Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Des nuits noires et 189 jours de peur. Comment les habitants de Novy Burluk ont survécu à l’occupation

Guerre
19 avril 2023, 15:07

« Je les ai accueillis en larmes, pleurant comme je ne sais pas qui », raconte Natalka, une femme âgée, se souvenant de la première fois qu’elle a vu des soldats ukrainiens après des mois d’occupation : « Tout le village sait comment j’ai rampé sur les genoux. Les femmes se moquent de moi, mais ce n’est pas grave. Ça va aller ».

Elle se souvient qu’elle est allée au jardin pour cueillir des carottes ce jour-là. Sa voisine Galyna l’a appelée : « Natalka, va te cacher, nos soldats vont attaquer aujourd’hui » .

Elle est descendue dans la cave et a attendu. La femme y est restée assise pendant trois heures, rien ne s’est passé, puis elle est retournée éplucher les carottes. Soudain, un convoi de jeeps est passé, dont beaucoup étaient équipées de mitrailleuses.

« J’ai eu peur », dit la femme, « j’ai cru que c’étaient les Russes. Je pensais qu’ils allaient nous abattre. Je marchais à quatre pattes dans les herbes, et le chien du voisin (nous sommes amis, il ne m’a jamais aboyé auparavant) aboyait, le salaud. Je lui ai dit : « Pourquoi tu aboies, pourquoi tu me dénonces ? » J’entends des gens parler tout près de moi. Je ne peux pas comprendre si c’est de l’ukrainien ou du russe ».

En entrant dans sa cour, la femme a vu trois soldats.

Ils ont demandé : « Y a-t-il quelqu’un de vivant ? » « J’ai répondu que « oui, je suis vivante », raconte la femme. « J’ai ouvert la porte et l’un d’entre eux m’a dit : « Bonjour, nous venons d’Ukraine ». J’ai été stupéfaite, puis j’ai demandé : « Vous êtes des nôtres » ? Ils m’ont regardée comme si j’étais folle. C’est alors que j’ai compris. Oh, mon Dieu, je pleurais tellement ! Et je me suis mise à genoux devant eux. Ils n’arrivaient pas à me calmer et je sanglotais. Je les ai tellement serrés dans mes bras. Oh, mon Dieu, mes chers garçons ! »

« Et moi, je n’ai pas pleuré », intervient Liuba, une amie de Natalka, « J’ai eu un sentiment que je ne peux même pas décrire. Un sorte de joie, d’excitation… »

Natalka et Liuba ont vécu dans la cave pendant environ cinq mois. Tout est encore prêt pour accueillir les gens là-bas, s’il le faut.


« Ici, vous voyez, il y a un oreiller », montre Natalka, « je dormais ici. Liuba dormait par là. Quand il y avait des voisins, jusqu’à leur départ, ils dormaient tous les deux ici ».

Elle pointe du doigt une fissure dans le plafond : « Ça vient de l’explosion. Il n’y a pas grand-chose pour nous protéger de ces bombes qu’ils lancent ».

Dans la cave, ils gardent encore des documents. Il y a du coton, des médicaments et des bandages. Les habitants se sont aussi préparés à un effondrement possible : ils ont prévu des haches, des barres à mine, des pelles. Même en été, la cave est froide, alors ils ont dormi habillés et chaussés de bottes.

« Que pouvions-nous faire ? », dit Natalka, « Il y a eu de tels bombardements ici que… Pas tout le temps… Parfois, c’était calme, tout allait bien, et puis ça commençait ! À tout moment de la journée. La nuit, nous nous réfugiions dans la cave et nous n’en sortions jamais. C’était dur, mais nous sommes vivants, Dieu merci. Si seulement ils ne revenaient pas, si seulement ils ne revenaient pas… »

Novy Burluk a été occupée par les Moscovites très rapidement, au tout début de la grande invasion. Le 25 février, le premier groupe d’occupants, principalement des Kadyrovites, est entré dans le village. Beaucoup de gens espéraient que l’invasion se terminerait rapidement, ils n’étaient donc pas pressés de quitter le village. Mais après avoir rencontré le « monde russe » en personne, les gens ont été contraints de revoir d’urgence leurs plans et de fuir à tout prix.

