Alla Lazaréva Сorrespondente à Paris du journal Tyzhden

Guillaume Dussau : « Je ne peux pas parler de Wassyl au passé »

Culture
19 décembre 2022, 18:41

Le 20 décembre, Wassyl Slipak, chanteur d’Opéra de Paris et Héros de l’Ukraine tombé au front le 29 juin 2016, aurait 48 ans. Tyzhden se souvient de cette personnalité hors commun avec son meilleur ami, chanteur d’opéra Guillaume Dussau.

– Wassyl disait que vous êtes son meilleur ami. Vous vous souvenez de la première rencontre ?

– Oui, bien sûr. C’était l’anniversaire d’une chanteuse, Irina Tiviane. J’ai vu un type énorme qui chantait d’abord en contre-ténor, puis en basse. Nous avons chanté ensembles, puis nous sommes sortis fumer. Je commençais alors à sortir avec une femme que Wassyl appelait « sœur ». J’ai été surpris : je ne savais pas qu’elle avait un frère ? Wassyl a clarifié : « Un frère non par le sang, mais par l’esprit ». C’est ainsi que notre amitié a commencé. Dès la première minute, nous nous sommes reconnus et ressentis comme des personnes de paroles et d’actions. Ni lui ni moi n’avons jamais été trop délicats, nous avons tous deux un fort caractère. Parfois, nous devions travailler les mêmes rôles, par exemple dans l’opéra « Nabucco ». Quand c’était nécessaire, il m’a remplacé, et je l’ai remplacé. Plus tard, nous avons créé ensemble l’association Opera Friends For Children.

La guerre dans le Dombas venait de commencer, 160 000 enfants avaient perdu leur maison. Wassyl a déclenché l’alarme: « L’hiver arrive, des enfants vivent dans des sous-sols, certains dans la rue, il faut faire quelque chose ! ». Déjà à l’époque, il pensait à aller combattre à l’Est de l’Ukraine. Je lui ai dit : « En tant que chanteur, tu peux faire beaucoup de choses, ne te presse pas. Tu peux attirer l’attention du public sur la guerre en Ukraine, aider à faire connaître cette guerre ». Il a fait ce qu’il a pu. Lors d’une représentation à Lyon, Wassyl est même monté sur scène enveloppé dans le drapeau ukrainien. Cela a fait grand bruit !

Wassyl Slipak, Guillaume Dussau

C’est après avoir chanté « Carmen » à Aix-les-Bains que nous avons décidé de créer l’association. Cette nuit-là, en 2014, Gosha Kovalinska, Wassyl, Thierry De Marcley et moi-même, nous avons fondé une association pour aider les enfants touchés par la guerre en Ukraine et dans d’autres régions du monde. Nous avons commencé à organiser des concerts charitatifs. Cela nous a rapprochés tous les quatre encore plus. Nous avons aidé de nombreuses personnes : Nicolas Tacussel pour former des psychologues aux besoins du front ; une association canadienne qui a organisé des loisirs pour les enfants dans les Carpates ; l’association « A travers l’Europe » pour améliorer la santé des orphelins de guerre dans la colonie de vacances ukrainienne en France. Nous essayons d’organiser deux concerts par an. Wassyl est toujours avec moi : « J’ai perdu un frère ». Quand j’ai appris sa mort, le même jour je suis allé en Pologne, et de là, en voiture jusqu’à Lviv pour les funérailles….

– C’était la première fois que vous veniez en Ukraine ?

– Oui. J’ai découvert ce pays après la mort de Wassyl. Plus tard, j’ai chanté à Kyiv et à Lviv, quand Wassyl n’était plus là. C’est très difficile.

– Combien de fois avez-vous visité l’Ukraine ?

– Trois fois. La dernière fois, c’était en décembre, le jour de l’anniversaire de Wassyl. Il y a eu un concert en son honneur, auquel j’ai participé. Il y a eu un concert en son honneur, auquel j’ai participé. L’Ukraine a gagné un héros, et nous avons perdu une âme sœur. Malheureusement, Wassyl se plaisait trop bien dans le rôle du héros, et je pense qu’à un moment donné, il en est devenu le prisonnier. En mai 2016, nous étions en tournée ensemble à Lyon, vivant dans le même appartement. Je lui ai demandé alors : « Pourquoi tu vas au front ? ». Il a répondu : « Parce que j’ai promis ». Je n’avais rien à objecter, car je suis comme ça : si j’ai promis, je dois tenir ma parole, quoi qu’il en coûte. Comme moi, Wassyl était impatient. Indigné par les conflits internes au sein de la communauté ukrainienne, il a décidé d’aller au front. En mai, toujours à Lyon, Gosha Kovalinska a trouvé et caché son passeport, et a même essayé de le déchirer. Wassyl était très en colère ! Nous avons vu à quel point il avait changé, il a dit qu’il ne ressentait plus de joie à chanter.

