Dmytro Krapyvenko ancien rédacteur en chef de The Ukrainan Week, militaire

L’ancienne journaliste Iryna Tsybukh a été tuée au front

Guerre
1 juin 2024, 09:39

Engagée dans les unités médicales, l’ex-journaliste Iryna Tsybukh a été tuée au combat à la veille de ses 26 ans. Elle laisse le souvenir d’une jeune femme énergique et brillante. Dans une lettre posthume, elle écrit : « Seuls les braves sont heureux, et il vaut mieux mourir en courant que vivre en pourrissant. Soyez dignes des actes de nos héros, ne soyez pas tristes, soyez courageux » 

Elle était comme une comète qui a traversé le ciel trop vite et brillamment, et qui, même lorsqu’elle s’éteint, laisse une trace lumineuse. Vivre vite, mourir jeune… C‘est ce qu’on pourrait dire d’elle, mais pas tout à fait. On applique en général cette expression aux rock stars qui finissent dans le Club des 27. Mais quand on parle des musiciens, il s’agit surtout d’histoires d’autodestruction. Iryna Tsybukh, bien qu’elle ait réussi à écrire une lettre posthume, n’était absolument pas pressée de rejoindre ce « club », car elle avait de nombreux projets pour sa vie, y compris des projets aussi simples et banals que d’avoir des enfants ou de cultiver des tomates. Elle aimait la vie, mais pendant la guerre, elle était souvent en plein enfer, et elle était donc consciente qu’elle pouvait mourir. C’est pourquoi elle a écrit cette lettre d’adieu il y a un an, qui est maintenant largement citée dans les médias et qui est en soi un manifeste de ce qui vaut la peine d’être vécu et défendu.

« Pour avoir la force d’être un homme libre, il faut être courageux. Seuls les braves sont heureux, et il vaut mieux mourir en courant que vivre en pourrissant. Soyez dignes des actes de nos héros, ne soyez pas tristes, soyez courageux », a écrit Iryna dans son message. Elle n’est pas devenue courageuse à un moment donné, il me semble qu’elle est née ainsi. Je l’ai connue à l’âge de 18 ans et elle était déjà pleine d’énergie et de force pour travailler à la victoire. Nos chemins se sont croisés sur les routes du volontariat. Tcheka (la goupille, c’était son nom de guerre) essayait toujours de faire le plus possible, d’aider chaque unité où elle avait des amis et des connaissances. Elle percevait ses voyages dans le Donbass en 2016-2022 comme une joie espérée et rêvée, et non comme un risque et un défi.

Née et élevée à Lviv (dans l’Ouest du pays), Iryna était fière de sa famille galicienne, mais son amour pour l’Ukraine n’a jamais été limité à une région. Dans ses interviews, elle nous a souvent raconté comment elle était tombée amoureuse de notre Est, comment elle avait commencé à le comprendre. Pour elle, c’était le pays de la grande dissidente ukrainienne Alla Horska et des palanquins cosaques. L’amour d’Iryna était actif. Plusieurs années de suite, elle est venue dans le Donbass pour donner des conférences éducatives.

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Iryna a tenu de nombreuses réunions avec des écoliers, au cours desquelles elle a entendu beaucoup de reproches à son encontre (les enfants relayaient les messages de la propagande russe qu’ils avaient entendus de leurs parents), mais elle a tenu bon, trouvé des contre-arguments, et essayé de voir la lumière au bout du tunnel dans ce travail difficile. Et elle y est parvenue.

Je me souviens de son travail à la TV ukrainienne Suspilne, à Dnipro, pendant plusieurs mois d’affilée. Ses messages sur les médias sociaux à l’époque étaient aussi une déclaration d’amour pour une autre région de l’Ukraine. Je me souviens de ses mentions de Staryi Kodak et d’autres lieux de gloire cosaques, dont elle s’inspirait pendant son temps libre de journaliste. Je l’ai lu, je l’ai aimé et j’ai pensé qu’un message sincère d’une jeune fille peut parfois faire plus pour promouvoir notre tourisme intérieur que les efforts de structures bureaucratiques entières dans les administrations régionales de l’État.

Nous n’étions pas des amis proches, nous ne nous sommes rencontrés en personne que deux ou trois fois au café Olivets, dans les locaux de la chaîne de télévision Suspilne. Nous n’avons pas eu le temps d’avoir de longues conversations à cœur ouvert, mais ces brèves rencontres m’ont laissé l’impression qu’Iryna était une personne intègre. Pendant la guerre, c’est le principal critère qui permet d’identifier les gens.

Iryna est entrée en guerre aussi rapidement qu’elle était entrée dans le volontariat ou le journalisme. Dès les premiers jours de la défense de Kyiv, elle a sauvé la vie de nos blessés au sein des Hospitaliers, l’unité d’aide médicale des défenseurs. Je dois avouer que j’étais même un peu jaloux d’elle à l’époque : je me suis porté volontaire pour le Commission de recrutement le premier jour de l’invasion à grande échelle, mais pendant un certain temps, je suis resté coincé dans la routine du service de garde, pendant qu’Iryna transportait les blessés hors de la ligne de feu, près d’Irpin. Je voyais une certaine injustice dans le fait qu’elle, comme des milliers d’autres personnes, avait déjà participé à de véritables opérations de combat, alors que je devais le faire plusieurs mois plus tard.

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J’étais sincèrement heureux du succès d’Irina et des décorations qu’elle a reçu, ainsi que de sa présence en couverture du magazine Elle. À notre époque, elle se devait d’être là, car elle est le visage et la voix de la génération qui a grandi pendant la guerre, qui porte littéralement le front sur ses épaules, la génération en laquelle nous voulons croire, à qui on souhaite confier le pays, pour d’autres transformations. Iryna Tsybukh en couverture de Elle est également un symbole de l’évolution des femmes ukrainiennes, lorsque le personnage principal des magazines sur papier glacé n’est pas une star du showbiz ou un top model, mais un infirmier de combat, une patriote et quelqu’un de très humain.

Iryna était exigeante envers elle-même et son entourage, et elle proposait constamment de nouvelles idées et de nouveaux projets, comme le plus récent visant à rendre hommage aux personnes tombées au combat dans l’entreprise où ils ont travaillé avant la guerre. Je n’ose même pas imaginer le nombre d’initiatives similaires qu’elle aurait pu lancer. Mais maintenant, nous allons devoir resserrer les rangs et continuer à avancer sans Tcheka, avec l’idée d‘être à la hauteur de ses efforts et de l’amour proactif qui remplissait sa vie.