Comment l’Ukraine a rendu ses armes nucléaires, une interview du général Filatov

Politique
28 novembre 2024, 09:48

Ancien haut-gradé des forces stratégiques ukrainiennes, le général Filatov raconte comment a été vécue, de l’intérieur, le transfert à la Russie des armes nucléaires ukrainiennes après 1991 et comment des stocks massifs de matériel militaire ont été bradés. L’Ukraine a donné à la Russie des avions qui tirent aujourd’hui sur elle.

Lorsqu’il répond aux questions, le général Filatov choisit ses mots avec beaucoup de soin et d’attention. Ce n’est pas parce qu’il a peur de fâcher quelqu’un : il n’a plus de supérieurs depuis longtemps. Il est simplement habitué aux responsabilités, car pendant une partie de sa vie, il a été responsable d’une arme mortelle qui aurait pu détruire la moitié de l’Amérique : il a été commandant de la 46e division de missiles (située à Pervomaisk, région de Mykolaiv) des forces de missiles stratégiques, puis premier commandant adjoint de la 43e armée de missiles, mais déjà à l’époque du désarmement nucléaire de l’Ukraine.

À la veille du trentième anniversaire du mémorandum de Budapest, Mykola Filatov revient sur son expérience unique, ses épreuves personnelles en tant qu’être humain et spécialiste militaire. Il est l’un des rares à connaître les moindres détails de l’entretien des armes létales de l’URSS et du processus de divorce, lorsque l’Ukraine a volontairement ou presque cédé tout son potentiel nucléaire à son avide voisin.

– Pour comprendre la signification du désarmement ukrainien, il faut d’abord comprendre la nature et l’objectif des armes nucléaires soviétiques. Dès le départ, le programme nucléaire soviétique était-il une réponse à la menace américaine après Hiroshima ou un prolongement logique de l’expansion impériale ?

– Pour répondre à cette question, il convient d’analyser au moins une brève période historique. Il suffit de rappeler que la Seconde Guerre mondiale a été déclenchée par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, qui ont tenté pendant des décennies de le cacher au peuple soviétique. Après la signature du pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique en 1939, la voie vers le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a été ouverte. Ensuite, pendant deux ans, toute l’élite politique et idéologique soviétique a accusé la Grande-Bretagne et la France d’être responsables du déclenchement de la guerre.

La guerre a commencé par l’attaque de l’Allemagne nazie contre la Pologne, mais en 1939, l’Union soviétique a d’abord déclenché une guerre contre la Finlande, puis s’est emparée des territoires d’autres États voisins. Ainsi, la guerre soviéto-finlandaise a privé la Finlande d’une partie importante de son territoire : 12 % de son industrie a été pratiquement détruite, 11 % de ses terres agricoles ont également été saisies et environ 12 % de sa population, soit plus de 400 000 personnes, ont été contraintes de quitter les territoires occupés pour s’installer dasn le reste de la Finlande.

Photo : Près du lanceur de missiles lors de la première visite de William Perry à Pervomaisk, dans la région de Mykolaiv. Mars 1994.

En 1940, lorsque le commissaire du peuple Molotov se trouve en Allemagne, il exprime les exigences de l’Union soviétique en matière de résolution des conflits et de revendications territoriales : l’Union soviétique revendique le détroit du Danemark pour l’accès à la mer du Nord, ainsi que les territoires du nord de l’Iran, de l’Irak, certaines parties de la Turquie et d’autres États. Des forteresses soviétiques devaient être établies dans presque toutes les directions : sur l’Adriatique, le Bosphore, les Dardanelles… Lorsque l’Allemagne nazie a attaqué l’Union soviétique et que la guerre, appelée plus tard « Grande guerre patriotique de l’Union soviétique », a commencé, personne n’a jamais mentionné à voix haute que l’Union soviétique y avait participé pendant les deux premières années du côté de l’agresseur.

