The Ukrainian Week/Tyzhden.fr s’est entretenu avec le pianiste ukrainien Pavlo Lyssyi sur l’héritage du musicien ukrainien Fedir Yakymenko qui a vécu et créé en France il y a cent ans.
– Qui était Fedir Yakymenko et quelle est sa contribution à la culture musicale mondiale ?
– Yakymenko est né en 1876 dans la banlieue de Kharkiv, dans le village de Pisky, et à l’âge de 10 ans, il a été sélectionné pour la chapelle chantante de Saint-Pétersbourg. À cette époque, de nombreux enfants talentueux ont été emmenés d’Ukraine, et qui par la suite, ne sont devenus des artistes ukrainiens : ils ont été absorbés par l’empire. Plus tard, Yakymenko s’est retrouvé à Tiflis (aujourd’hui Tbilissi), où il a dirigé une école de musique, de 1903 à 1906, puis il a voyagé en Europe. L’un des amis proches de Yakymenko était l’astronome français Camille Flammarion, et en 1904, Yakymenko est devenu membre de la Société astronomique de France. Plus tard, il est retourné dans son Kharkiv natal, de suite il a aussi vécu à Moscou et à Saint-Pétersbourg et en 1924, il a déménagé à Prague.
– Yakymenko a-t-il rejeté la rébellion bolchevique de 1917 ?
– Tout à fait, il ne l’a pas accepté, donc son travail est resté longtemps inconnu en Ukraine. Mykyta Shapoval, sociologue et poète ukrainien, a invité Yakymenko à Prague pour enseigner au nouvel Institut pédagogique Drahomanov. Il est immédiatement devenu le doyen du département de musique. Le compositeur a vécu à Prague pendant un peu plus de deux ans. C’était une période fructueuse, mais en raison de problèmes de santé, Yakymenko a déménagé à Nice, où l’air est meilleur. Les 18 dernières années de sa vie sont liées à la France, il a vécu entre Nice et Paris.
– A qui appartient alors cet artiste : ukrainien, russe ou paneuropéen ?
– Vivant en dehors de l’Ukraine, Yakymenko a réussi à synthétiser des éléments de science, de philosophie et d’astronomie dans son esprit, de sorte que sa musique n’avait pas une saveur nationale aussi marquée comme, par exemple, Mykola Lysenko. Yakymenko était un artiste très singulier. Les premiers ouvrages musicologiques le concernant sont apparus en Ukraine à la fin des années 1980. Une petite esquisse sur le compositeur a été publiée par Tamara Bulat en 1988, 43 ans après sa mort.
Après le retour de l’Ukraine à l’indépendance, l’intérêt pour l’œuvre de Yakymenko s’est accru. On a appris qu’il était le frère aîné du célèbre Yakiv Stepovyi, que tout le monde connaissait et appréciait. Yakiv est également parti à Saint-Pétersbourg lorsqu’il était jeune, et Fedir a pu l’y aider considérablement.
Jusqu’en 1918, Yakymenko n’aborde pas de questions nationales, mais dès le début du mouvement de libération, la Société littéraire et scientifique ukrainienne est créée à Saint-Pétersbourg. Yakymenko commence à être invité aux concerts de cette structure, où on discute également des besoins pédagogiques de la société ukrainienne et du manque de mélodies ukrainiennes élaborées. Il a compris qu’il y avait beaucoup à faire pour développer la culture ukrainienne. Yakymenko s’en préoccupe beaucoup et, quand il arrive à Kyiv à l’été 1918, il commence à donner des concerts de musique ukrainienne, en tant que concertiste. Cette année, il a élaboré 75 chansons folkloriques ukrainiennes. Plus tard, elles ont été incluses dans la publication 30 Mélodies folkloriques pour chœur. Plus tard, en France, il a préparé une autre collection : 40 mélodies folkloriques ukrainiennes.
– Savez-vous où se trouve cette collection maintenant ?
– Non, malheureusement pas. Je sais qu’il a aussi travaillé sur des chansons de l’Ukraine des Carpates. Depuis lors, Yakymenko est apparu comme un compositeur à vocation nationale. Déjà lorsqu’il est venu à Prague et qu’il est entré à l’Institut pédagogique Dragomanov, il s’est retrouvé dans un environnement ukrainien. C’est là qu’il prend encore plus conscience du manque de matériel national à des fins pédagogiques et pour les concerts. Il a reçu une formation approfondie : il a étudié au conservatoire de Saint-Pétersbourg avec Rimski-Korsakov, Lyadov et Balakirev, et il est devenu un compositeur chevronné. En République tchèque, Yakymenko commence à écrire des œuvres instrumentales sur des thèmes ukrainiens : « Six poèmes ukrainiens pour le piano », « Trois pièces sur des thèmes ukrainiens », « Tableaux ukrainiens », romances et chansons sur les paroles de grands poètes Tarass Shevtchenko et Oleksandre Oless… Je ne les ai pas encore tous lus en partitions, mais ces ouvrages ont été publiés, ils sont dans les bibliothèques.
