La mer Noire, un débouché essentiel pour l’Ukraine

Histoire
27 juillet 2023, 17:11

Pour l’Ukraine, la mer Noire a toujours été d’une importance essentielle. Elle a été perçue comme un lien vers l’Europe, l’Asie et plus tard le monde entier. Stepan Rudnytsky, un célèbre historien, géographe et géopoliticien ukrainien, a comparé la mer Noire et le système des fleuves ukrainiens du bassin de la mer Noire à un oignon : ses racines à travers les détroits du Bosphore et des Dardanelles atteignaient la mer Méditerranée et l’Atlantique, tandis que ses feuilles vertes (les fleuves), permettaient de rejoindre un immense territoire, jusqu’à la côte nord-est de la mer Baltique.

Vecteur antique

La mer Noire a joué un rôle majeur dans l’expansion de la colonisation grecque, depuis le VIIe siècles avant J.-C. Elle est devenue le canal par lequel l’influence de la civilisation gréco-romaine s’est répandue. Ensuite, pendant de nombreux siècles, la côte de la mer Noire et de la Mer d’Azov s’est transformée en un large couloir le long duquel de nombreuses communautés multiethniques se sont déplacées.

À l’époque de la Ruthénie, (l’État monarchique féodal médiéval proto-ukrainien, dont la capitale était Kyiv, et qui a existé du IXe au XIIIe siècle – ndlr), le prince Sviatoslav a manifesté un vif intérêt pour la région de la mer Noire. Grâce à ses efforts, la côte entre les rivières Prout et Dniepr a été intégrée à l’État ruthène. Le prince Sviatoslav a remporté une victoire importante sur le puissant Khanat des Khazars (l’État juif médiéval qui a existé du 650 à 969 sur le territoire du Caucase du Nord, de la région de la basse et de la moyenne Volga, le nord-ouest moderne du Kazakhstan, la mer d’Azov, la partie nord de la Crimée, ainsi que les steppes ukrainiennes jusqu’au fleuve Dniepr – ndlr). La défaite des Khazars a stoppé la monté en puissance de la route commerciale le long de la Volga, qui faisait concurrence à l’ancienne route « des Varègues au Grecs » le long du Dniepr, à l’avantage des ruthènes.

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Le prince galicien Roman le Grand (1152 – 1205) percevait également l’intérêt géopolitique que pouvait avoir cette région et a réussi à relier la Principauté de Galicie-Volhynie à la mer Noire. Puis le prince lituanien Vytautas le Grand (1350 – 1430), qui a régné au XIVe siècle sur la Volynie, Kyiv, la Podolie, et la région de Tchernihiv-Siversk , a également visé un contrôle de la côte de la mer Noire, non seulement pour les possibilités économiques qu’elle offrait, mais aussi pour des raisons politiques : cela lui permettait de faire face à la fois à l’Occident (à l’Ordre Teutonique) et à la Grande-Principauté de Moscou, vers l’est. Vytautas a contribué à l’émergence du khanat indépendant de Crimée, qui s’est d’abord comporté comme un allié du Grand-Duché de Lituanie avant, quelques décennies plus tard, de s’instituer comme un vassal de l’Empire ottoman.

La géopolitique des Hetmans

À partir du XVIe siècle, la mer Noire a eu également une importance particulière pour les cosaques Zaporogues et les hetmans ukrainiens (les dirigeants de l’Etat cosaque). Les historiens ukrainiens ont souligné la formation au cours des XVIIe et XVIIIe siècles de deux concepts essentiels quant à l’utilisation du bassin de la mer Noire et des territoires adjacents dans l’intérêt de l’Hetmanat ukrainien. Le premier d’entre eux, qui a vu le jour à l’époque des hetmans Khmelnytsky – Doroshenko – Samoilovych, prévoyait le maintien de l’équilibre des pouvoirs dans la région, censé reposer sur un accord avec la Turquie et la Crimée, et l’utilisation de leur puissance militaire contre la Rzeczpospolita [l’Etat des deux nations, polonaise et lituanienne – ndlr] et la Moscovie.

Les adeptes de ce concept insistaient sur l’avantage à maintenir la neutralité et un commerce mutuellement bénéfique entre le Sitch Zaporogue, l’Hetmanat cosaque et la Crimée. L’historien ukrainien Olexandre Oglobline qualifia cette stratégie comme une « solution pacifique au problème de la mer Noire ». Le hetman ukrainien Ivan Mazepa s’appliqua à suivre cette stratégie durant la première moitié de son hetmanat. À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, alors que s’est mise en place une coalition anti-ottomane, voulue par les pays d’Europe occidentale, un deuxième concept a pris forme. Il avait à la fois des partisans et des opposants. Il était basé sur l’idée ancienne de la lutte entre les mondes chrétien et musulman et le projet de l’Hétmanat d’atteindre la côte de la mer Noire, établissant ainsi des contacts avec L’Europe et l’Asie par la mer Noire.