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Après la fin de la guerre, en novembre 1945, Staline a signé un décret secret sur la création d’une flotte militaire pour la décennie 1946-1955, qui prévoyait la construction de 3 500 navires de guerre et la création de plus de 100 divisions d’aviation. Comme vous pouvez l’imaginer, ce n’était pas pour la défense. Mais les dirigeants de l’Union soviétique se concentraient surtout sur la création d’armes nucléaires. Aujourd’hui, lorsque nous analysons ces événements, même brièvement (je ne parle pas de la poursuite de l’expansion de la Russie : deux guerres en Tchétchénie, puis en Géorgie, puis l’occupation de la Crimée, puis le Donbass, et maintenant la guerre totale), nous ne faisons que restituer le contexte dans son intégralité : tout cela se trouvait dans les fondements de l’ancienne Union soviétique et de la Russie d’aujourd’hui.

Il n’est donc pas du tout correct de dire que le programme nucléaire russe a été créé en réponse aux États-Unis. Non, il était au cœur de l’expansion de l’ex-Union soviétique, et il était et reste au cœur de la Russie d’aujourd’hui : les pratiques agressives et terroristes, de même que l’idéologie, n’ont pas disparu.

– L’Ukraine, représentée par ses dirigeants de l’époque, pouvait-elle et, surtout, a-t-elle empêché l’exportation d’armes nucléaires tactiques vers la Russie ?

– Premièrement, après août 1991, date de l’indépendance de l’Ukraine, il n’était pas question de déplacer la moindre ogive nucléaire, et encore moins des trains équipés d’ogives nucléaires, sans le consentement de la première personne de l’État. Deuxièmement, les armes nucléaires tactiques ont été exportées sur la base de l’accord de Belovej, plus connu sous le nom d’accord de Minsk, signé le 8 décembre 1991. Et là, à l’article 6, il était clairement et explicitement indiqué que la République de Biélorussie, la République du Kazakhstan et l’Ukraine retireraient leurs armes nucléaires tactiques d’ici le 1er juillet 1992. Toutes les décisions, tous les plans et tous les calendriers ont été élaborés par l’état-major général de l’ex-Union soviétique, c’est-à-dire par l’organe d’un État qui n’existait plus ! L’Union soviétique n’existait plus, mais l’état-major général continuait de fonctionner.

De plus, un accord supplémentaire a été signé à Almaty, puis d’autres accords. Toutefois, l’état-major de l’URSS s’est principalement appuyé sur le fait que, le 24 octobre 1991, notre Verkhovna Rada [Parlement – ndlr] d’Ukraine avait adopté une déclaration sur des mesures supplémentaires visant à mettre en œuvre le statut non nucléaire de l’Ukraine, sur la base de la Déclaration de souveraineté de l’État, puis de l’Acte d’indépendance. En fait, en janvier 1992, le ministère de la Défense de l’Ukraine et l’état-major général de l’époque ont élaboré des calendriers détaillés pour le retrait des armes nucléaires. Et le 14 février 1992, un premier train d’armes nucléaires tactiques a quitté le territoire de l’Ukraine.

Il est important de noter que l’article 6 de l’accord de Belovej stipulait clairement et explicitement que les armes nucléaires tactiques seraient transférées dans des bases centrales de préfabrication avant le 1er juillet 1992. Et seuls les experts et les dirigeants de l’État, y compris le président, qui avait signé l’accord, savaient et comprenaient que toutes les « bases centrales de préfabrication » étaient situées en Russie. Cela a été pratiquement, et c’est un euphémisme, caché à la population ukrainienne.

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Même la signature de certains accords a été rapportée dans les médias avec un retard de 2 à 3 semaines. De plus, les accords stipulaient que les destructions seraient effectuées sous contrôle international. Mais dans la pratique, lorsque le premier train fut parti, suivi par d’autres, il n’y avait plus aucun contrôle : personne n’était autorisé à entrer en Russie avec une telle mission. Ainsi, en février 1992, le ministère ukrainien de la Défense a été contraint d’arrêter l’exportation d’armes nucléaires tactiques jusqu’à ce que la Verkhovna Rada de l’Ukraine décide de le faire, parce qu’il n’y avait pas d’autorisation spécifique de lsa part pour le faire, et que le président de l’Ukraine lui-même n’avait pas l’autorité nécessaire pour le faire.

