Natalia Polonska-Vasylenko. Celle qui a détruit le mythe de « Novorossiya »

Histoire
31 janvier 2024, 12:58

Féministe avant l’heure, historienne, archéologue et  première femme à être élue, à l’âge de 32 ans, professeure associée privée à l’Université St-Volodymyr de Kyiv, Natalia Polonska-Vasylenko fut pendant près de 20 ans membre de l’Académie internationale des sciences de Paris.

Ses contemporains notaient son élégance, sa présence et son érudition exceptionnelles. En même temps, elle se souvient d’elle-même comme d’une petite fille avec un oiseau sur l’épaule. Ses photographies et sa voix témoignent de l’allure noble d’une femme qui a consciemment choisi la voie d’une spécialiste ukrainienne de l’antiquité. La biographie de Natalia Polonska-Vasylenko donne un aperçu de la vie d’une chercheuse ukrainienne qui a connu deux guerres mondiales, la première et la deuxième luttes pour l’indépendance de l’Ukraine, la répression et l’émigration.

Les archives de l’Université de Columbia conservent un entretien oral datant de 1965, dans lequel Natalia parle de sa famille et de ses recherches historiques. Elle commence fièrement par dire que son père était un militaire, officier, issu d’une grande famille cosaque et que son oncle était le célèbre écrivain ukrainien Hryhoriy Danylevsky. Elle a eu la chance d’avoir des parents progressistes qui lui ont donné une bonne éducation : elle a fréquenté le lycée Mariinsky de Funduklievka à Kyiv, le département d’histoire et de philologie des cours supérieurs féminins Adelaïde Jekoulina et l’université Saint-Volodymyr de Kyiv.

Entre archéologie et archéographie

En 1900, après avoir obtenu une médaille d’argent au gymnase, Natalia Polonska-Vasylenko (née Menchova) aurait pu devenir enseignante au foyer ou s’adonner à la botanique ou à la médecine, ce qui était à la mode à l’époque, mais les choses se sont déroulées différemment. Après le succès de son article publié dans un journal en 1905 (sur un concert donné par les élèves de l’école pour aveugles de Kyiv en faveur des blessés de la guerre contre le Japon), on lui propose de travailler dans ce média, mais ses parents s’y opposent. Heureusement, les études d’histoire sont pleinement approuvées par la famille.

Photo  : Natalia Polonska-Vasylenko

En 1909-1910, avec son père, Natalia participe à des fouilles archéologiques. C’est la branche de Kyiv de la Société historique militaire, dont l’un des fondateurs était son père, Dmytro Menchov, qui avait alloué des fonds pour mener des recherches sur le terrain à Belogorodka. Au cours des fouilles, Natalia acquiert une expérience pratique et rencontre des scientifiques exceptionnels. Au tournant du XXe siècle, les femmes ne manquaient pas au sein de la communauté archéologique ukrainienne : rappelons-nous de Kateryna Melnyk-Antonovytch, Anastasia Kartsova-Miklachevska et de bien d’autres. Natalia rejoint leurs rangs, prenant la parole lors de congrès d’archéologie.

En étudiant les archives de Katerynoslav, la jeune historienne rencontre un grand historien ukrainien, Dmytro Yavornytsky, et écrit plus tard dans ses mémoires qu’elle voulait lui poser la question suivante : pourquoi la Novorossiya, qui a remplacé la région de Zaporijjia, n’est-elle pas considérée comme l’Ukraine dans les livres d’histoire parus dans l’empire russe ? Mais la lettre contenant cette question n’est jamais partie.

Dans les archives de Kyiv, Odessa, Simferopol, Moscou et Saint-Pétersbourg, elle sélectionnait soigneusement des documents, notamment sur l’histoire du développement de l’Ukraine du Sud au XVIIIe siècle et les mandats du prince Potemkine. Le résultat de l’activité archéologique de la jeune scientifique fut la publication de l’  Atlas historique et culturel de l’histoire russe avec un texte explicatif  (1914).

