Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Le fondateur de Saint Javelin: « Je pense que la troisième guerre mondiale est déjà là »

Guerre
28 juin 2024, 09:23

Saint Javelin [à l’origine, un mème Internet représentant une figure sainte armée d’un Javelin – ndlr] est l’un des symboles de la guerre russo-ukrainienne, sans doute plus connue à l’étranger qu’en Ukraine, et c’était bien le but. L’initiative Sainte Javelin est apparue dès les premiers jours de l’invasion russe. Désormais, c’est une puissante plateforme de défense de l’Ukraine dans le monde, qui collecte des fonds pour l’armée ukrainienne.

Plus de 100 000 personnes de plus de 65 pays ont déjà acheté des produits Sainte Javelin, et ont contribué ainsi à la victoire ukrainienne. L’initiative a réussi, en rassemblant des étrangers pro-ukrainiens autour de Saint Javelin, à lever environ 2,5 millions de dollars (2,3 millions d’euros) pour aider les militaires et les familles de soldats. Tyzhden s’est entretenu avec Christian Borys, fondateur et directeur général de la marque Saint Javelin, pour parler de cette initiative et comprendre comment cette guerre est perçue dans d’autres parties du monde.

Christian Borys, né à Toronto, a des liens étroits avec l’Ukraine. Il est d’origine polonaise et ukrainienne, ses parents ont quitté la Pologne communiste. Cet ancien journaliste a travaillé en Ukraine de 2015 à 2018, où il a couvert la guerre du Donbass. Il explique que c’est cette expérience et la connaissance de ce dont la Russie était capable qui l’ont incité à créer une boutique en ligne de produits caritatifs portant l’image iconique de « Saint Javelin » une semaine avant l’invasion à grande échelle et à commencer à collecter des fonds pour l’Ukraine.

– Lorsque vous viviez en Ukraine après la Révolution de la Dignité et que vous couvriez la guerre dans le Donbass, avez-vous imaginé qu’une guerre d’une telle intensité se déclencherait ici?

– Je me rappelle avoir vu cette nouvelle dans les médias et avoir pensé que c’était impossible. Plusieurs personnes, y compris des journalistes, parlaient d’une nouvelle attaque sur Marioupol qui se préparait. Selon eux, la guerre serait imminente. Mais la majorité des gens pensait que c’était tout simplement une hypothèse parmi d’autres.

Photo de Christian Borys lors de son travail journalistique dans l’est de l’Ukraine en 2016

Le jour même, le 24 février, quand la Russie a lancé son attaque, les gens refusaient d’y croire. Je n’y croyais pas, même si cela faisait des mois que nous avions observé les troupes russes être acheminées en nombre à la frontière. Tout de même, je n’arrivais pas à croire que cela pouvait se produire.

La seule fois où j’avais envisagé cette possibilité, c’était lorsque M. Trump avait été élu aux États-Unis. En janvier 2017, il y a eu des affrontements à Avdiivka, j’étais journaliste en Ukraine à l’époque, et nous nous sommes donc rendus sur place. La tension y était vraiment très forte. J’ai alors considéré que le début d’une nouvelle attaque, d’une opération était possible. Mais cela n’a duré que quelques semaines.

– Comment le monde perçoit-il cette guerre ? Nous, Ukrainiens, pensons qu’elle est en quelque sorte fatidique, et que le monde devrait donc nous soutenir et nous aider davantage. Mais qu’est-ce qu’on pense de l’autre côté de l’Atlantique?

– Je cherche toujours à expliquer aux gens qu’il ne s’agit pas seulement de la Russie. A présent, des alliances ou des axes se sont formés où nous voyons l’opposition entre le monde occidental d’un coté face à la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord de l’autre. Ce qui intéresse les adversaires du monde libre, c’est de détruire le mode de vie et les valeurs de l’Occident. Et l’Ukraine n’est qu’un début. Si on ne les stoppe pas maintenant, ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils aillent plus loin. Ensuite, il s’agira de Taiwan, d’autres pays, d’autres parties du monde. Je tente toujours d’expliquer aux gens que nous menons une bataille décisive ici et maintenant.