Les musiciens ukrainiens ont un accès très limité. Après avoir quitté l’Ukraine, qui faisait alors partie de l’Empire russe, Yakymenko a principalement travaillé pour la maison d’édition Alphonse Leduc. Plusieurs de ses œuvres y ont été publiées dans les années 1920 et au début des années 1930. Mais la plupart d’entre elles sont restées à l’état de manuscrits. Jusqu’à peu de temps, la littérature musicologique indiquait : « Malheureusement, les archives de Fedir Yakymenko ont été perdues ». Mais ensuite, on a appris qu’une partie des archives avait été achetée par Yevgen Deslav, puis ces archives sont arrivées en Suisse… Je pense qu’il existe des manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. Il y a une centaine d’œuvres, dont certaines inachevées. Les droits d’auteur sont valables 70 ans et 75 ans se sont écoulés depuis la mort de Yakymenko. Théoriquement, on peut demander cette archive.
Il y a quelques années j’ai consulté la liste des bibliothèques de Saint-Pétersbourg et de Moscou, et là j’ai réussi à faire des copies de notes qui ne se trouvent pas à la Bibliothèque nationale Vernadsky à Kyiv. Mon objectif est le suivant. On ne peut juger un artiste que par son héritage. Si nous avons accès à environ 25 à 30 % des œuvres, nous ne pouvons pas en parler en entier. Par conséquent, pour comprendre et apprécier le personnage de Yakymenko, il faudra se tourner non seulement vers les bibliothèques parisiennes, mais aussi vers les bibliothèques allemandes, car les œuvres du compositeur ont aussi été publiées à Leipzig.
La plupart des œuvres qui sont conservées à Paris permettent de comprendre que Yakymenko est un compositeur ukrainien : dans le catalogue on voit plus de 20 pièces aux titres nettement ukrainiens : « Sur les vagues du Dnipro », « La nuit ukrainienne »… Il est sans doute possible de commander des copies de partitions en titre privé pour interpréter des œuvres lors de concerts. Mais qu’en est-il de la popularisation ? Peut-être que la tâche principale qui devrait être fixée avant le 150e anniversaire de Yakymenko, qui aura lieu en 2026, est d’obtenir les droits et de publier ces notes. Et cela devrait être fait au niveau de l’État.
– Que sait-on de la dernière période française de la vie du compositeur ?
– On sait que quand Yakymenko est venu en France, il a d’abord vécu à Nice, puis il a été invité au poste de professeur de la classe de piano au Conservatoire Normal Russe de Paris, et à partir de 1932, il a été le vice-directeur de cet établissement d’enseignement. Vers 1937, le compositeur revient de nouveau à Nice en raison de problèmes de santé. Il y vit jusqu’à sa mort subite le 3 janvier 1945. Une fois, pendant la guerre, des Ukrainiens qui se trouvaient aussi à l’étranger l’ont aidé. Ceci est attesté par deux lettres de Yevhen Deslav à Yevhen Bachynsky. L’une d’elles fût écrite en 1941 : « Notre célèbre compositeur Yakymenko, qui vit actuellement à Nice, est dans un état épouvantable. L’homme meurt de faim, mais malgré sa pauvreté, il a écrit 40 harmonisations de mélodies folkloriques ukrainiennes pour le chœur et six pièces ukrainiennes pour l’orchestre… Je l’ai aidé et je vais organiser l’aide parmi les Ukrainiens locaux ».
Une note très importante : la musique de Yakymenko des années 1920 et du début des années 1930, ses œuvres spécifiquement sur des thèmes ukrainiens (« Novembre », « Hrechanyky », « Mak-Step », « Hutsulka », « Bandurist », « Maraige », etc.) ont commencé à être diffusés à la radio. Il s’agissait de toute évidence de concerts en direct. J’ai trouvé des documents correspondants dans le catalogue de la bibliothèque française, il existe une branche qui s’appelle Gallica. Elle dispose d’un grand nombre d’archives de journaux accessibles au public. J’ai étudié une quinzaine de publications portant le nom de Yakymenko. Il y a donc des annonces de programmes radiophoniques et de concerts. Sa musique se produit assez souvent : en 1926 – en août, en 1927 – en mai, en 1929 — 5 fois, en 1930 — 5 fois.
On sait même que les mélodies de Yakymenko ont été utilisées dans un film muet, bien que lui ne le savait pas et personne ne lui a demandé sa permission. Au niveau local, la situation peut probablement être comparée à la chorale de Koshetz. C’était une démarche diplomatique du gouvernement de Petlioura : la chorale a voyagé à travers le monde et a présenté l’Ukraine. Et les œuvres de Yakymenko ont été entendues en France non seulement lors de concerts, mais aussi à la radio. En cela, son rôle est assez important, car il a popularisé la culture ukrainienne. J’ai les partitions de ces œuvres et elles sont remarquables. Les compositions de Yakymenko font preuve d’un grand professionnalisme, mais aussi de chaleur et de sincérité. S’il s’agit d’une danse, elle a plusieurs « tours et détours » et sonne d’une manière somme toute intéressante. Pour introduire Yakymenko dans l’espace culturel ukrainien, il est tout d’abord nécessaire d’étudier la seconde moitié de sa vie à l’aide de documents. Cela enrichirait considérablement la culture ukrainienne.