Illustration  : «  Atlas historique et culturel de l’histoire russe avec un texte explicatif  » (1914).

Contrairement aux idées reçues, les jeunes femmes éduquées de la fin du siècle fréquentaient assidûment les bibliothèques et les archives. Dans une lettre à sa mère datant de 1893, une grande écrivaine ukrainienne, Lessia Ukraïnka, écrit : «  …Je n’ai pas envie de courir partout dans Kyiv et j’essaie de ne pas errer, même si je dois quand même aller au Khreschatyk, à la bibliothèque, etc. presque tous les jours ».

Vers la recherche sur l’Ukraine

Natalia Polonska-Vasylenko est la première femme à être élue, à l’âge de 32 ans, comme professeure associée privée à l’Université St-Volodymyr de Kyiv, alors qu’elle dirige déjà des séminaires depuis trois ans, ce qui est révélateur de la carrière universitaire des femmes à cette époque. La structure de la vie intellectuelle du début du XXe siècle n’est pas moins révélatrice : une jeune historienne devient assistante au Département d’histoire et de méthodologie historique de la Russie (et pas de l’Ukraine, malheureusement, bien que le décret Emsky, interdisant la langue ukrainienne, ait déjà été formellement annulé). Elle passe alors un examen d’histoire russe pour obtenir une maîtrise et enseigne la même discipline dans plusieurs gymnases [lycées – ndlr] de Kyiv.

Pourtant, Natalia Polonska-Vasylenko voulait devenir une universitaire ukrainienne, et non russe. C’est pourquoi, en 1917, elle fut parmi les initiatrices de la fondation de l’Institut archéologique ukrainien à Kyiv et finalement élue secrétaire scientifique de cette institution. Durant la lutte pour la libération de l’Ukraine, lorsque «  les hommes partaient au front  », elle dirigea pendant deux ans le Musée des Antiquités de l’Université de Kyiv.

Photo. Vue de l’Université Saint-Volodymyr de Kyiv, XIXe siècle.

Elle n’a pas subi de répression proprement dit. Cependant, une plainte officielle aurait été déposée contre elle auprès des autorités compétentes. Natalia était l’épouse d’un cadet qui assurait l’intérim de l’ataman (dirigeant) du Conseil des ministres de l’État ukrainien sous l’autorité de l’hetman Pavlo Skoropadsky, en 1918, et les Soviétiques ne voyaient pas cela d’un bon œil.
C’est sans doute pour cette raison qu’elle n’occupa pas de postes correspondant à sa formation et n’eut pas l’occasion de s’engager pleinement dans ses domaines de recherche, une fois l’indépendance ukrainienne noyée dans le sang. Dans les années 1930, elle travailla modestement au Département des manuscrits de l’Académie des sciences de Kyiv, et ce n’est qu’en octobre 1940 qu’elle put soutenir sa thèse de doctorat, surmontant un grand nombre d’obstacles.

Photo. Troupes allemandes à Kyiv, septembre 1941

Selon la hiérarchie soviétique, les professeurs de l’Université de Kyiv ne figuraient pas sur les listes des personnes qui devaient être évacuées. Elle est donc restée dans la ville, participant à la lutte contre les deux régimes totalitaires de la Seconde Guerre mondiale.

