Le dernier round de négociations entre l’Ukraine et la Fédération de Russie a révélé l’importance que les leaders de cette dernière attribuaient à la question du contrôle de l’ensemble du territoire des régions de Kherson et de Zaporijjia. Cela fut une surprise pour la société, ainsi que pour plusieurs hommes politiques en Ukraine, ainsi que pour l’Occident. Il s’agit non seulement des territoires déjà occupés, mais aussi de 25 % des territoires de cette zone dont les forces armées ukrainiennes ont conservé ou repris le contrôle. Ni les Américains, ni les Européens n’arrivent à comprendre pourquoi Vladimir Poutine s’obstine tant à vouloir prendre des territoires que les troupes ukrainiennes tiennent fermement et pour la conquête desquelles les Russes n’ont actuellement pas suffisamment de forces.
En parlant des prétendues causes profondes de l’agression, les Russes réitèrent sans cesse des facteurs historiques, ethniques et culturels, politiques et autres. Ils utilisent souvent des faits historiques. Les références que Poutine fait à l’histoire sont déjà devenues sujets de nombreux mèmes. Il existe cependant d’autres études strictement scientifiques que les Russes ne mentionnent pas, mais qui expliquent leurs ambitions de prendre sous leur coupe le delta du Dniepr, d’avoir accès au Bug méridional, ainsi que la motivation de la Corée du Nord d’entrer en guerre aux côtés de la Fédération de Russie.
Poutine et d’autres hommes politiques russes ont déclaré à maintes reprises qu’ils avaient déclenché la guerre contre l’Ukraine pour que leurs enfants et leurs petits-enfants n’en « héritent » pas. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Le chef d’Etat russe a toujours été attentif à ce qui se passe dans le domaine des innovations scientifiques. Pendant de nombreuses années, sa tâche primordiale en tant qu’officier du renseignement étranger du KGB de l’URSS consistait à espionner dans le domaine scientifique, à recruter des chercheurs étrangers et à détourner les dernières innovations. Et aussi à éviter que des scientifiques soviétiques qui entraient en contact avec des collègues occidentaux soient recrutés par ces derniers. C’est assez révélateur du fait qu’en Russie, le FSB traque sans relâche les « espions » parmi les chercheurs russes. Selon des données incomplètes, à l’été 2022, plus de 100 scientifiques russes avaient été condamnés ou étaient en détention pour haute trahison. Parmi eux, des directeurs d’institutions de recherches, des docteurs et des scientifiques de renommée mondiale.
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De fait, les travaux scientifiques en question concernent les modèles du changement climatique global. La Russie est devenue l’un des premiers pays à ressentir son impact immédiat. Le réchauffement climatique est un phénomène inéluctable étudié par de nombreux scientifiques à travers le monde. Les chercheurs n’arrêtent pas de débattre encore pour savoir si le réchauffement climatique est une conséquence de l’activité humaine ou simplement un processus ordinaire, car la science a réussi à établir que notre planète a déjà subi cinq changements climatiques de ce type au cours des derniers millions d’années. Il existe également différents scénarios d’évolution de la situation sur la planète en raison de la hausse des températures et de la fonte des glaciers. Malgré cela, les scientifiques s’accordent à dire que le changement climatique est inévitable, leurs analyses ne diffèrent que sur l’échéance: pour certains chercheurs il s’agit d’années, pour d’autres, il s’agit de siècles.
Les prévisions les plus pessimistes concernant la hausse de la température de l’air pour 2100, réalisées par l’équipe de recherche The Climate Impact Lab
Depuis les années 2000, inexorablement, les régions russes du cercle polaire arctique sont en train de devenir inhabitables. Des scientifiques russes ont prouvé que d’ici le milieu des années 2030, l’Arctique connaîtra un réchauffement extrêmement puissant, qui aura un impact foudroyant sur l’ensemble des règnes végétal et animal. Les dirigeants du pays ont été réactifs concernant ces études scientifiques.
Dans les années 2010, la réinstallation progressive des habitants de l’Arctique vers des régions méridionales a secrètement commencé, principalement dans le territoire de Krasnodar, où, entre autres, la Russie était confrontée à un problème démographique avec la croissance rapide du nombre de représentants des peuples du Caucase. Il est curieux de noter que sous la présidence de Viktor Ianoukovitch en Ukraine, des immigrants de l’Arctique avaient déjà commencé à venir sur notre sol.