Le 9 avril 1992, une déclaration sur les mesures supplémentaires visant à garantir le statut non nucléaire a été adoptée, qui indiquait clairement que la Verkhovna Rada d’Ukraine interdisait l’envoi d’armes nucléaires tactiques. Malgré cela, le processus a repris le 21 avril, à un rythme tel que même les experts nucléaires ont eu du mal à y faire face, travaillant jour et nuit. Et dans la nuit du 5 au 6 mai, le dernier train d’armes nucléaires tactiques a franchi la frontière de l’Ukraine.

Aujourd’hui, en tant qu’expert en armes nucléaires stratégiques, je ne peux m’empêcher de dire que les armes nucléaires tactiques sont la principale arme pour laquelle les dirigeants ukrainiens auraient dû se battre. En effet, les armes nucléaires tactiques sont, d’une part, très faciles à entretenir et, d’autre part, moins exigeantes à stocker. Elles sont stockées depuis des années et ne nécessitent pas les mêmes mesures techniques, telles que des absorbeurs d’hydrogène, que les armes nucléaires stratégiques.

Troisièmement, l’Ukraine n’avait probablement pas besoin de missiles stratégiques intercontinentaux visant l’Amérique et la Chine, il lui aurait suffit de disposer d’armes nucléaires tactiques. Si cela avait été le cas, il n’y aurait pas de troupes russes sur le territoire de l’Ukraine aujourd’hui. C’est ce que je pense en me basant sur un certain nombre de connaissances et d’expériences.

– L’Ukraine avait-elle la possibilité, non pas en théorie, mais dans la réalité de l’époque, de conserver le contrôle des armes nucléaires si une telle décision politique avait été prise ? La prévention, la maintenance, tout le travail de routine qui est votre spécialité, l’Ukraine était-elle capable de les assumer ?

– L’Ukraine pouvait-elle ou non conserver des armes nucléaires stratégiques par ses propres moyens ? Nous pouvons dire clairement et sans équivoque que oui, nous le pouvions. Nous disposions d’un énorme potentiel scientifique, de production et de ressources humaines pour cela. De nombreux spécialistes militaires utilisaient des munitions nucléaires. Ils savaient non seulement entretenir et stocker des munitions nucléaires, mais aussi les utiliser professionnellement au combat si nécessaire. Nous avions des scientifiques et des ingénieurs, pour la plupart des civils, mais ils étaient en mesure de fournir ces services si nécessaire. Pensez à tout notre potentiel, à nos énormes entreprises de renommée mondiale dans le domaine des fusées et de l’espace, telles que le bureau d’études Pivdenne, l’usine de construction de machines Pivdenny dans la région de Dnipro, d’autres entreprises à Dnipro, Kharkiv, Kyiv et dans d’autres villes.

Le 2 août 1994, huit jours après l’investiture du deuxième président, Leonid Kuchma, sa première visite en dehors de Kyiv fut pour la 46e division de missiles de Pervomaisk, que j’avais l’honneur de commander à l’époque. Il est arrivé accompagné de ses collaborateurs, de ministres et de spécialistes. Notre peuple sait qu’il était un spécialiste des fusées avant de devenir un homme politique.

Il était parfaitement au courant de toutes les questions liées à la conception, au développement, à la production et à l’utilisation des armes nucléaires. Une réunion à huis clos a été organisée au sein de la division, à laquelle même mes adjoints n’ont pas été autorisés à assister, mais seulement des spécialistes. Le président a écouté mon rapport et celui du commandant de la 43e armée de missiles, le colonel-général Mikhtiouk, et a inspecté un certain nombre d’installations. Ensuite, nous avons réuni pratiquement tous les officiers de la division qui n’étaient pas en service de combat, et M. Koutchma leur a demandé de ne pas s’inquiéter pour leur avenir.

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Il a promis que les cinq régiments de missiles de la 46e division de missiles de Pervomaisk, équipés des missiles balistiques intercontinentaux SS-24 les plus avancés, conçus et fabriqués par notre Pivdenmash, resteraient en Ukraine, car ils n’étaient soumis à aucun traité sur la réduction des armes nucléaires stratégiques offensives. Mais il a souligné : probablement sous une forme non nucléaire. Certaines entreprises développaient ces armes, et je le savais.