Musée-archives de la période de transition

Parmi tout ce que les Ukrainiens ont réussi à faire sous l’occupation allemande, il faut souligner l’activité du Musée-archives de Kyiv, auquel s’est jointe Natalia Polonska-Vasylenka. L’institution a fonctionné de mars à octobre 1942 dans onze pièces d’un immeuble situé au 8 Aleksanderplats (aujourd’hui place Kontraktova). La «  période de transition  » était définie par les Allemands comme la période comprise entre «  la libération du territoire de l’occupation bolchevique et la victoire finale de l’Allemagne hitlérienne  ». Le musée présentait une exposition permanente sur la destruction des monuments architecturaux ukrainiens par les Bolcheviks. Les employés tenaient des statistiques selon lesquelles le nombre de visiteurs était de 20 personnes par jour (aujourd’hui, les institutions d’archives ne reçoivent pas autant de visiteurs, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre). En septembre-octobre 1941, le directeur du Musée-archives de la « période de transition » était le maire de Kyiv, l’historien Oleksandr Ogloblin, et des scientifiques de renom travaillaient comme consultants scientifiques  : Natalia Polonska-Vasylenko, Svitozar Drahomanov, Petro Kourinny.

Photo. Alexandre Oglobline

Les collaborateurs (appelés à mener une propagande antisoviétique auprès de la population et à inculquer l’idée d’une juste mission de libération de l’armée allemande) ont en fait réussi à mener des recherches scientifiques sur l’histoire de la ville sur la période 1917- 1941.

En août 1942 eut lieu un congrès au cours duquel Natalia Polonska -Vasylenko fit une conférence sur «  Kyiv : centre culturel du temps de Volodymyr le Grand et de Yaroslav le Sage  ». Le thème de Petro Kourinny fut  : «  L’importance historique, archéologique et artistique de l’église de l’Assomption dans la laure de grottes de Kyiv  », Oleksandr Grouzynsky s’exprima sur  «  L’histoire de l’Université de Kyiv au début du XXe siècle  », Mykola Kholostenko parla de l’architecture de Kyiv au XVIIIe siècle. Les historiens entretenaient des contacts avec les cercles d’émigrants : les magazines berlinois de langue ukrainienne rendaient compte des rassemblements scientifiques au Musée des archives, les chercheurs de Kyiv étaient abonnés à 17 revues de la diaspora et à 7 magazines.

Parmi les collaborateurs du Musée des Archives se trouvaient aussi des artistes travaillant sur les armoiries historiques de Kyiv. L’ampleur du travail scientifique est attestée par les fonds du Musée-Archives, qui comptaient, fin août 1942, 6 378 objets : 3 045 documents, 756 photographies, 154 négatifs photographiques, 195 dessins, 183 affiches, 383 cartes postales, 1 433 numéros de journaux, 133 magazines et 96 livres. Les scientifiques ukrainiens  s’occupèrent de l’Institut d’histoire, de l’Institut d’archéologie et des archives des actes anciens. Les chercheurs demandèrent aussi l’autorisation de créer un institut pour l’étude du mouvement de libération nationale ukrainien. Mais les Allemands n’ont pas supporté une telle audace, et l’institution fut fermée.

Kyiv, une source d’énergie

Dans la biographie de Natalia Polonska-Vasylenko, il y a de nombreux « pourquoi » – tant dans sa vie personnelle que dans ses choix civiques. La réponse réside dans son amour de Kyiv. La ville était sa source d’énergie, qu’elle refusait de quitter longtemps, même sous la menace d’un divorce, lors d’épidémies, ou par crainte de représailles.

En fait, sa relation avec son premier mari, le lieutenant Serhiy Polonsky, fut rompue lorsqu’il tenta d’emmener son épouse hors de Kyiv (ce qui signifiait pour la jeune femme abandonner toutes ses archives, ses bibliothèques, sa communauté pédagogique et intellectuelle) pour la province de Jytomyr.  «  Lorsque je me suis mariée, je n’avais pas l’intention de devenir une épouse idéale sans personnalité, dont le mari ne se souvient que lorsqu’il a besoin de son service et dont toute la vie consiste à lui plaire – non, lorsque je donne mon cœur, je veux recevoir la même chose, je ne peux penser et me soucier de mon mari que si je suis sûre qu’il fait la même chose pour moi, que nos services sont mutuels, qu’il souffre de mes souffrances et jouit de mes joies, je ne peux pas être une éternelle esclave…  », écrit-elle dans une lettre à son mari.