À l’été 2019 et 2020, les autorités ont également alerté : les puits se sont asséchés dans les régions centrales de Russie. Les paysans, les propriétaires de résidences secondaires et les agriculteurs devaient dorénavant acheter l’eau. Par la suite, de nombreuses prévisions pessimistes, avec une argumentation des scientifiques, ont commencé à paraître dans la presse russe. Selon elles, d’ici 2100, en raison du réchauffement et de la montée du niveau de la mer, de nombreux territoires russes, dont Saint-Pétersbourg, pourraient être submergés. Et en Ukraine, le même scénario pour une partie importante des régions de Crimée, Kherson, Zaporijjia, Mykolaïv et Odessa. Selon ces prévisions, en Europe, l’Estonie, la Lettonie, le Danemark, les Pays-Bas, l’Allemagne, la France, le Portugal, l’Italie et surtout le Royaume-Uni pourraient être les plus touchés par les inondations.
En 2019-2020, le problème de l’épuisement de l’eau potable dans la péninsule de Crimée, qui arrivait dans des réservoirs depuis le fleuve Dniepr via le canal de Crimée du Nord, est également devenu critique. Après que Kyiv a fermé les vannes de ce canal, les réserves d’eau diminuaient sur la péninsule et le gouvernement russe n’a pas été en mesure de résoudre ce problème autrement que par la solution militaire. Après l’invasion du 24 février 2022 et la prise du contrôle des écluses bloquant le canal, les Russes les ont tout simplement fait sauter. Et l’eau a coulé de nouveau vers la Crimée.
Les territoires que l’armée russe a réussi à conquérir en 2022 dans les régions de Kherson et de Zaporijjia pourraient également, selon les prévisions des scientifiques, se retrouver sous l’eau d’ici 70 à 100 ans. Mais les territoires des régions défendues par les forces armées ukrainiennes resteront encore non-inondées et saturées d’eau potable puisqu’elles sont situées au-dessus du niveau de la mer et présentent donc un grand intérêt pour la Russie à l’avenir. Le fait qu’elle ne mène pas d’opérations militaires importantes à Odessa pourrait également s’expliquer par les prévisions de réchauffement climatique. Selon les chercheurs, à un moment donné, il faudra procéder au déplacement des populations de cette ville, tout comme celles de Saint-Pétersbourg.
Selon le scénario le plus pessimiste, d’ici 2100, la montée du niveau de la mer aura provoqué le mélange avec de l’eau de mer des principales réserves d’eau potable de la Fédération de Russie:des sections assez importantes de l’Ob, de l’Ienisseï, de la Léna, de la Petchora, de la Dvina du Nord, de l’Amour, de l’Oural et de quelques autres.
Schéma paru dans un article de 2020 dans la revue Nature. « Projection des niveaux extrêmes de la mer à l’échelle mondiale et des inondations côtières épisodiques au cours du 21e siècle » (Ebru Kirezci, Ian R. Young, Roshanka Ranasinghe, Sanne Muis, Robert J. Nicholls, Daniel Lincke et Jochen Hinkel), qui montre l’élévation possible du niveau de la mer (en mètres) dans différentes régions de la planète d’ici 2100.
Parmi les autres pays, la Chine et surtout la Corée du Nord et la Corée du Sud seront gravement touchées par le réchauffement climatique et la montée du niveau de la mer.
Ainsi, dans le contexte de la recherche scientifique, un problème essentiel pour nos enfants et nos petits-enfants pourra être la lutte pour l’eau potable et la recherche de lieux propices à la vie.
Il existe de grandes réserves d’eau potable sur le territoire de l’Ukraine, principalement le Dniepr, le Bug méridional et le Seversky Donets et ses affluents, qui se trouvent dans la zone de l’agression armée russe. Les régions de Polésie, de Podolie et du Dniepr pourraient également devenir à l’avenir des zones climatiques où une vie relativement confortable sera préservée. Par conséquent, dans un avenir proche (d’ici 100 ans), ces terres seront extrêmement attractives pour les populations qui pourraient être amenées à quitter leurs territoires.