Au moins cinq régiments de missiles auraient pu et dû être conservés, et il n’était pas nécessaire d’en avoir plus, avec les missiles les plus modernes produits dans le pays et qui sont en service actif depuis 1989. L’entreprise a fourni une garantie de 10 ans pour ce type de missiles stratégiques, puis a mené certaines études, y compris des lancements, et la garantie a été prolongée de 10 ans, puis encore de 10 ans.

Par exemple, la division de missiles à Kolomyia, dans l’oblast d’Ivano-Frankivsk, disposait de missiles de la deuxième génération, en service depuis près de 30 ans. Ces systèmes de missiles auraient également pu être en service : cinq régiments de missiles, 46 lanceurs de silos avec des missiles SS-24.

J’ai lu des suppositions selon lesquelles nous aurions dû démanteler les ogives sur place, extraire l’uranium enrichi et le plutonium, les appauvrir, mettre en place une installation de production de barres de combustible en Ukraine, puis faire du commerce avec le reste du monde. Dans quelle mesure cette idée n’est-elle pas fantaisiste ?

Je tiens à souligner une fois encore que l’Ukraine disposait et dispose toujours d’un énorme potentiel scientifique et de production qui lui a permis non seulement de créer et d’exploiter les systèmes de missiles les plus avancés, mais aussi de disposer de suffisamment de spécialistes : chaque division comptait des officiers spécialement formés à l’entretien des munitions nucléaires, il existait des unités spéciales – les « bases de réparation et d’entretien » – qui ne travaillaient qu’avec des munitions nucléaires.

Globalement, le potentiel était là, mais il fallait d’abord du temps. Malgré une base de recherche et de production aussi puissante, nous ne disposions pas d’un cycle complet pour la création et l’élimination des armes nucléaires elles-mêmes, qu’elles soient tactiques ou stratégiques. Pour créer le cycle complet, nous avions bien sûr besoin de fonds considérables. Et de temps – au moins 2 à 3 ans.

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L’élément principal est la composante politique. La communauté internationale, les dirigeants de nombreux pays, y compris l’UE et l’OTAN, auraient dû nous permettre de le faire. Personne ne nous a donné cette autorisation à l’époque. La remise de ces munitions aux États-Unis d’Amérique n’était, comme on dit, pas une option à l’époque. D’autant plus que de nombreux hommes politiques, dirigeants, y compris les militaires, étaient malheureusement passés par l’école soviétique, et qu’ils espéraient tous que l’Ukraine vivrait en paix avec la Russie. Bien que les experts, les militaires, y compris ceux qui analysent objectivement les événements historiques, savaient tous que la guerre de la Russie contre l’Ukraine se produirait sans aucun doute. Personnellement, j’en ai toujours été convaincu. La seule question était de savoir quand.

Photo : Des militaires des forces armées ukrainiennes préparent un missile balistique SS-19 (UR-100N) en vue de son élimination sur la base de Vakulentchuk, dans la région de Jytomyr, le 24 décembre 1997.

Mais, malheureusement, il n’y avait qu’un seul moyen : les transférer en Russie, puisque la décision avait déjà été prise. Bien entendu, nous n’étions pas censés remettre ces armes pour une somme aussi dérisoire : elles valaient des milliards, et nous n’avons obtenu que des miettes. Le transfert devait se faire dans un délai limité et déraisonnable, proclamé au niveau de la direction de l’État, sans tenir compte des évaluations des experts. Et, bien sûr, nous devions le faire sous un contrôle efficace et efficient – non seulement ukrainien, mais aussi international.