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Les relations avec son coup de foudre suivant pour le bel historien moustachu Mitrofan Dovnar-Zapolsky reposaient sur les mêmes bases : Natalia fréquentait son cercle historique et ethnographique, rêvait d’épouser le professeur, partait en voyage d’affaires avec lui, mais quand la question se posa de déménager à Bakou ensemble, elle refusa.

Photo. Mitrofan Dovnar-Zapolsky

La révolution de 1917 la trouva à Moscou, où elle travaillaient aux archives. La chercheuse se précipita à Kyiv, ne sachant pas encore avec certitude ce qui se passait, mais le chemin de fer fut le premier à souffrir de la Révolution, et il lui fut impossible d’obtenir un billet.

Elle se souvient dans ses mémoires qu’elle avait naïvement montré sa carte d’universitaire, invoquant le fait qu’elle devait revenir d’urgence pour donner ses cours, et on lui a répondu qu’elle ne pourrait pas le faire : «  Qui a besoin de vos cours et de l’université maintenant  » ?

Dans les années 1920, marquées par la faim et le froid, Polonska-Vasylenko ne quitte pas Kiev. Au cours de l’année 1920, cette femme de 36 ans fut victime de la grippe espagnole, de la fièvre typhoïde et endura une endocardite.

Elle ne partit même pas à la fin dans années 1920, quand les arrestations prirent de l’ampleur (en fait, elles ne cessèrent pas avec l’apparition des Bolcheviks à Kyiv). Sans attendre des jours meilleurs, elle épousa en avril 1923 le président de l’Académie ukrainienne des sciences Mykola Vasylenko – son professeur de lycée. Dès septembre de la même année, il fut arrêté, et ce n’est qu’à la suite de ses demandes incessantes qu’il fut autorisé à rentrer chez lui pour y mourir.

En 1943, lorsque les bombardements soviétiques sur Kyiv commencèrent, Natalia fut contrainte de quitter la capitale. Son troisième mari, l’économiste Oleksandr Morgoun, réussit à la convaincre de déménager au moins à Lviv. Elle partit avec une petite valise à la main, tandis qu’à Kyiv elle possédait une grande bibliothèque de sept mille volumes et près d’une centaine de dossiers et d’ouvrages inédits.

Photo. Université libre ukrainienne de Munich, 1948

La reconnaissance à l’étranger l’attendait, un poste de professeur à l’Université libre ukrainienne de Prague, et à Munich. Pendant près de 30 ans, Natalia Polonska-Vasylenko dirigea la Faculté de philosophie de l’Université de Varsovie et fut pendant près de 20 ans membre de l’Académie internationale des sciences de Paris.

Progression scientifique

Si on ne prend pas en compte l’article sur le concert des aveugles, la première publication historique de Natalia Polonska-Vasylenko porta sur «  Le matriarcat dans la Grèce antique et son reflet dans les histoires sur les Amazones  ». Sur la vague de l’émancipation des femmes, la jeune chercheuse s’intéresse à l’histoire des femmes. Et un demi-siècle plus tard, elle reviendra dans un certain sens sur ce sujet en écrivant l’un des premiers ouvrages généraux sur le rôle des femmes dans l’histoire ukrainienne «  Femmes exceptionnelles d’Ukraine  » (Munich, Winnipeg, 1969).

Elle s’intéresse surtout aux figures de femmes qui se distinguent par une intelligence exceptionnelle et une conscience politique et étatique. Il ne s’agit pas d’un catalogue de personnalités notables, mais d’une étude de l’histoire du rôle des femmes dans la société de Ruthénie, du Grand-Duché de Lituanie, de l’Hétmanat, des empires russe et autrichien, de la Seconde République polonaise, et de l’URSS.