Le barrage qui traverse le réservoir de Pechenegs, situé en ligne droite à huit kilomètres du village, s’est littéralement transformé en « route de la vie ». De l’autre côté, il y avait des troupes ukrainiennes, de l’aide humanitaire était envoyée de là et un « couloir vert » était ouvert tous les lundis, pour quitter les territoires occupés. Cependant, pour accéder à la liberté, il fallait passer plus d’une épreuve. Les réfugiés ont été soumis à des contrôles approfondis, humiliés de toutes les manières possibles, forcés de laisser leurs biens et leurs véhicules personnels et de traverser le barrage à pied. Même ce prix élevé ne les a pas arrêtés.


Grâce à son emplacement relativement confortable et sûr, Novy Burluk est devenu une sorte de puisard pour les occupants. Ils y ont apporté beaucoup d’équipement, et des bandes de maraudeurs ont littéralement parcouru le village. Il y avait ici des hommes de Kadyrov, des officiers du FSB (service secret russe), les gens de la soi-disante « république » de Donetsk ou les Buriates : tout le monde a volé et a sali. Les Bouriates étaient particulièrement habiles pour les vols. Les habitants disent que parfois c’était même ridicule. Ayant collecté des bouilloires électriques, ils n’ont pas pensé à emporter leurs socles et leurs câbles d’alimentation. Ils les ont laissés en souvenir à leurs anciens propriétaires.


« Et quand ils quittaient le village, ils couraient comme des fous pour sortir tout ça », raconte Natalka. « Ils cherchaient des tracteurs, mais nos gars répondaient que les tracteurs étaient cassés. Ils ont retiré des pièces exprès, pour qu’ils ne marchent pas ».

Ce sont les ressortissants des « républiques » autoproclamées de Donetsk et de Louhansk (LPR et DNR) qui ont laissé aux villageois les pires impressions. Selon leurs observations, les militaires russes ne les considèrent pas du tout comme des êtres humains : « Quand ils sont arrivés, ces gens de la LPR, ils se sont blottis les uns contre les autres comme des animaux, et on pouvait à peine les voir pendant que les Russes étaient là ».

Les occupants ont traité les populations de manière complètement aléatoire, comme ça leur passait par la tête. Au début, ils tiraient sans discernement. « Le gendre du responsable du village, Vira Petrivna, a été abattu. Une balle dans le front, sans raison. La petite-fille de Maryna Vasylivna a été tuée dans sa voiture. Ils ne se soucient pas de la vie humaine ».

Vers la fin, les occupants ont tenté de distribuer l’aide humanitaire de la part du « bon Poutine ». Mais ni le responsable, ni les villageois n’ont voulu la prendre. « Ils nous menaçaient souvent, tiraient sur nos pieds, nous contrôlaient et nous confisquaient nos téléphones. Cela s’est produit après que l’artillerie ukrainienne a bombardé les positions des occupants », se souviennent les habitants locaux.

« La chose la plus effrayante, c’était quand ils sont entrés dans la cour », se souvient Natalka. « C’était très effrayant. Au début il se tenaient tranquillement. Ils sont entrés, ont dit bonjour, comme il se doit. Puis ils ont organisé un « spectacle » : ils lançaient des couteaux, faisaient claquer des fusils, nous intimidaient ».

Le lendemain, leur convoi avait quitté le village et avait été détruit de suite. Les occupants se sont donc rendus dans les cours où il y avait encore des gens, à la recherche de quelqu’un qui aurait informé les militaires ukrainiens. Dans le téléphone d’un voisin qui se cachait aussi des bombardements, dans la cave de Natalka, ils ont trouvé la photo d’un homme portant une veste avec un chevron, et il se sont déchaînés… Les gens pleuraient et suppliaient, mais les occupants s’acharnaient. Finalement, ils ont traîné un vieil homme et sa femme hors de la cour.

« Je pensais que la même chose m’arriverait », dit Natalka, « mais un soldat m’a dit : « Reste, la vieille, on n’a pas besoin de toi ». Fait intéressant, après un certain temps, le couple est revenu. Les gens n’ont pas dit ce qu’ils avaient subi en tant qu’otages. Et après quelques jours, ils ont quitté le village ».

Liuba admet qu’elle a toujours peur de l’obscurité et qu’elle réagit avec effroi à tout son aigu. Elle ne peut pas dormir la nuit sans lumière : elle allume une lampe.

