Tyzhden s’est entretenu avec Mykyta Havrylenko, responsable du centre de formation des opérateurs de drones Krouk, sur l’importance des drones, le rôle de l’Ukraine dans l’histoire militaire de l’humanité et les conséquences d’un désarmement massif.
– On dit souvent que les drones de combat ont été le seul avantage dont disposaient les Ukrainiens au cours de la première année de la guerre. Dans quelle mesure cela est-il vrai ?
– Tout d’abord, j’aimerais expliquer à nos lecteurs que le monde des drones est très vaste. Il s’agit d’une grande famille de systèmes sans pilote qui sont fabriqués depuis le milieu du siècle dernier. Il faut savoir qu’au début de la guerre totale, les drones étaient en service dans les deux armées en conflit. Il existe différents types de drones : en termes de portée, de degré d’action et d’emport. Je veux dire, quel type de bombes ils peuvent transporter. Donc, si l’on considère tous ces critères, je dirais que c’est l’inverse : les Russes ont eu un avantage immédiat.
Qu’ont fait les Ukrainiens ? Nous avons commencé à utiliser les drones les plus simples à grande échelle. Ce que l’on appelle les drones de première classe, des petits Mavic. Pourquoi cela s’est-il produit ? Parce que de nombreux civils se sont engagés dans l’armée directement depuis chez eux. Personne n’est né pour la guerre ou n’est prêt à la faire. Nous sommes allés défendre le pays avec ce que nous avions. Les gens ont donc apporté à l’armée ce qu’ils avaient à la maison.
Photo: Roman Malko
D’ailleurs, il y a 500 à 600 ans déjà, les Cosaques sont allés se battre avec des fourches et des fléaux contre une armée de chevaliers polonais et ont transformé ces fourches et ces fléaux en armes. Ainsi les fléaux, qui étaient des outils pacifiques utilisés pour battre le blé, ont commencé à battre les « hussards ailés » polonais.
De même façon, les gens ont commencé à utiliser les drones qu’ils avaient chez eux pour des opérations de combat : ajuster le fonctionnement des systèmes d’artillerie ou de mortier. Si nous parlons de ces petits drones, nous avions vraiment un avantage. Aucune autre armée au monde, à part la nôtre, ne les a utilisés. Ce n’est pas par choix que nous avons agi ainsi : nous n’avions rien d’autre sous la main. Mais au niveau tactique et stratégique, les Russes avaient un certain avantage. Plus tard, la situation a changé. Les Russes et nous-mêmes avons commencé à utiliser massivement des drones FPV, des Mavic et des drones d’attaque. La situation sur la ligne de front avec les drones est dynamique et change tous les jours.
Lire aussi: Les pays baltes et scandinaves créent un « mur de drones » pour tenir la frontières russe
– Mais peut-être ne devrions-nous pas sous-estimer l’ennemi. Nous sommes un pays plus petit, sans tradition militaire agressive, et il se peut donc que nous ayons fait quelques erreurs dans notre défense ?
– En fait, les drones sont produits en masse en Ukraine. Ils sont en train d’être testés et mis en service. Mais nous ne faisons que chercher notre propre voie, et les Russes ont depuis longtemps mis les choses en route. Avant la grande invasion, notre propre production n’existait quasiment plus. Les usines qui savaient produire de bonnes optiques, comme l‘Arsenal de Kyiv, n’en fabriquaient plus. Les drones reposent sur un ensemble de technologie qui impliquent à la fois des connaissances en ingénierie et des dizaines de cartes et de systèmes optiques.
L’Ukraine est-elle en mesure de répondre à ces besoins ? C’est une question rhétorique. Il y a vingt ans, nous avions l’usine de l’entreprise Kvazar Micro qui fabriquait des circuits imprimés, mais elle ne produit plus de puces ni de microcircuits parce qu’elle a été détruite. Ou encore, regardons ce qui se passe à l’usine Arsenal, où nous fabriquions nos propres missiles d’une portée de plus de 200 kilomètres. Je vous rappelle que tous ces missiles ont été mis au rebut sous l’ère Yanukovytch, de 2010 à 2012. Aujourd’hui, à la place de l’usine, c’est une aire de restauration et de nouveaux quartiers résidentiels qui sont en train d’être construits.
Au lieu de préserver et de développer notre production, nous avons construit du logement de luxe, nous n’avons pas développé notre l’armée, notre complexe militaro-industriel…
– Le Centre Krouk a été l’un des premiers établissements de formation à l’utilisation des drones à ouvrir ses portes en mars 2022. Parlez-nous un peu de son histoire.