Photo. Deux concepts de l’histoire de l’Ukraine et de la Russie

Il semble que la chercheuse était toujours sensible à la répartition des rôles dans la famille, puisque même dans ses écrits sur la fin du Moyen Âge, elle cite le Polissky Trebnyk [code de conduite – ndlr] du XVe siècle, selon lequel le prêtre s’adressait ainsi à l’époux : « Tu dois prendre ton épouse comme une amie et une compagne à part entière, et non comme une esclave ou un marchepied, car elle n’a pas été créée par Dieu à partir d’une jambe, mais à partir d’une côte, près du coeur  ».

Cet ordre juridique et économique correspondait pleinement au canon moral de relations paritaires : la femme apportait une dot au mariage et recevait un également un cadeau de mariage. Mais plus tard, poursuit Polonska-Vasylenko, dès 1646, le code de conduite obligeait la femme à «  l’obéissance  » au lieu de constituer un «  membre égal de l’union familiale  ». À la fin de sa présentation sur les femmes ukrainiennes de premier plan, Natalia Polonska -Vasylenko évoque les femmes au coeur de la répression : Olga Besarab, torturée par les Polonais, et Lyudmila Starytska -Tcherniakhivska, qui répondit au procureur qu’elle souhaitait l’établissement d’une Ukraine «  libre et unie » au cours du procès de l’Union des libérations de l’Ukraine.

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Les derniers mots de cette œuvre résonnent avec le présent  : des millions de mères ukrainiennes chérissent l’Ukraine dans leur cœur tandis que leurs enfants la protègent l’arme à la main. Polonska-Vasylenko, qui ne fut pas mère, mais fut soumise à l’émigration et aux menaces de la Russie, écrit : «  Dans tous les endroits où les Ukrainiens se sont installés, ils se soucient de l’éducation patriotique de leurs enfants et protègent la jeune génération contre l’abandon de leur identité  ».

L’historienne est principalement connue comme chercheuse sur l’Ukraine du Sud du XVIIIe siècle. Née à Kharkiv et élevée à Kyiv, elle comprit ce sujet non pas de manière empirique, mais théorique, sous l’influence des réalités académiques de l’époque. Bénéficiant de la protection du gouverneur, elle obtint l’autorisation d’organiser le transfert de ses dossiers d’archives de Katerynoslav (aujourd’hui Dnipro) à Kyiv, non sans l’aide de son père, le général de division Dmytro Menchov.

Le changement de perspective de ses recherches sur le sud de l’Ukraine témoigne de sa trajectoire scientifique. Dès 1916, elle voit l’importance de mettre en avant la «  colonisation russe de Tavrida  » (l’un des noms historiques de la Crimée, utilisé avant la première invasion russe en 1783 – ndlr) et le rôle de Grigory Potemkine, le favori de l’impératrice Catherine II.

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Les chercheurs qui ont écrit sa biographie, Ihor Verba et Nadiya Shvayba, notent que ses oeuvres des années 1920 et 1930 sont consacrées à l’histoire des cosaques ukrainiens. La chercheuse écrit notamment sur les fugitifs dans le sud de l’Ukraine à la fin du XVIIIe siècle, sur des officiers de Zaporijjia ou encore sur l’histoire minière du Donbass.

Natalia Polonska -Vasylenko a su jouer de la rhétorique soviétique anti-impériale en sa faveur. Les documents de planification et les rapports de l’Académie ukrainienne des sciences pour les années 1932-1933 mentionnent sa préparation de la monographie «  Politique coloniale du tsar russe à Zaporijjia  » : au lieu d’un civilisateur, l’empire russe apparaît déjà comme un colonisateur.
Le sujet de sa thèse de 1940 est «  Essais sur l’histoire de la colonisation du sud de l’Ukraine au milieu du XVIIIe siècle  ». Décrivant cette oeuvre, Oleksandr Ogloblin note que Natalia «  a reconquis le sud de l’Ukraine, que Moscou s’est approprié en l’appelant Novorossiya  ». Ainsi, au lieu du discours impérial sur la «  colonisation du territoire de Novorossiya  », elle présente une vision national-étatiste de « la colonisation de l’Ukraine des steppes  ».