– Dans quelle mesure cette période de la vie de Yakymenko à l’étranger a-t-elle été étudiée ?
— Au début des années 2000, un musicologue russe a écrit dans un article : « On ne peut rien dire sur la vie du compositeur de 1936 à 1945. » 20 ans plus tard, je peux dire que nous avons appris quelque chose. Au moins, nous savons où chercher ses archives. Il est très intéressant que la bibliothèque de Paris, où sont conservés les manuscrits de Yakymenko, dispose aussi d’une description détaillée de chaque collection. Beaucoup d’entre eux sont accompagnés d’une note « Corrigé et préparé pour la publication ». De nombreuses lettres de Yakymenko appartiennent à cette période : soit à lui, soit à ses éditeurs. Je pense que si vous relisez cette correspondance, sachant qu’il enseignait au conservatoire, où les annonces de concerts et autres informations administratives doivent être conservées, il est possible de reconstituer son chemin. Mais cela doit être fait en détail. Il y a des chercheurs qui ne s’intéressent pas tellement à la musique de Yakymenko, mais plus à sa biographie, surtout à sa période de la vie française. Il s’agit de Natalia Nabokova, professeur de français et d’anglais à l’Académie de musique de Kyiv, elle a vécu quelque temps à Paris. En 2016, nous avons tous les deux pris la parole lors d’une conférence dédiée à la mémoire de Yakymenko. Mon grand désir est de collecter autant que possible ses archives musicales et d’en faire des enregistrements.
– Depuis combien de temps étudiez-vous l’héritage de ce musicien ?
– A la fin de mes études à l’académie de musique, je devais rédiger un mémoire de recherche dans le cadre d’un master. J’ai choisi un sujet inconnu pour ne pas avoir à écrire sur Bach pour la dix millièmes fois. J’étais intéressé à faire quelque chose d’utile pour la culture ukrainienne. Quand j’ai abordé le sujet, je n’ai même pas trouvé d’enregistrements des œuvres de Yakymenko, à l’exception de quelques-uns réalisés au cours de la dernière décennie. J’ai décidé de prendre les notes qui étaient disponibles. La musique est très inhabituelle, souvent dirigée vers les étoiles, les sphères célestes et les images irréelles de la nature, c’était intéressant. Au début, je voulais écrire sur les deux frères Yakymenko : Yakov et Fedir, mais ensuite j’ai limité mes recherches aux œuvres pour piano de Fedir Yakymenko.
Après avoir soutenu ma maîtrise et suivi un programme de troisième cycle en interprétation, j’ai préparé en 2016 un récital d’œuvres de ce compositeur. En général, les notes elles-mêmes ne sont rien de plus qu’un ensemble de signes. Ce n’est que dans les mains d’un artiste qu’elles donnent vie aux émotions et à la vision du monde du compositeur. Cette musique m’attire de plus en plus. Il y a environ trois ans, à la naissance de mon fils, j’ai envisagé d’étudier un programme d’œuvres de Yakymenko destiné aux enfants. Parmi la musique pour enfants, j’ai choisi cinq cycles que je vais progressivement présenter au public. Des personnalités aussi extraordinaires méritent notre gratitude. Yakymenko a été « perdu » dans l’espace public uniquement parce qu’il n’a pas été suffisamment étudié. Je pense qu’il devrait devenir une marque de la culture ukrainienne.
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Pavlo Lyssyi est né en 1991 dans le village de Dzenzelivka, région de Cherkassy. Depuis 2009, il est étudiant au département de piano de l’Académie nationale d’Ukraine (classe du professeur Alla Kashchenko). En 2014, il obtient un master et en 2017 un assistanat (stage). En 2010, il est devenu cofondateur du festival annuel « Soirées de Dzenzelivka de musique classique », qui a organisé en huit ans environ 50 concerts de jeunes musiciens ukrainiens et étrangers. Lauréat du 2e concours de musique pour enfants à la mémoire de Petro Tchaykovski (Kamyanka, 2004, 3e prix), du 9e concours-festival ukrainien « Rencontres musicales de Neuhaus » (Kirovograd, 2008, 3e prix), du Concours international de jeunes musiciens « Art XXIe siècle » (Vorzel, 2011, 1er prix), 1er Concours International de Pianistes « Ville de Gagny » (Gagny (France), 2013, Et le prix).
Depuis 2011, il se produit dans différentes villes d’Ukraine en tant que soliste et dans des ensembles. Le répertoire du pianiste se compose d’œuvres des XVIIIe et XXe siècles, et une partie importante du programme se compose de musique de compositeurs ukrainiens. En avril 2018, il a participé au « Concours-festival répertoire pianistique moderne » à Paris, où il a reçu un diplôme spécial pour la promotion de la musique de Fedir Yakymenko.