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Et c’est ici que nous devons décider si nous leur permettons d’avancer vers l’ouest ou si nous sommes obligés de les stopper en Ukraine. Il est très important de montrer maintenant si l’OTAN est vraiment aussi forte et efficace qu’elle se présente. Ou bien Poutine avait raison lorsqu’il a dit que l’OTAN était fragile et qu’il pouvait donc facilement l’infiltrer et la déstabiliser. Est-ce vraiment l’alliance qui peut contrer le mal dans le monde? Et oui, je pense qu’il s’agit de la troisième guerre mondiale.

– Les sociétés canadienne et américaine pensent-elles de la même façon que vous? Ou s’agit-il plutôt d’un sujet pour les politiciens?

Au début de l’invasion, le Canada a apporté un soutien considérable à l’Ukraine. Mais lorsque des événements se déroulent si loin de vous physiquement, il est très difficile pour les gens ordinaires de saisir cette réalité, de la ressentir au niveau personnel et de s’en soucier au quotidien. Le Canada fait face à de nombreux défis économiques et politiques depuis la crise du Covid. Par conséquent, les gens se préoccupent davantage de besoins situés à leurs portes et ils sont moins affectés par ce qui semble lointain et fait partie d’un problème ou d’un contexte global. Concernant les États-Unis, ils sont très divisés. Je sais que le pays offre beaucoup de soutien à l’Ukraine. Et sur le plan économique, il est bénéfique pour les États-Unis de soutenir l’Ukraine. Mais sur le plan politique, les gens sont tellement divisés qu’ils sont prêts à saper leur soutien simplement pour donner une mauvaise image de leurs adversaires politiques. Je ne sais pas comment résoudre ce problème.

– Qui sont les donateurs de votre projet? S’agit-il principalement d’Ukrainiens ou de gens qui ne sont pas Ukrainiens et vivent à l’autre bout du monde ?

Ces personnes sont originaires du monde entier. Lorsque nous avons commencé, nous avons vendu des autocollants Saint Javelin dans plus de 110 pays. Y compris en Chine, et même au Mali, en Afrique. Je ne sais pas comment il est parvenu là-bas. Le Venezuela, la Colombie, le Brésil… A présent, je pense que ce sont davantage le Canada, les Etats-Unis, l’Europe.

Des soldats prennent des photos près de la peinture murale de St Javelin à Kyiv

Qui sont ces gens? Ce sont des gens qui voulaient obtenir des informations et qui n’étaient pas disposés à lire de longs articles analytiques, préférant des données rapides, comme des mèmes, des vidéos. Ils voulaient porter des T-shirts, des auto-collants pour montrer qu’ils soutiennent l’Ukraine. Au début, il y avait beaucoup de militaires – américains, canadiens et autres. Mais ensuite, des civils ordinaires ont été aussi sensibilisés. Plus nous avons montré ce qui arrivait aux civils en Ukraine, à Boutcha, par exemple, ou d’autres événements, plus ces informations étaient accessibles et touchaient les civils du monde entier.

– Comment vous avez réussi à sensibiliser tant de monde ?

– J’étais journaliste dans le passé, donc je comprenais la situation et je connaissais le contexte. Mais lorsque j’ai fondé Saint Javelin, je n’étais plus journaliste, et j’avais donc plus de liberté pour faire part de mes propres pensées et de ma propre vision. Je crois qu’il était évident pour les gens que la Russie mentait en permanence, faisait circuler des « fakes » et que les informations étaient erronées. Les médias traditionnels essaient normalement de couvrir la situation de manière impartiale ou de rester neutres. Lorsque j’ai commencé à publier des vidéos différentes, des mèmes plus pointus, plus directs, plus clairs, et que j’ai commencé à porter attention à toutes ces informations farfelues que la Russie diffusait, les gens ont trouvé qu’il s’agissait d’une approche nouvelle et fraîche. C’est pourquoi ils l’ont acceptée, et cette information a été largement reproduite. Notre contenu était constamment partagé.