– Avec Wassyl, vous n’avez pas seulement chantez ensemble, mais vous avez aussi écrit de la musique ?

– Nous avons participé à des créations. Lors du dernier concert à Kyiv, le 29 juin 2019, j’ai chanté un fragment de musique dont la mélodie fut créée par Wassyl avec le compositeur Yuli Galperine. J’ai créé la version orchestrale avec Nicolas Krause. Wassyl, lui a enregistré ses mélodies, que Yuli a interprétées au piano.

– Lorsque Wassyl est revenu de la guerre pour la première et la deuxième fois, il m’a dit que c’était au front qu’il avait rencontré de vraies personnes, de nouveaux amis importants… Il disait ceci à vous aussi ?

– Oui, bien sûr. J’ai rencontré plusieurs de ses compagnons d’armes. Ils m’ont dit qu’il était très courageux, bien qu’il n’était pas le plus habile des combattants. Et aussi qu’il était un homme de parole, un ami très fiable, sur lequel chacun pouvait toujours compter.

– Vous avez dit tout à l’heure que Wassyl a beaucoup changé depuis qu’il a commencé à aller au front ?

– Oui, beaucoup. Avant la guerre, c’était une personne incroyablement joyeuse. Il apportait la joie partout où il apparaissait. Quand une fête était en cours, il entrait – et l’atmosphère était immédiatement différente ! La guerre a commencé, et cette joie s’est estompée. Son lien avec l’Ukraine était plus fort qu’il ne le pensait. L’Ukraine a été la plus grande loyauté de sa vie. Je le comprends. Je suis français, Wassyl m’appelait le Gascon. Pourquoi ? Parce que je suis plus Gascon que français. C’est une région, pas même un pays, mais avec une identité propre…

– Si la Gascogne était attaquée militairement, iriez-vous aussi la défendre ?

– Je ne sais pas. Sans doute.

– Même si vous n’avez pas de formation militaire ? Et les gens vous diraient : « Vous n’êtes pas un militaire, mais un chanteur célèbre ! Restez chez vous, votre popularité peut influencer l’opinion publique » ?

– J’aurais, je pense, agi comme lui. C’est pourquoi, malgré le fait que j’ai essayé à plusieurs reprises de convaincre Wassyl de ne pas aller au front, j’ai compris : c’était un homme, c’était un homme libre. Quand il avait décidé, il avait décidé. La fraternité signifiait beaucoup pour Wassyl. Nous avons des valeurs communes. Quand il est mort, je pensais à lui tous les jours, voire plus souvent. Je rêve encore souvent de lui. Je continue à organiser des événements musicaux pour collecter des fonds et aider les enfants touchés par la guerre en Ukraine (le prochain le 10 février 2023 à l’église Saint-Sulpice à Paris) et dans d’autres régions. Il est important pour moi que l’aide soit concrète.

– Mais, à ce jour, ce sont les enfants ukrainiens qui ont reçu le plus d’aide de votre part?

– Pour moi, ce n’est pas une question de pays particulier, mais de justice. Ce qui se passe en Ukraine est inacceptable. Tout le monde sait ce qui s’y passe ! Que l’annexion de la Crimée est illégale, que les forces pro-russes ont été armées par Poutine. Il n’y a pratiquement personne qui ne le sache. Cependant, en parallèle dans la politique, il y a des questions d’argent, de gaz… Bien que tout le monde sait que cette guerre est honteuse et injuste.

Je suis du côté des Ukrainiens. Aider les enfants est une priorité. Pour en revenir à la personnalité de Wassyl, je note qu’il était important pour lui de soutenir les enfants blessés par la guerre. C’était une personnalité pleine de paradoxes, compatissante, délicate, de nature vulnérable, il ressentait très bien les gens. S’il se sentait anxieux, il se mettait à chanter. Nous, les musiciens, sommes guéris par le chant. Apparemment, sur la scène, nous parvenons à exprimer ce que nous ne pouvons formuler en mots dans la vie réelle.