– Le besoin a été identifié immédiatement, dès les premiers jours de l’offensive à grande échelle. Il y a beaucoup de choses à savoir pour le contrôle des drones et la sécurité de l’opérateur, qui doit se cacher correctement. Les premiers exercices de base ont eu lieu à Lviv à l’initiative du fondateur du centre, l’officier des forces armées Viktor Taran, et à la mi-avril, un centre de formation pour les opérateurs de drones Krouk a été créé sur la base du 5e secteur de défense à Kyiv. L’ouverture officielle a eu lieu le 6 avril 2022.
Pendant plus d’un mois, les volontaires y sont formés à la médecine tactique, au tir et au déminage (avec des modèles), à la topographie, etc. Il s’agit là d’un des volets de la formation.
Un autre volet est la formation des opérateurs de contrôle de drones. Le Centre Krouk enseigne le pilotage de tous les types de drones : multicoptères, FPV et drones à ailes. Alors que la formation pour les deux premiers types dure deux semaines, les cadets étudient le maniement des drones à ailes pendant un mois. Cette formation comprend des exercices théoriques et pratiques, y compris l’utilisation de simulateurs. Au total, nous avons formé plus de cinq mille opérateurs depuis notre création.
Aujourd’hui, notre centre est le seul à être reconnu par l’État et il est habilité à délivrer des certificats d’État. Lorsque nos diplômés sont mobilisés, ce document donne au centre de recrutement le droit de leur attribuer la spécialité militaire d’« opérateur de drones ».
Photo: Roman Malko
– Quelle est la proportion de militaires et de civils parmi vos diplômés ?
– Au cours de la première année de son existence, elle était d’environ de 30 pour 70 en faveur des militaires. L’année dernière elle est tombée à environ 10 pour 90, et avec le début du printemps la proportion est remontée à 30/70. Nous attribuons cela à la mobilisation. Au total, nous formons 250 personnes par mois, et nous formons gratuitement les militaires grâce à notre partenariat avec Kernel Agro Holding dans le cadre du projet « A la hauteur ». Les militaires sont notre priorité et nous sommes reconnaissants à Kernel d’aider les forces armées en ces temps difficiles.
– Dans quelle mesure la législation ukrainienne actuelle est-elle adaptée au développement de la production de drones de combat ?
– La législation est au point mort depuis l’invasion à grande échelle. J’espère que la situation changera après la victoire. Jusqu’à présent, l’ensemble de notre chaîne de production de drones se compose principalement de composants chinois. Il n’y a pas d’avancée technologique. Nous résolvons de petites tâches tactiques, mais nous ne pouvons pas résoudre les tâches stratégiques. En effet, si un drone vole à 3,5 kilomètres et pèse 1,5 kilogramme, il n’offre pas un niveau élevé de dommages. Pour atteindre une cible, il faut dépenser en moyenne 5 à 7 drones FPV ! En d’autres termes, les drones ne suffisent pas à eux seuls à gagner la guerre. Il faut aussi des obus d’artillerie, des avions…
– Peut-on dire que l’Ukraine joue aujourd’hui le rôle d’une sorte de laboratoire d’essai dans la guerre la plus technologique de l’histoire de l’humanité ? Dans l’affirmative, quelles sont les perspectives pour l’Ukraine et le monde ?
– Je suis tout à fait d’accord avec cette affirmation, car la guerre se déroule désormais dans cinq dimensions : sur terre, sur l’eau, dans l’air, dans l’espace et dans le cyberespace. Dans l’espace, les Russes brouillent nos satellites et dans le cyberespace, nous assistons à de nombreuses opérations spéciales des deux côtés. Nous voyons des drones terrestres, des drones navals…
En effet, un nouveau type de guerre est en train de naître et des armes fondamentalement nouvelles apparaissent. De plus, ces nouvelles armes sont adaptées et redessinées pour répondre aux besoins des différentes armées dans le monde. De nombreux fabricants considèrent que c’est presque un honneur de nous fournir leurs armes, que nous pouvons tester.
