Le ballet ukrainien dans l’histoire de l’art mondial

Culture
29 janvier 2024, 11:35

Quelle est l’importance du ballet ukrainien en tant que phénomène artistique ? A-t-il eu une influence sur l’histoire mondiale du développement de cette discipline ? Les réponses à ces questions ne sont connues que d’un nombre restreint d’experts.

Le « nouveau ballet » dans le Kyiv d’il y a 100 ans

Commençons par la troupe des Ballets russes de Sergueï Diaghilev, dont les Européens de l’Ouest ont fait la connaissance dès 1909 lors des Saisons russes de Paris et de Londres. Les stars incomparables de cette troupe étaient Vaslav Nijinsky et Bronislava Nijinska, nés à Minsk dans une famille polonaise de danseurs professionnels. Leurs parents étaient des connaisseurs et de bons interprètes de danse folklorique ukrainienne, ils avaient leur propre troupe. « Au printemps 1894, mon père commença à apprendre le hopak [danse traditionnelle ukrainienne- ndlr] avec les garçons. Ils pratiquaient dans la plus grande pièce de notre appartement à Kyiv », se souvient Bronislava. Les enfants étudiaient dans la classe du remarquable danseur virtuose italien Enrico Cecchetti. Après une année d’études, Bronislava rejoint avec son frère aîné la troupe de Sergueï Diaghilev et commence à se produire dans son tout nouveau répertoire expérimental à Paris. Et dès 1914-1915, ils sont respectivement prima – ballerina et chorégraphe en chef du Théâtre municipal de Kyiv. En 1914, ils rencontrent le compositeur et chef d’orchestre Igor Stravinsky, venu à Kyiv pour voir ses parents, qui possédaient une maison au 27 rue Annenska (aujourd’hui rue Luteranska), et pour rassembler du matériel musical pour une future œuvre, les scènes chorégraphiques des Noces (chansons et descriptions d’une ancienne cérémonie de mariage).

Photo: Bronislava Nijinska

Vaslav Nijinsky – à l’époque déjà danseur légendaire, chorégraphe, artiste majeur du ballet – poursuit sa collaboration avec Sergueï Diaghilev. Bronislava et son premier mari, le maître de ballet Aleksandr Kochetovsky, restent à Kyiv. Elle dirige le théâtre de la ville, travaille au Conservatoire de Kyiv, au studio d’art dramatique du Centre culturel juif, au Jeune Théâtre fondé par Les Kourbas, puis à l’École ukrainienne d’art dramatique.

Cette danseuse novatrice a créé sa propre « école du mouvement » à Kyiv, où elle a développé une nouvelle tendance constructiviste dans le ballet moderne. « Lorsque j’ai ouvert ma propre école à Kiev en février 1919, j’ai rassemblé un groupe de jeunes gens doués, cultivés et bien éduqués. Ils étaient tous diplômés en gymnastique et beaucoup d’entre eux se consacraient sérieusement à la musique ou aux beaux-arts. Aucun d’entre eux n’était formé à la technique du ballet, il m’a donc été facile de travailler avec eux et de leur enseigner les bases de la danse. Ils étaient dévoués à la danse et à l’art », se souvenait-elle.

Le programme comprenait : danses classiques et caractéristiques, plastique, maquillage, mime, de l’eurythmie (gymnastique rythmique) basée sur le système suisse d’Emile Jacques-Dalcroze, art du costume, escrime, histoire culturelle et histoire de la danse. L’école était située rue Yaroslaviv Val [tout près du théâtre – ndlr], elle formait le personnel de la troupe du théâtre de la ville et des futures productions.

C’est à Kyiv que Bronislava Nijinska, théoricienne du ballet, a systématisé et complété le traité Sur le mouvement et l’école du mouvement, où elle a étayé son approche innovante de la mise en scène de danses et de spectacles de danse. Elle a travaillé en étroite collaboration avec le légendaire Jeune Théâtre et son directeur Les Kourbas (victime des répressions de Staline en 1937), Vadym Meller, artiste et cubofuturiste et Alexandra Exter, peintre d’avant-garde et amie de Pablo Picasso et Guillaume Apollinaire. Olena Kryvynska, ballerine, puis chorégraphe du Théâtre Berezil, était également étudiante à l’École du Mouvement. Oleg Stalinsky, soliste de la troupe de ballet du Théâtre de l’Opéra de Lviv, était aussi son élève.

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L’un des étudiants de Bronislava Nijynska à Kyiv était Serge Lifar, la future vedette de l’entreprise de Sergueï Diaghilev. Il étudia avec elle au studio de théâtre expérimental Tsentrostudia, devenu en mars 1921 le Studio d’État panukrainien ayant rang d’école supérieure d’art.

En 1921, avec sa famille, son deuxième mari, le poète Mykola Syngaivsky, et ses enfants, Bronislava quitte la ville de Kyiv, ravagée par les bolcheviks et la guerre civile, et s’envole pour Vienne, chez son frère aîné Vaslav, qui à cette époque était déjà enfermé dans un asile psychiatrique. Elle devient la chorégraphe principale de la troupe de Sergueï Diaghilev pendant 15 ans, elle met en scène des ballets au théâtre Colon de Buenos Aires, danse à Paris et travaille à Hollywood. Sa recherche du vocabulaire du mouvement, de la plasticité chorégraphique qui parle au spectateur, tout cela a influencé l’art. Picasso a créé des décors de ses ballets, ils constituaient la décoration principale, complétée par la scénographie.