– Le temps tue l’intérêt, c’est la règle générale. Est-ce que les dons sont moins importants actuellement qu’au début de la guerre totale ?

– Bien entendu, toute situation de ce genre suscite beaucoup d’attention, beaucoup de gens se sentent préoccupés, mais ensuite l’attention diminue. Il ne reste pas autre chose à faire que de continuer à diffuser les informations pour le petit groupe de personnes qui les suivent. Il faut montrer qu’il s’agit de gens ordinaires comme eux. Des mécaniciens, des médecins qui vivaient leur quotidien, mais que la Russie est venue détruire. Notre idée, c’est démontrer les similitudes. Expliquer qu’il s’agit de gens qui nous ressemblent, mais qui vivent juste dans un autre pays.

Photo de la production des T-shirts Saint Javelin

– Quel est le niveau de la participation des Ukrainiens de l’étranger dans votre initiative?

– Sur la totalité, environ 60 à 70% sont des étrangers qui n’ont aucun rapport avec l’Ukraine, aucune racine ukrainienne, et les 30 à 35 % restant sont issus de la diaspora ukrainienne. Aujourd’hui, je vois que l’on se lasse d’un soutien permanent. Je pense qu’il était très important pour les gens de montrer leurs origines. Au début de la guerre totale, il y avait beaucoup de voitures avec des drapeaux ukrainiens au Canada. Mais au fur et à mesure, ils ont disparus. Aujourd’hui, on en voit une par jour.

– Quels types de produits proposez-vous aux gens? Qu’achètent-ils chez vous?

– Au début, l’auto-collant de Sainte Javelin. Puis des personnes de différents pays ont commencé à demander d’autres figures. Par exemple, les citoyens du Royaume-Uni ont demandé Saint NLAW. Ils souhaitaient un symbole précis qui représenterait leur soutien, leur pays, l’Ukraine. Nous avons eu de nombreux modèles de ce type: Saint NLAW, Saint Stinger, Saint Panzerfaust, Saint Gustaf, Saint HIMARS. Ensuite nous avons compris que ces figures un peu étranges ne pouvaient pas rester populaires longtemps. Nous avons donc commencé à fabriquer nos vêtements ici, en Ukraine.

Au début, nous n’avons travaillé qu’avec des dons. Mais nous avons compris que la production en Ukraine apporterait un soutien complémentaire au pays. Il était important pour nous de ne rien produire en Chine. Par exemple, nous avons d’abord vendu sur notre site des tasses fabriquées en Chine. Bien entendu, les gens n’aimaient pas cela parce que cela ne correspondait pas à nos valeurs. Donc, nous avons cessé de les vendre et, deux ans plus tard, nous avons trouvé un producteur en Ukraine, qui produit ces tasses pour nous. A présent, les articles sont fabriqués dans cinq villes ukrainiennes: Kyiv, Kharkiv, Lviv, Odessa et Dnipro.

Nous avons également commencé à donner divers vêtements aux militaires : polaires, bonnets, cagoules, chaussettes. Les soldats nous ont donné leur avis et nous ont dit comment améliorer le produit. Nous l’avons alors remodelé et l’avons vendu sur le site web à des gens ordinaires, notre public. Mon objectif est de devenir une marque comme Patagonia ou Fjallraven. Il s’agit de marques ayant une grande mission sociale. Patagonia, par exemple, a pour mission de préserver la nature et le climat. Et Fjallraven est une marque suédoise très connue qui représente la Suède dans le monde. Je veux donc créer quelque chose de similaire, mais avec la mission d’aider et de représenter l’Ukraine dans le monde.