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Ce projet permettait également de réaliser un désir ancien des hetmans cosaques qui aspiraient à rattacher la rive droite à la rive gauche de l’Ukraine sous une même couronne, et de réunir le Sitch Zaporogue et l’Hétmanat. La mise en œuvre de ce projet était impossible sans l’élimination totale de la domination tataro-turque sur la mer Noire et dans les zones côtières. Comme l’Hétmanat ne disposait pas de ses propres ressources pour mettre en œuvre une idée aussi ambitieuse, l’Hetman Ivan Mazepa a décidé de faire appel aux ressources de la Moscovie. Alors que les assistants de l’hetman établissaient des contacts diplomatiques avec les pays de la mer Noire et des bassins méditerranéens (Moldavie, Valachie, Serbie, Grèce, etc.), les cosaques ukrainiens et les Moscovites saisissaient les forteresses turques dans les régions de la mer Noire et d’Azov. Et s’il n’y avait pas eu de changement dans la politique de Pierre le Grand, qui intervint dans le conflit de la Baltique (la Grande Guerre du Nord 1700-1721), les cosaques ukrainiens auraient réussi à prendre pied dans le sud. Parce que sans cela, sans avoir obtenu les terres de l’Ukraine méridionale, l’accès à la mer Noire et, vraisemblablement, la Crimée, selon Ivan Mazepa, une Ukraine indépendante était impensable. Malheureusement, lorsque le Hetman a exprimé son intérêt pour les terres de la mer Noire devant le tsar de Moscou il a été forcé de renoncer à cette idée au profit de la Moscovie et cela a eu finalement des conséquences fatales pour des Ukrainiens.

Malgré le fait que depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, la lutte pour avoir l’accès à la mer Noire a été une initiative des stratèges ukrainiens, et que ce résultat a été obtenu par le sang des cosaques ukrainiens, ce sont d’autres personnes qui ont bénéficié de ces victoires. C’est aussi ce qui est arrivé avec le « projet grec » élaboré par l’Ukrainien de souche Oleksandre Bezborodky, c’est-à-dire l’idée d’une liquidation définitive de l’Empire ottoman, puis la mise en place d’une nouvelle Byzance sur son territoire et l’installation d’un représentant de la famille Romanov sur son trône. Cela a abouti à ce que qu’en 1783 le Khanat de Crimée, puis, en 1791, les terres entre le Boug méridional et le Dniestr, deviennent une partie de l’Empire russe et pas de l’Hetmanat ukrainien, qui fut liquidé au préalable, en 1764. Depuis lors et presque jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, le bénéfice économique de l’exploitation des ressources de la mer Noire et de sa zone côtière s’est retrouvé entre les mains d’un État étranger. Les Ukrainiens ont été amenés à croire que le contrôle de la mer Noire et des terres côtières de la mer Noire avec la Crimée n’étaient pas dans leur intérêt géopolitique.

L’Ukraine en tant que région de la mer Noire

Le début du XXe siècle a ramené la question de la mer Noir dans l’actualité. Grâce aux recherches des universitaires, les Ukrainiens se sont enfin fait une idée des limites de leur implantation ethnique, des colonies créées par les Ukrainiens bien au-delà des frontières de l’Ukraine, en particulier en Russie, et des territoires qui avaient une importance stratégique pour eux, dans le cadre de leur projet d’obtenir leur propre État indépendant. Сomme l’affirmait le géographe, cartographe et ethnographe ukrainien Stepan Rudnytsky, la base géographique de tout État est son territoire et ses ressources naturelles, tandis que sa base sociologique et juridique est la population qui habite sur ce territoire. La fusion de l’un et de l’autre forme un organisme complet.

