des créatures chimériques (comme les hiboux-léopards par exemple). C’est tout un univers artistique empli de symboles païens, chrétiens ou inspirés par l’ère soviétique. La combinaison des images est souvent surréaliste : des anges étreignant une fusée ; des fleurs qui poussent sur le corps des sœurs Rayko ; un temple re-dessiné à partir d’une étiquette de vin.

Certains critiques d’art disent qu’elle voulait transformer sa maison en une sorte de temple. Elle aimait aussi peindre des oiseaux et des humains avec des ailes, mais il ne s’agit pas toujours de figures religieuses, puisque on pouvait y voir, par exemple, un capitaine vêtu d’une tunique qui célébrait le jour de la Victoire à la fin de la Seconde guerre mondiale et qui est représenté de cette manière. Les fleurs, les étoiles, les oiseaux et les croix sont les images les plus fréquentes. Elle disait à sa famille qu’elle reproduisait les rêves qu’elle faisait; ses proches ont été particulièrement effrayés par la représentation d’un corbeau noir qu’elle avait peint à côté d’un enfant. Certaines de ces peintures venaient exprimer l’effet du choc éprouvé à la suite de la mort de sa fille et à celle de son mari. Elle a représenté ce dernier sur un bateau-arche, la main tenant un instrument de musique, et portant des bouteilles aussi grandes que lui, à côté d’une canne à pêche et de poissons. Une sorte de paradis pour un être cher.

Le style de Polina Rayko est une sorte de panthéisme, un éclectisme naïf, la perception de la réalité à travers les yeux d’un enfant qui a grandi; il combine le communisme, Dieu et le pittoresque de la nature ukrainienne. Les chercheurs comparent son œuvre aux peintures de Maria Prymachenko et de Kateryna Bilokur.

Le pronostic sur l’état de la maison-musée de Polina Rayko est insatisfaisant, car celle-ci était déjà détériorée avant la guerre. Il ne reste donc plus qu’à espérer qu’à l’avenir, les peintures seront reconstituées, au moins sous forme virtuelle, afin de préserver un patrimoine artistique unique.