Au début, il n’y avait aucun contrôle. Après le 21 avril 1992, date de la reprise des transferts d’armes nucléaires tactiques, un certain contrôle semblait être apparu. Mais quel type de contrôle ? Oui, nous avons créé un groupe d’officiers qui ont été envoyés en Russie. Des munitions nucléaires étaient livrées aux usines situées près de l’Oural, à Arzamas. Nos spécialistes se tenaient à l’entrée de l’atelier, la munition nucléaire entrait à l’intérieur – et c’était tout, il n’y avait pas d’autre contrôle. Par conséquent, en tant qu’expert et militaire, je n’avais aucun doute et je n’ai toujours aucun doute sur le fait qu’une grande partie des munitions nucléaires, en particulier celles produites ces dernières années, n’ont certainement pas été éliminées.

Heureusement qu’aujourd’hui nous ne sommes pas touchés par des munitions nucléaires, et j’espère que cela ne se produira pas. Mais nous avons donné à la Russie des avions stratégiques et des missiles aériens. Et les missiles sont lancés sur notre territoire. Et les avions que nous avons remis aussi, prétendument en guise de compensation pour une dette de carburant, tirent maintenant ces missiles sur nous.

– Vous dites avoir toujours su que, tôt ou tard, la Russie attaquerait l’Ukraine. Tôt ou tard – quand ? Dès l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, aviez-vous compris cela ?

Bien que je sois né et que j’aie grandi en Russie, j’ai heureusement quitté ce pays à temps après avoir obtenu mon diplôme de l’école des missiles. J’ai fini par servir en Ukraine, puis je n’ai pas voulu quitter l’Ukraine, bien qu’on m’ait proposé des postes élevés ailleurs. Tous les ministres russes de la Défense se sont entretenus avec moi, mais je suis resté ici parce que j’avais mes convictions. Surtout après la première guerre de Tchétchénie. Je suis originaire de Stavropol, à 140 kilomètres de la Tchétchénie, et j’avais de nombreux amis tchétchènes. J’ai vu la situation, peut-être pas toujours de mes propres yeux, mais j’ai parlé aux gens, j’ai su comment le peuple tchétchène avait été détruit, comment les villes étaient détruites, y compris Grozny, où tout a été détruit jusqu’aux fondations – ce qu’ils font aujourd’hui avec Avdiivka et d’autres villes.

De fait, la Russie a perdu la première guerre contre la Tchétchénie, un traité a été signé, mais malgré le fait qu’elle s’était engagée à ne jamais attaquer, la deuxième guerre de Tchétchénie a commencé trois ans plus tard. Une fois de plus, tout a été détruit. J’ai connu le président Djokhar Doudaïev, nous nous sommes rencontrés lors de réunions communes lorsqu’il servait ici dans la division des bombardiers lourds de Poltava. C’était un homme exceptionnel. En analysant l’histoire et les événements actuels, je me suis forgé de telles convictions dès cette époque. Par conséquent, lorsque la guerre a commencé en Crimée et dans le Donbass, je n’ai pas été surpris.

– Venons-en à la question de la vente des biens de l’armée ukrainienne : armes, terres, biens, tout ce qui était utile et qui pouvait être vendu. Nous savons que jusqu’en 2014, et même si tout est relatif, cela s’est faisait de manière totalement incontrôlée ou par les mauvaises personnes. Nous n’en connaissons pas l’ampleur réelle. Était-ce justifié ? Était-ce nécessaire ?

– La question de la réduction des forces armées ukrainiennes est très, très douloureuse, croyez-moi en tant que militaire, beaucoup de choses négatives ont été faites. Je ne veux pas en parler, mais il est probablement impossible de ne rien dire non plus. Tout le monde ne se souvient pas qu’en plus du potentiel nucléaire et de missiles, qui était énorme, le troisième au monde, l’Union soviétique possédait 20 types de systèmes de missiles balistiques intercontinentaux en service de combat. Parmi eux, 13 types étaient conçus et produits en Ukraine. De plus, nos bases stratégiques et nos arsenaux contenaient des armes, des équipements, des biens, des munitions, de la nourriture et tout ce qui est nécessaire pour 10 millions de personnes, que nous devions pouvoir mobiliser en cas de guerre. Selon les experts internationaux, la valeur de tous ces biens s’élevait à 89 milliards de dollars, d’après des données provenant de source ouverte.