Lire aussi: L’alchimie de la guerre. Comment je testais des explosifs pour un drone kamikaze
Par exemple, nous avons été informés que la France envisageait de nous donner un paquet de munitions Opportunity Strike Kinetics Aircraft Ruggedised (OSKAR). Qu’est-ce qu’une centaine de munitions pour toute la ligne de front ? D’une part, ce n’est rien, mais d’autre part, cela nous permettra de voir comment fonctionne cette arme. Après l’utilisation en Ukraine, tout le monde a commencé à commander en masse des obusiers français Caesar. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’ils ont fait leurs preuves. Les militaires sont trés élogieux au sujet des missiles Scalp. D’ailleurs, ils disent que l’une des raisons pour lesquelles les Allemands ne veulent pas nous donner leurs missiles est qu’ils ne sont pas sûrs qu’ils peuvent atteindre la distance déclarée.
Il convient également de rappeler qu’il y a cent ans, lorsque l’Ukraine saignait et demandait des armes à l’Entente, celle-ci aidait plutôt l’armée russe de Dénikine. Je suis donc très heureux que la situation ait changé au cours des cent dernières années et que nous recevions aujourd’hui des armes modernes.
– Dans quelle mesure la quantité d’armes que l’Ukraine reçoit actuellement des Alliés répond-elle aux besoins de la ligne de front ?
– Ils nous envoient ce qu’ils peuvent. Je suis reconnaissant pour chaque balle et chaque obus. Mais nous devons comprendre une chose simple : au cours des 30 dernières années, les démocraties libérales ont commencé à se désarmer en masse. Les Américains ont réduit leur marine d’un tiers et les Allemands ont presque détruit leur flotte de chars. Actuellement, le nombre d’armes ne correspond pas au niveau des besoins. Il est évident que nous en voulons plus. Il est évident que le monde est revenu à la raison et a commencé à relancer son industrie de défense. De nombreux pays remercient les Ukrainiens de leur avoir fait gagner du temps. Du temps et une chance. Oui, ils nous donnent des équipements, des armes, de l’argent, mais nous payons avec notre sang. Aucune quantité d’obus n’est comparable à la perte de vies humaines. Mais je ne dévalorise en aucun cas l’aide apportée ! Il est important de voir l’état du monde.
Lire aussi: Le fondateur de Saint Javelin: « Je pense que la troisième guerre mondiale est déjà là »
Nous sommes et nous continuerons à vivre dans une situation fondamentalement nouvelle. Le monde pacifique et naïf n’existe plus. Il ne sera plus monopolistique ou bipolaire ; ce sera un monde où sept à dix centres d’influence émergent. Nous devons nous préparer à des confrontations de longue durée.
– Êtes-vous en train de dire que cette guerre était en quelque sorte inévitable ?
– Oui, bien sûr. La seule question était de savoir quand, où et comment. Dans l’Histoire, les grandes guerres, puis les guerres mondiales se sont produites tous les 40 à 50 ans. Chaque fois qu’une guerre majeure se termine, des accords de paix sont signés et sont censés durer longtemps. Par exemple, la paix perpétuelle de 1648 ou le traité de 1815 après la chute de Napoléon… Tous ces accords ont duré plusieurs décennies. La grande guerre suivante n’était qu’une question de temps.
– Alors, peut-être que les chercheurs qui pensent que la Seconde Guerre mondiale n’a pas pris fin parce que la Russie (alors l’URSS) n’a pas été punie comme l’un des agresseurs ont raison ? Ou encore ceux qui croient que la Seconde Guerre mondiale n’était qu’une continuation de la Première, et qu’ il n’y a pas eu de paix mais une trêve de 20 ans entre les deux, n’ont pas tort ?
– Dans ce sens, il faut parler alors des dix à quinze mille dernières années : le monde est en guerre entre deux civilisations pour la domination du monde. L’une est basée sur le libre-échange, la démocratie et la capacité à négocier (civilisations maritimes ou « thalassocratie »). L’autre est fondée sur un pouvoir terrestre basé sur le despotisme et la tyrannie (« tellurocraties »). Cette théorie a été bien développée au début du XXe siècle en Grande-Bretagne, rappelons le « Pivot géographique de l’histoire » de Mackinder. De manière très simpliste, il estimait que la guerre entre ces civilisations pour le contrôle du monde est en cours. Et leur objectif principal est d’établir un contrôle sur l’île du monde, le Heartland. Pour ce faire, le vainqueur potentiel doit contrôler l’Europe de l’Est et deux pays clés : l’Ukraine et la Pologne. « Qui tient l’Europe de l’Est contrôle le Heartland, qui tient le Heartland contrôle l’île mondiale, qui tient l’île mondiale contrôle le monde ». Alors oui, dans un sens, il s’agit d’une guerre éternelle, d’une guerre de visions du monde. Mais c’est un autre sujet de discussion.