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Le facteur démographique, à savoir une forte diminution naturelle de la population ukrainienne, joue un rôle non négligeable dans les évaluations scientifiques de la Fédération de Russie. Même sans guerres, épidémies et crises, la population de l’Ukraine a diminué de 10 millions en 23 ans d’indépendance. Après l’invasion à grande échelle du 24 février 2022, le nombre de personnes vivant réellement dans les territoires contrôlés par le gouvernement ukrainien a également diminué de manière significative. Moscou comprend parfaitement que quelques décennies passeront et que l’Ukraine, en raison de ses réserves d’eau potable et de son territoire sous le soleil, pourrait devenir victime d’une autre agression armée de la part de nombreux peuples qui devront migrer. Avec le déclin démographique que l’on observe actuellement, elle ne pourra pas les protéger à elle seule. Dans le même temps, ces rivières et ces territoires seront également perdus pour la Russie… si elle ne les saisit pas aujourd’hui ou dans un avenir proche.
Ainsi, si l’on considère l’agression armée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine « pour le bien-être des enfants et des petits-enfants », elle est en train de rattraper son retard. Le déluge se déchaînant sur ses terres, les dirigeants russes devront mettre en place le déplacement de leurs populations d’Extrême-Orient, de Sibérie, de la côte baltique, de la péninsule de Kola et d’autres territoires. En plus, il ne peut pas être exclu qu’à l’avenir, la Russie doive céder certains territoires habitables dotés de réserves d’eau potable à son puissant voisin chinois.
Dans ce contexte, l’apparition de troupes nord-coréennes sur le front ukrainien, ainsi que la conclusion d’un accord de partenariat stratégique entre la Fédération de Russie et la République Populaire de la Corée du Nord le 19 juin 2024 ne semblent plus être le caprice de deux fous, Vladimir Poutine et Kim Jong-un. Les Coréens se soucient également de l’avenir de leurs descendants, qui pourraient être amenés à quitter leurs foyers historiques et à déménager… par exemple vers le territoire des régions de Kharkiv et de Poltava. Car, selon les prévisions des scientifiques, la situation en Corée du Nord deviendra critique après la montée du niveau des océans.
Dans le contexte de la lutte pour la terre et l’eau, la cruauté des forces armées russes envers les régions ukrainiennes traditionnellement russophones devient compréhensible. En bombardant impitoyablement la population dite russophone des régions de Donetsk, Kharkiv, Dnipropetrovsk, Odessa et Mykolaïv, en rasant des villes entières, ils ne protègent pas les droits de ces personnes, mais cherchent seulement à obtenir leurs terres. En même temps, toute population relativement loyale à Moscou qui reste dans les territoires occupés constitue également un atout important pour la Fédération de Russie : quel que soit le nombre de ces résidents qui y restent, ils constitueront une nouvelle génération, déjà élevée de manière « appropriée ».
À travers le prisme des prévisions scientifiques, les objectifs stratégiques des forces armées de la Fédération de Russie lors de l’invasion à grande échelle du 24 février 2022 deviennent absolument logiques.
Des armadas de chars se sont lancées dans une direction générale d’est en ouest, principalement pour couper les approvisionnements en eau douce, à savoir les bassins des fleuves Dniepr et Bug méridional. La tentative d’occuper les régions de Tchernihiv, Kyiv, Soumy et plus tard Jytomyr est une tentative de s’emparer de la Polésie, riche en eau potable.
Il est donc tout à fait envisageable que l’un des principaux objectifs de la Fédération de Russie dans cette guerre, qu’elle préfère taire, soit de s’emparer des réserves d’eau potable et des territoires habitables dans 100 à 200 ans. Le soutien à la langue russe, à l’Église et la « dénazification » ne sont que des moyens pour atteindre cet objectif. Les recherches scientifiques n’ont aucun intérêt pour la plèbe et sont inintelligibles, sans parler du fait que l’électorat éventuel de Vladimir Poutine et de ses successeurs ne survivra tout simplement pas à l’époque du changement climatique radical.
Je tiens à exprimer ma gratitude à Pavlo Kortsub, chercheur au Musée national d’histoire militaire de l’Ukraine, pour son aide dans la sélection des documents pour cet article.