– J’ai remarqué que Wassyl n’aimait pas refuser de l’aide et faisait souvent ce qu’on attendait de lui.

– Oui. Et il y a eu une période où j’étais un peu en colère contre la communauté ukrainienne en France parce que je pensais qu’on le poussait à jouer le rôle d’un héros. Il ne s’agissait pas d’aller au front, mais de créer une image qui manquait probablement à la communauté. Cette mèche cosaque qu’il a commencé à porter… Un acteur garde toujours quelque chose d’enfantin en lui. Nous nous déguisons, nous montons sur scène et jouons différents rôles, comme lorsque nous étions petits. De cette manière, les artistes s’accommodent de leurs propres paradoxes.

– Mais en même temps, Wassyl a été capable de couper net toute relation avec les personnes qui l’ont déçu…

– Oui ! Parce que c’est une question d’honneur. Et aussi du caractère. Soit il aime ça, soit il n’aime pas. Il accepte ou rejette. C’est un homme d’action. Je ne peux pas parler de Wassyl au passé. Il est toujours là. Pas une semaine ne passe sans que mes amis et moi ne parlions de lui.

– Ce ressentiment à l’égard des Ukrainiens, en manque des héros, est-il toujours présent ?

– Non. Cette image, il l’aimait lui-même. D’ailleurs, après la mort de Nathalie Pasternak, leader de la communauté, Wassyl s’est senti obligé d’unir les Ukrainiens de France. Il semble qu’il conserve ce rôle de leader même aujourd’hui, six ans après sa mort. Dès qu’il se passe quelque chose entre Ukrainiens, on parle toujours de Wassyl.

– Wassyl vous a averti qu’il part combattre ?

– Pas directement, mais il l’a fait comprendre. Lors de la dernière réunion de l’Opéra Friends For Children, où il était présent, il a lancé un avertissement : « Je ne peux plus diriger cette organisation ». Nous lui avons demandé pourquoi, et il a répondu : « Parce que je risque d’augmenter le nombre d’orphelins dans le monde. » C’était un homme très subtil.

– Avez-vous vu le film Mythe ?

– Oui.

– Vous avez reconnu votre ami, en personnage principale ?

– Oui, je l’ai reconnu. Le film parle d’un musicien brillant, d’un héros, mais peut-être pas assez de la personnalité, de la personne. C’est lui, mais pas complètement. Je pense que le dessin animé, qui est tissé dans la toile du film, est une bonne trouvaille des réalisateurs. Il fait appel à l’enfance que Wassyl n’a pas perdue en lui-même. Le film est stocké dans mon ordinateur. Je n’ai pas pu regarder les dernières images. Mais le caractère est bien saisi.

Mes souvenirs de Wassyl sont très privés. Ce sont la mer, la plage, la piscine, les fêtes avec des amis, les pâtes, qu’il a cuisinées pendant un temps incroyablement long. Parce que tout devait être vrai : les tomates, le basilic. Tout un rituel ! Et en même temps, il pouvait allumer quatre brûleurs alors qu’il n’en fallait qu’un seul. Je l’ai vu effondré et heureux, dans la tristesse et dans la joie, dans l’amour et dans le désespoir… Il semblait être un type ordinaire, mais il avait quelque chose d’unique en lui qui le rendait différent de tout le monde. Vous pouviez compter sur lui à 100%. Il n’y a pas beaucoup de personnes aussi fiables dans la vie ! S’il dit « oui », ça ne veut jamais dire « peut-être ». Pour le bien de ses amis, il a pu sacrifier sa carrière. Une fois, lors d’une répétition, un chef d’orchestre a insulté une chanteuse, et elle a fondu en larmes. Wassyl a éclaté de colère : « Tu n’est qu’un connard ! Écoutes, connard, je ne travaillerai plus jamais avec toi ! ». S’il n’avait pas été aussi intransigeant, il aurait eu une carrière encore meilleure. Dans ma mémoire, Wassyl n’est pas un combattant, pas un héros, mais une âme chère, sensible, bonne, juste, généreuse, unique et différente de tout le monde.

Guillaume Dussau est un chanteur d’opéra français, diplômée du Conservatoire national français et de l’Académie internationale de chant de Toulouse. Il a travaillé dans des théâtres à Toulouse, Nice, Marseille, Toulon, Paris. Son répertoire comprend des œuvres de Bellini, Bizet, Puccini, Offenbach, Rossini, Verdi, Tchaïkovski, Mozart et d’autres compositeurs.