Sur la photo : Stepan Roudnytsky et Iouriy Lypa, auteurs de la doctrine de la zone côtière de la mer Noire

Cependant, une telle perception d’un État indépendant et de ses frontières naturelles n’émergea pas immédiatement chez les politiciens ukrainiens de l’époque. Au contraire, le texte du III Universal de la Rada centrale ukrainienne du 7 novembre 1917 montre au contraire un défaut de prise de conscience de l’importance de la mer Noire et de la Crimée chez les dirigeants de la République populaire ukrainienne. Le texte du document dit: « … Le territoire de la République populaire d’Ukraine comprend les terres habitées principalement par des Ukrainiens: la région de Kyiv, de Podolie, de Volynie, la région de Tchernihiv, la région de Poltava, la région de Kharkiv, la région de Katerynoslav, de Kherson, de Tavrie (sans la Crimée)… » Six mois plus tard, le 7 mai 1918, le hetman Pavlo Skoropadsky déclare lors d’une réunion gouvernementale de l’État ukrainien vouloir « reconnaître comme frontières celle initiale tracée sur la carte présentée par le ministre de la guerre, la frontière correspondant aux termes ethnographiques, et accorder une attention particulière à la nécessité de rattacher la Crimée à l’Ukraine ».

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Dans les années 1920, Stepan Rudnytsky dans la plupart de ses travaux scientifiques, ainsi que dans les essais qu’il consacre aux frontières de l’État ukrainien ne cesse de marteler son idée maîtresse : l’Ukraine « embrasse un espace séparé et continu dans le sud de l’Europe de l’Est », c’est « un organisme d’État indépendant » en raison de son déploiement entre l’Europe et l’Asie. De ce fait, l’Ukraine doit « suivre une voie de développement particulière, une voie qui était et est complètement différente de la voie de l’évolution des États d’Europe centrale et occidentale ».

Après le meurtre en 1937 de Stepan Rudnytsky, commis par les autorités soviétiques, ses idées ont été reprises par un écrivain passionné par la géopolitique, Yuri Lypa. Dans ses textes du début des années 1940, ce dernier formula une doctrine cohérente à propos de la mer Noire, peu connue du grand public ukrainien, puisque son auteur a été tué par le NKVD en 1944. Ses idées étaient à l’unisson de son prédécesseur et prenaient en compte la nouvelle réalité politique de l’époque. Yuriy Lypa nota que l’Ukraine était avant tout une région de la mer Noire et que, d’un point de vue géopolitique, le contrôle de la rive de la mer Noire était indispensable pour la viabilité d’un État ukrainien indépendant. De cette façon, il est devenu clair que l’axe autour duquel l’avenir politique ukrainien devait se construire n’était pas celui Est-Ouest, mais Nord-Sud. Selon le penseur, c’était en effet « l’axe géopolitique le plus attractif dans l’espace compris entre la Baltique et l’Oural ».

Les Tatars et les Turcs, comme l’écrivait Lypa, ne devraient pas être considérés comme des ennemis, mais plutôt comme des amis, puisque cela correspondait aux intérêts de l’Ukraine. Par conséquent, la défense de l’axe sud-nord devait devenir la tâche la plus importante de l’histoire de l’Ukraine. Et enfin, l’essentiel. La volonté politique de Yuri Lypa était la suivante: « … Ne laissez pas l’axe Balte-Volga se consolider, car il va être néfaste pour Kyiv (il va causer son déclin) ».

L’intermarium aujourd’hui

De nos jours, cette vision prend trouve une nouvelle importance. Même si elle nécessite une mises à jour, elle s’avère pertinente et doit être prise en compte lors de la définition des priorités de la politique étrangère de l’Ukraine. L’idées d’une union des pays de la zone qui va de la Mer Noire à la Baltique est pertinente. Pourtant, cette idée est perçue de façon différente en Ukraine et chez nos voisins à l’ouest et au nord. Ce concept de l’Entre-mers n’a en effet de sens que s’il comprend l’Ukraine, la Biélorussie, La Lituanie et la Pologne en tenant compte de toutes leurs différences actuelles. Hors la Biélorussie, qui est entre les mains d’un dictateur, ne peut pas actuellement faire partie d’un projet géopolitique pareil.

L’association régionale comme le GUAM qui contient l’Ukraine, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, peut seulement exister comme un forum indépendant qui réunit des hommes politiques, des hommes d’affaires, des scientifiques, des chercheurs et des personnalités du monde de la culture.  Il est dangereux d’imaginer cette union de mer à mer comme une alternative à l’UE. Dès le début du rapprochement des pays de la région Baltique-Mer Noire, ce projet n’a pu naître et exister que comme l’idée d’une zone tampon entre l’Europe occidentale et l’Empire russe.

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C’est aussi ce que prouve l’analyse des idées émises dans le passé, ainsi que des visions des scientifiques et intellectuels du XXe siècle : le contrôle de la rive de la Mer Noire et de la Crimée est une garantie de l’indépendance et de l’existence souveraine de l’État ukrainien. Les efforts visant à inciter l’Ukraine à joindre une alliance régionale fiable, comme l’Intermarium, sont bienvenus. Et il faut se défier des risques de manipulation du contenu de ces concepts historiques.