Le dernier voyage d’un héros

Société
1 mars 2023, 14:51

«Mon mari et moi passons ici tous les jours et nous nous y arrêtons en allant à l’église pour l’office,» me dit Natalia, 74 ans, les larmes aux yeux. Elle et son mari regardaient les portraits depuis longtemps et lisaient les courtes biographies des soldats ukrainiens auxquels la ville faisait ses adieux ce jour-là. Au cours des premières semaines de février, dans le froid et la neige, Lviv a dit adieu à plusieurs héros tombés au combat chaque jour. Cette fois-ci, ils étaient trois: Vitaliy Fedor, Mykhailo Popyk et Bohdan Baran. Sur les photos, tous les hommes affichent un large sourire. Mykhailo Popyk avait 57 ans, Vitaliy Fedor avait 46 ans, et Bohdan Baran est le plus jeune. Il n’avait que 27 ans. Ils sont parti pour toujours.

Les passants lisent les biographies de ceux à qui la ville dira adieu aujourd’hui.

J’ai vu ces trois pancartes avec ces photos aux sourires sincères et de courtes biographies des soldats sur la place Rynok, le cœur de la ville. Juste à gauche se trouve l’Hôtel de ville. Chaque jour depuis le début de l’invasion à grande échelle, vous pouvez lire de brèves informations sur ceux qui seront honnorés aujourd’hui. Chaque fois que je viens ici, je vois des nouvelles photos. «Pourquoi le monde ne nous aide-t-il pas à surmonter ce mal ?» me demande de façon rhétorique une autre femme, qui est également venue regarder les photos. Je lui demande combien de fois elle est venue ici. Elle me répond que c’est tous les jours, quand elle va travailler dans le restaurant d’en face. Elle commence à 11 heures, au moment où on celèbre les services funèbres dans l’église de la garnison de Saint-Pierre et saint-Paul, à quelques maisons de là.

Presque depuis le début de l’invasion à grande échelle, la ville a développé sa propre cérémonie d’adieu aux héros tombés au combat. «Lviv, c’est particulier, parce que nous avons la principale église de la garnison militaire. Elle joue un rôle très important dans la vie des militaires et de leurs familles, ainsi que des familles qui ont perdu leurs proches pendant la guerre. Tous les soldats qui ont donné leur vie pour l’Ukraine, quelle que soit leur appartenance religieuse, trouvent leur dernière demeure dans cette église,» explique Yevhen Boyko, directeur du département de la politique humanitaire de la municipalité de Lviv. La ville coopère activement avec l’Académie de l’armée, qui forme les jeunes militaires. En collaboration avec l’Académie, la ville a mis au point une cérémonie d’enterrement qui, comme l’explique Yevhen Boyko, a servi de base aux cérémonies organisées dans d’autres villes d’Ukraine.

Le maire Andriy Sadovy et le personnel de la mairie attendent près de l’hôtel de ville pour dire au revoir pour la dernière fois aux soldats tombés au combat

Une fanfare militaire se tient devant l’église de la garnison de Saint-Pierre et saint-Paul et se prépare à jouer une musique d’adieu. De nombreux passants se sont rassemblés autour de l’église, certains avec des larmes coulant sur leurs joues. Un par un, les cercueils fermés et recouverts du drapeau ukrainien sont sortis. La rue voisine est pleine de cafés et grouille de vie. Mais elle s’arrête ici. Tout comme les passants de la place Rynok.

Ils attendent que les voitures avec les hommes, qui sourient si joyeusement sur les photos, traversent la place centrale pour la dernière fois. Le trompettiste de la ville est également descendu de l’Hôtel de ville pour rendre un dernier hommage aux héros. Il s’appelle Yaroslav. Lorsque les corbillards s’arrêtent au milieu de la place, il joue une mélodie. Elle est si poignante qu’il est impossible de ne pas pleurer. «C’est une mélodie italienne. Elle s’appelle ‘Silentia’. On la joue lors des adieux,» me dit Yaroslav après la cérémonie sur la place Rynok. Je dois attendre un peu, pour lui parler davantage.

À midi pile, Yaroslav doit jouer la mélodie de la ville depuis le balcon de l’Hôtel de ville, alors il se dépeche, tout comme le personnel de l’administration municipale et le maire. Andriy Sadovyi, qui dirige la ville depuis deux décennies, assiste à chaque service funèbre, et à la cathédrale, et sur la place Rynok. C’est ainsi que la vie et la mort s’unissent. Séparées par quelques minutes seulement et quelques rues.

 

Le cortège de corbillards et de bus transporte ceux qui veulent dire une dernier adieu au cimetière Lychakiv. Le Champ de Mars, un mémorial soviétique où les habitants de Lviv aimaient profiter du soleil en été avant l’invasion totale, est maintenant un lieu où les jeunes héros (et le plus souvent ils sont très jeunes) trouvent leur dernière demeure. Si l’on compare les photos du Champ de Mars un an avant le 24.02.22 et un an après, la différence est frappante. On y trouve maintenant des rangées de tombes avec des drapeaux. C’était un champ recouvert avant d’un gazon vert vif. C’est un prix inestimable à payer pour que l’Ukraine reste debout. Peu d’Occidentaux croyaient il y a un an qu’elle en serait capable. Aujourd’hui elle se prépare pour gagner. Pour que les vies perdues ne l’aient pas été en vain.