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La vente des biens militaires a commencé à la fin de l’année 1991 et, malheureusement, n’a duré ni un an, ni deux, ni dix. Elle a été lancée par le décret présidentiel n° 28 du 31 décembre 1991, si je ne me trompe pas, qui a créé un centre commercial sous l’égide du ministère de la Défense et réglementé la procédure de vente. A partir de 1992, les commandants de district, les commandants de l’armée et les commandants des formations et des unités militaires avaient le droit d’établir la liste des biens excédentaires.

Ce sont donc les cadres de l’armée qui ont donc décidé qu’ils n’avaient plus besoin de et ou tel bien et qu’il pouvait le vendre. Auparavant, une commission était mise en place, la valeur résiduelle était calculée, ou, s’il s’agissait d’une véhicule neuf ou d’un équipement sans kilométrage, un prix officiel était fixé, et tout cela allait à l’« économie nationale ». Dès le début, le centre commercial a été créé pour vendre en Ukraine, il n’était pas habilité à vendre des biens à l’étranger, mais une grande partie de ces biens a été vendue, et pratiquement transférée gratuitement, vers d’autres pays à des prix plusieurs fois inférieurs aux prix réels.

En 1993, le centre commercial a été dissous en tant qu’organisme qui s’était complètement discrédité, les documents d’enquête ont été remis au bureau du procureur, mais personne, croyez-moi, n’a été tenu responsable de cela, et le processus s’est poursuivi. Par exemple, en 2000 ou 2001, l’Ukraine a remis à la Russie trois bombardiers stratégiques Tu-95 et huit bombardiers stratégiques Tu-160, les plus modernes, qui n’avaient pratiquement pas volé.

Et, si je ne me trompe pas, il y avait plus de 500 missiles lancés par avion, exactement le genre de missiles qui sont tirés sur nous aujourd’hui. Tout cela a été transféré à la Russie pour rembourser une prétendue dette de 285 millions de dollars pour de l’énergie, principalement du gaz. Et dans les années 2000, cela a continué : des chars, des véhicules blindés de transport de troupes, des hélicoptères ont été vendus, non pas par dizaines, mais par centaines, souvent pour une bouchée de pain, déraisonnablement, sans aucune évaluation stratégique de la situation.

Photo :Mise au rebut de l’avion porte-missiles Tu-22M3

Pourquoi personne n’a procédé à des évaluations ? Parce que pendant tout ce temps, l’identité de notre ennemi potentiel n’était pas définie. Qui était-ce ? Personne. Je vous ai déjà raconté comment Leonid Kutchma, avec tout le respect que je lui dois, a déclaré : « Il est ridicule de penser que la Russie va nous attaquer. Jamais ! Il l’a répété deux fois : la Russie ne nous attaquera jamais.

Telle était l’approche de cette affaire d’État : personne n’avait de réponse claire. À mon avis, cette attitude a d’abord été influencée par la tragédie de Tchornobyl. Deuxièmement, après des siècles de lutte, le peuple ukrainien a soudainement obtenu son indépendance. Des déclarations de souveraineté et de statut non nucléaire sont apparues. C’est ainsi que l’Ukraine est devenue un pays non aligné et dénucléarisé ! Malheureusement, ni les députés ni les dirigeants n’ont été en mesure d’évaluer la situation sur une plus longue période. C’est pourquoi je répète que la majorité des hommes politiques et des militaires ne pensaient même pas que la Russie allait attaquer. Je vous ai pourtant exposé mon point de vue ouvertement et clairement.

J’ai écrit à ce sujet, chiffres, faits et documents à l’appui, dans mon livre « Le bouclier nucléaire de l’Ukraine perdu ». L’essentiel est de tirer des conclusions, et non pas des erreurs des autres, malheureusement, mais de nos propres erreurs. On doit apprendre comment il ne faut pas faire. Aujourd’hui, une guerre est en cours, l’agression contre l’Ukraine se poursuit, et nous devons tous nous lever pour défendre notre pays et notre peuple. La Russie agressive et expansionniste doit cesser d’exister.

Le général de division Mykola Filatov a donné сette interview dans le cadre du projet documentaire « Budapest. Une bombe pour l’indépendance », diffusé sur la chaîne Suspilne TV.