Photo. Histoire de l’Ukraine de Polonska-Vasylenko, édition 1972, Munich. Frontispice du premier volume

Dans l’ouvrage Deux concepts de l’histoire de l’Ukraine et de la Russie , Polonska-Vasylenko démontre que la base de l’État de Kyiv était constituée de tribus slaves et que la base historique de la Moscovie était constituée de tribus finno-ougriennes, ce qui prouve que les prétentions de ces dernières à l’héritage de la Ruthénie sont infondées.

La chercheuse souligne avec subtilité et pertinence l’hérédité indissociable entre les paradigmes impérial, soviétique et russe de l’émigration (aujourd’hui, c’est particulièrement d’actualité aussi) : «  La base du concept d’ « histoire russe », qui, depuis le début du XIXème siècle, était imposé pour tout l’espace de l’ancien Empire russe, et qui était hérité à la fois de l’Union soviétique et de l’émigration russe, était une croyance dans l’unité des peuples grand-russe et ukrainien à l’époque princière, et dans le simple déplacement du centre du sud vers le nord, jusqu’aux oblasts de Souzdal et de Moscou. Cette affirmation ne résiste pas à la critique scientifique  », estime-t-elle. Son étude «  Théorie de la IIIe Rome en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles  » remarque que les dirigeants russes « ont perdu la compréhension des frontières  ».

Natalia Polonska -Vasylenko considérait L’Histoire de l’Ukraine en deux volumes comme l’oeuvre de sa vie. L’ampleur de l’ouvrage est attestée par la description donnée par Roman Sсhuper, un traducteur ukrainien de Munich, qui a traduit le livre en deux volumes vers l’allemand pendant six ans : «  C’était la première tentative en langue allemande de distinguer terminologiquement d’une manière très claire l’histoire de l’Ukraine de l’histoire de la Russie ou du Bélarus  ».

La mémoire comme seul bien

En 1945, le couple, plus très jeune, contraint de quitter définitivement son pays natal et de commencer une nouvelle vie, s’installe dans le village bavarois de Trasfelden. Natalia Polonska-Vasylenko a commencé à écrire ses mémoires, tapant ses textes sur une machine à écrire, assise sur une petite valise.

Plus tard, après la mort de son troisième mari, lors de son séjour dans une maison de retraite allemande, la scientifique ukrainienne n’a pu se réchauffer qu’avec des souvenirs chaleureux de sa jeunesse : des promenades à Kyiv avec son père, passionné d’histoire, son amitié d’enfant avec les oiseaux qui vivaient dans leur maison. L’essai en deux volumes sur l’histoire de l’Académie ukrainienne des sciences contient de nombreuses informations intéressantes sur la vie universitaire des années 1920.

Photo Polonska -Vasylenko à la fin de sa vie

La place de Natalia Polonska-Vasylenko dans la recherche historique moderne est indirectement attestée par le sort de ses œuvres. La version dactylographiée de ses mémoires, miraculeusement conservée, a été trouvée par la bibliothécaire munichoise N. Holiavka, parmi des papiers et des livres jetés dans une décharge, et a été publiée en 2011 par Valery Chevtchouk. Le texte montre un regard vif et pertinent, mais le manque de commentaires privés se fait sentir. La seule monographie basée sur la thèse d’Igor Verba «  Vie et œuvre de Natalia Polonska-Vasylenko (1884-1973) » a été imprimée à Nijyn (Ukraine) et constitue une rareté bibliographique impossible à trouver. Certains ouvrages historiques de Natalia Polonska-Vasylenko, publiés dans les années 2010 en livre de poche et sans notes analytiques, sont disponibles sur commande en librairie, mais ils ne reflètent pas l’envergure du personnage, reconnu comme l’un des principaux représentants de l’école de pensée sur l’État dans l’historiographie ukrainienne.