Photo de la production des T-shirts Saint Javelin

Nous ne faisons pas d’articles purement militaires, car nous n’avons pas de composante technique comme, par exemple, la marque M-TAC, qui travaille pour eux. Mais nous nous inspirons de l’esthétique militaire et nous fabriquons des produits qui s’inspirent de thèmes militaires.

– Au début de la guerre, vous avez envisagé la possibilité de vendre des trophées aux enchères ou des œuvres d’art réalisées à base de trophées. Avez-vous réussi à le faire?

– Oui, cela marche bien. Nous avons fabriqué des statues en forme de Sainte Javelin pour des enchères. Valeriy Zaloujny [l’ancien commandant en chef de l’armée ukrainienne – ndlr] en a même signé quelques-uns. Ces trophées ont été fabriqués à partir de chars d’assaut russes. Nous les avons mis aux enchères à Toronto. Trois ont été vendus pour environ 60 000 dollars canadiens. A Chicago, l’un a été vendu pour environ 30 000 dollars. De plus, nous avons mis aux enchères et vendu une illustration du dessinateur ukrainien Maxim Pavlenko. Ces ventes ont rapporté environ 100 000 dollars. Nous avons aussi mis aux enchères un ancien « keptar » ukrainien [manteau de fourrure sans manches – ndlr], vendu 7000 dollars. Puis nous avons commencé à vendre des objets fabriqués à base de cartouches d’artillerie recyclées. Comme cette pièce de monnaie, qui se sont également très bien vendus. Et il y avait aussi des porte-clés, des petites statues de Sainte Javelin, etc. Les gens l’aiment vraiment. Les artisans qui les fabriquent pour nous sont des vétérans.

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– Comment sont utilisés les fonds obtenus? Servent-ils à acheter des choses essentielles pour les militaires au front ?

– Le Congrès mondial des Ukrainiens, une organisation basée à Toronto qui représente la diaspora ukrainienne et son initiative Unite with Ukraine, est le plus grand partenaire à qui nous faisons des dons. Nous avons contribué à leurs différents programmes comme l’achat des drones FVP et la médecine tactique, l’achat d’armes non létales. Nous avons pris part à leurs campagnes d’achats de véhicules blindés. Nous avons également versé de l’argent au fonds pour les familles des défenseurs d’Azovstal et nous travaillons avec la Fondation 2402, qui soutient les journalistes en Ukraine. Nous avons acheté une dizaine de voitures pour différents besoins également.

Christian Borys de Saint Javelin et Andriy Potichnyi du Congrès mondial ukrainien apportent une aide caritative aux militaires ukrainiens

– Quel avenir pour la marque Sainte Javelin après la guerre envisagez-vous?

– En ce qui concerne la marque, je n’aurais jamais imaginé que cela prendrait une telle ampleur. Au début, je pensais que j’allais lever quelques centaines de dollars et c’est tout. Mais lorsque le projet est devenu si important, j’ai ressenti un sentiment de responsabilité incroyable. Pour moi, il s’agit tout d’abord d’une responsabilité, de ce que nous pouvons faire et comment nous pouvons améliorer notre aide à l’Ukraine. Par exemple, je suis venu en Ukraine et cette semaine, je rencontre différents producteurs, différents partenaires, organisations, entreprises et je tente de trouver comment améliorer notre travail. J’ai également le sentiment de faire partie de quelque chose de beaucoup plus grand que moi.

Normalement, les gens ne pensent pas à l’après-guerre pendant la guerre. Toute l’attention est accaparée par les attaques, les bombardements, tous ces événements terribles. Pour moi, il est devenu très important de faire quelque chose pour que les gens n’oublient pas les conséquences de la guerre. Je veux aider les Ukrainiens à y faire face. Je ne sais pas encore comment, mais je continuerai à le faire.

Christian Borys de Saint Javelin et Andriy Potichnyi du Congrès mondial ukrainien apportent une aide caritative aux militaires ukrainiens

Auteur:
Roman Malko