Serge Lifar à la tête de la Compagnie de ballet de l’Opéra national de France

Son brillant élève de Kyiv, Serge Lifar, est un génie de la danse, un chorégraphe, un réformateur du ballet, une personne au destin très difficile. Ses contemporains l’appelaient « le dieu de la danse », « le bon génie du ballet du XXe siècle ». Son père était un propriétaire terrien, originaire du village de Velyka Motovylivka, district de Vasylkiv (province de Kyiv). La famille a survécu à la confiscation de sa propriété, à la réquisition de ses biens et à la persécution politique.

Photo: Serge Lifar et ses parents

Après avoir étudié et joué avec la troupe de Sergueï Diaghilev, il s’est révélé non seulement comme un danseur de ballet exceptionnel, mais aussi comme un réformateur de la danse et de la technique de la danse. En 1929, à l’âge de 24 ans, il dirige la troupe de ballet de l’Opéra national français, qui devient l’une des principales troupes de danse au monde. Après avoir pris sa retraite de danseur, il fonde l’Académie de danse du Grand Opéra et devient recteur de l’Institut chorégraphique de l’Université de la danse à Paris, noue des relations avec les artistes les plus célèbres de son époque, notamment Pablo Picasso, Paul Valery, Jean Cocteau et bien d’autres. Lors qu’il lui remit la Légion d’honneur, le président Charles de Gaulle lui proposa de devenir citoyen de la République française (le danseur vivait jusque-là sans citoyenneté), mais il le remercia et déclara : « Mais je n’ai jamais été et ne serai jamais Français, car je suis Ukrainien et ma patrie est l’Ukraine ». Aujourd’hui, l’Ukraine accueille le concours international de danseurs et chorégraphes de ballet en hommage à Serge Lifar et le concours international de chorégraphie Serge Lifar. Le Collège des arts chorégraphiques de l’Académie municipale de Kyiv porte également son nom.

Ida Rubinstein : chorégraphe principale du New York City Ballet, originaire de Kharkiv

Peu de gens savent que Le Boléro, chef-d’œuvre de Maurice Ravel, a été commandé par une danseuse de Kharkiv, Ida Rubinstein, née en Ukraine dans une famille très riche de juifs orthodoxes. « Mon grand-père a fondé la célèbre société bancaire « Roman Rubinstein et fils » », se souvenait-elle. Les Rubinstein possédaient des banques, des brasseries, des usines sucrières et avaient de nombreuses œuvres de bienfaisance. Lorsqu’elle a informé sa famille de sa décision de choisir la scène du ballet, cela a suscité des protestations et de la confusion. En 1909-1911, elle danse dans la troupe de Sergueï Diaghilev. En 1928, elle crée sa propre troupe avec les danseurs Aleksandr Benoit, Leonid Myasin et la maître de ballet Bronislava Nijynska.

La plus brillante des dernières performances d’Ida Rubinstein fut un solo dans Le Boléro de Ravel. Pendant la Seconde Guerre mondiale, quand les nazis occupèrent Paris, elle s’installa à Londres et, sans épargner ses efforts ni son argent, travailla dans un hôpital, soignant les blessés.

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Valentina Pereyaslavec (ballerine, chorégraphe et professeur) peut aussi être qualifiée de star de classe mondiale. Originaire de Yalta, elle a fait ses études à Kyiv, où son père travaillait comme souffleur. Elle dansait au Théâtre Mykola Sadovsky, après s’être perfectionné à l’école de ballet du Théâtre Bolchoï de Moscou. Elle travailla comme soliste de ballet dans les théâtres de Kharkiv et de Kyiv. A partir de 1939, elle est danseuse étoile du Théâtre de l’Opéra de Lviv, en collaboration avec Yevhen Vigilov et Mykola Tregoubov. Dans une critique de ces années-là, on peut lire ce qui suit : « L’Opéra de Lviv peut être fier de son ballet. Aucun grand théâtre européen ne peut lui envier des danseurs aussi célèbres que la danseuse étoile V. Pereyaslavec ou le chorégraphe M. Tregoubov, et bien d’autres ».

Lors de son séjour en Allemagne dans un camp américain de personnes déplacées ukrainiennes (en 1945), elle dirigea des formations et des cours pour d’éminentes ballerines de diverses compagnies de ballet et des solistes de l’Orchestre symphonique de New York et du Royal Ballet de Grande-Bretagne. Parmi ses élèves figurent Margot Fontaine, Fred Herko, Mykhailo Baryshnikov et Rudolf Noureev. Dans une interview, elle souligna qu’en dépit de ces cours prestigieux, elle se rendait toujours à Downtown deux fois par semaine pour enseigner à « mes enfants ukrainiens ».

Photo: Perejaslaveс et Noureev

Le ballet ukrainien a de quoi être fier. Des danseurs ukrainiens ont ouvert la voie à de nouvelles tendances et de nouveaux styles dans la chorégraphie moderne et en ont changé l’histoire à jamais, ont dansé sur les scènes les plus prestigieuses du monde, ont enseigné dans les plus grands centres de danse, ont fondé leurs propres écoles et inspiré l’émergence de chefs-d’œuvre musicaux. Des artistes ukrainiens ont collaboré avec des peintres, des compositeurs, des poètes et des imprésarios célèbres – et dans les conditions de l’émigration et de l’apatridie, leur patrie est toujours restée dans l’ombre de la communauté internationale et, au fil du temps, de leurs propres compatriotes. Il est peut-être grand temps que leurs noms prennent la place qui leur revient dans l’histoire de l’art chorégraphique ukrainien.