Natalka se souvient : « Ma mère avait l’habitude de dire (qu’elle repose en paix) : « Ma fille, si tu savais à quel point les nuits étaient sombres pendant la guerre ». Et maintenant, je comprends à quel point ces nuits sont sombres. C’est effrayant. On ne voit rien. J’espère que nous n’aurons pas à revivre cela ».


Contrairement à Liuba, qui n’avait nulle part où aller, Natalka pouvait s’échapper du village occupé. Sa fille, son gendre et son petit-fils, qui avaient quitté Kharkiv pour s’installer dans l’ouest de l’Ukraine, insistaient pour qu’elle les rejoigne. Mais la femme n’a pas osé.

« Pourquoi suis-je restée ? », explique-t-elle, « J’ai deux chiens. Ils me suivaient, Liuba vous le dira, ils me regardaient dans les yeux. Et les envahisseurs ont tué tous les chiens ici. Si quelqu’un part, ils tuent ses chiens. On entend des coups de feu dans le village et un chien gémit quelque part. Liuba et moi, on les enterrait. Et j’ai sauvé les miens. Si je pouvais partir avec mes chiens, c’était envisageable. Mais j’ai aussi des canards, des poules, des chats… Et mon potager ? »

Planter un potager, même sous occupation, est un devoir sacré pour les Ukrainiens. Natalka a réussi à semer du maïs, coûte que coûte.

« Quand il a poussé, je me suis considérée comme une héroïne », dit-elle.

Mais elle a délibérément négligé la cour pour la rendre moins visible et pour éviter que l’on voit ce qui s’y passait. C’est pourquoi elle n’a fauché les herbes hautes qu’après la libération du village.


« Tu sais, je pensais encore », raconte Natalka, « que la guerre finira vite, mes enfants reviendront, et j’ai mes tomates, mes concombres et mes pommes de terre. Eh bien, pour eux. Je ne pensais pas que ce serait une telle horreur. Je ne croyais pas que cela durerait longtemps. Eh bien, vous voyez combien de temps ça a pris…  Je ne peux pas le supporter pour la deuxième fois, honnêtement. C’est très difficile. Si, à Dieu ne plaise, les Russes reviennent, il faudra que j’aille chez mes enfants ».

Après avoir dit cela, la femme sourit.

« Mais vous savez ce que je vais vous dire : il y avait tellement de leurs colonnes par ici. J’ai compté, compté et perdu le compte. Ils étaient comme des fourmis. Et il y avait une telle quantité d’équipement ! Mais les Ukrainiens les ont battus. Et Dieu nous aide. Nous prions. Je pense que nos paroles parviendront enfin à Dieu. Ne voit-Il pas quel type de racaille se cache à Moscou ? Ne voit-Il pas combien de nos hommes sont morts » ?

Quand, le 10 septembre, après plus de six mois d’horreur, Novy Burluk a enfin été libéré de l’occupation, les gens ont voulu gâter les soldats ukrainiens avec tout ce qu’ils avaient. Les soldats tentaient de résister en disant « pas besoin », « nous avons tout », mais ils n’ont pas pu résister à cette avalanche d’amour et de gratitude de la population. « J’ai couru à la cave », raconte Natalka, « et j’ai rassemblé de la confiture, des conserves, du sucre, des œufs et de l’ail. Et comme ils ont apprécié cet ail ! J’ai dit : « Les garçons, noschers amis, avez-vous besoin de pommes de terre ? Peut-être des oignons ? » J’appelle mon amie : « Katrusia, nous avons des invités »! Pendant qu’ils faisaient leurs bagages, je pétrissais des boulettes. Tous ceux qui avaient quelque chose voulaient les nourrir. Parce qu’il le fallait. Comment ça, on n’a pas besoin ? Tout est nécessaire ! J’ai beaucoup de peine pour ces garçons. Ils sont tous jeunes, mon Dieu… Quand nous les avons félicités pour la Journée du défenseur de la patrie, pour la Journée des cosaques, j’ai fondu en larmes. Parce qu’ils meurent tous les jours. Tous les jours !.. Ne veulent-ils pas vivre ? Si, ils veulent vivre. Mais ils nous protègent ».

Auteur:
Roman Malko