Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Combattant Sanytch : « Depuis que la guerre a commencé, c’est comme une longue journée »

Guerre
20 février 2024, 10:08

Notre correspondant s’est rendu sur la ligne de front, pour s’entretenir avec des combattants ukrainiens.

« Quand nous sommes arrivés à Bakhmout, c’était dur pendant quelques jours. Et puis nous nous sommes habitués », raconte Sanytch (le pseudo d’Oleksandr Bondar), commandant du détachement de l’armée des Volontaires ukrainiens Sud. « Nous avions même des poêles dans nos positions, à 70 mètres des envahisseurs. Les gars y faisaient griller des saucisses. On entendait même leurs voix » !
« Mais ce n’est pas toujours comme ça
 », explique le commandant. Les combattants se positionnent généralement dans des zones de forêt. « C’est de la terre broyée, avec des os et des restes de corps humains. Cette terre sent le cadavre. Il y en a beaucoup qui gisent là, parce que souvent les occupants ne récupèrent pas les corps des tués ».

« En général, tout dépend de l’unité voisine », explique Sanytch. « Si elle travaille bien et que la communication avec elle est établie, tout va bien. Si ce n’est pas le cas, vous serez pris de flanc et vous finirez par être éliminé. Au début, en l’absence de coordination, de nombreuses positions ont été perdues. Une fois, nous nous sommes été retrouvés encerclés, et mon commandant, mon ami Viktor Charyi, a été tué. Ce n’est que le soir, en passant sur l’eau, que nous avons réussi à retrouver son corps ».

Même si cela est difficile, les volontaires tiennent à récupérer immédiatement leurs camarades tombés au champ de bataille. « Pour leur rendre un dernier hommage et que leurs parents puissent accompagner leurs enfants. Il s’agit d’une règle non écrite que nous essayons de respecter », dit Sanytch. « Voici nos pertes », ajoute-t-il en montrant le mur où sont exposées plus d’une douzaine de photos de soldats. « Nous les regardons tous les jours, nous nous souvenons de la façon dont ils sont morts et nous savons que notre devoir, c’est de les venger ».

Le détachement « Sud » de l’armée des volontaires ukrainiens est resté près de Bakhmout pendant plus d’un an. Après le décès le 22 août 2023 du commandant, le colonel Serhiy Ilnytsky (Sokil), c’est Sanytch qui l’a remplacé. Nous nous sommes rencontrés près de Bakhmout, alors que le détachement « Sud » était sur le point de battre en retraite. Ce jour-là, une cérémonie de remise de prix était organisée pour les soldats qui s’étaient distingués au combat. « Сela fait un an que nous sommes dans le Donbass et nous ne l’avons pas vu passer. Au combat, le temps passe très vite. Vous ne savez même pas quel jour vous êtes. Nous ne suivons pas cela. Depuis le début de la guerre, c’est comme une longue journée ».

Le commandant estime que la guerre de positions serait en défaveur des Ukrainiens. « Les agresseurs gaspillent leurs ressources humaines, ils en ont beaucoup. Par conséquent, nous devons changer notre stratégie ».

« Une fois, une unité voisine censée nous remplacer nous a fait faux bond. Quelqu’un leur a dit que nous avions tous été tués et que nos positions avaient déjà été reprises ». En conséquence, Sanytch et son ami de combat, Gioconda, se sont retrouvés seuls, à repousser à deux l’assaut des ennemis de nuit, pendant près de sept heures, juste avec des grenades et une mitrailleuse.

Ce n’est que lorsque le jour se leva et qu’un tireur d’élite russe blessa Gioconda au bras qu’ils décidèrent de se retirer. « Bien sûr, j’ai crié à tout le monde que nous étions abandonnés. Ce n’est que grâce au fait qu’il y avait beaucoup de grenades que nous avons pu nous défendre », se souvient-il. « J’avais une si belle grenade américaine, je l’ai toujours gardée pour moi, au cas où… Mais ensuite j’ai pensé, ça ne sert à rien. Il faut que tout soit employé contre l’agresseur. Même la dernière balle ».

« Gioconda a déjà eu quatre blessures », ajoute Sanytch. Il est mitrailleur dans le détachement « Sud », et avant la guerre, il décorait des églises, diplômé de l’Institut des Beaux-Arts. « Et mon ami Stalker travaillait à la station-service ». Un autre combattant était traducteur indépendant de l’anglais et de l’allemand, au front il est devenu mitrailleur. Dans le détachement, il y a aussi d’anciens ouvriers et même un journaliste.

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Avant la guerre, Sanytch lui-même était commandant d’un camp de l’académie militaire. Il a travaillé pendant dix ans, mais n’a jamais signé de contrat avec les forces armées. Cependant, dès que la guerre a éclaté, il s’est immédiatement rendu volontairement au Commissariat militaire. « J’avais un gilet pare-balles, j’étais officier supérieur », raconte-t-il. Comme instructeur, il avait le droit de ne pas aller à la guerre. Mais il s’est engagé volontairement.

« Notre pays est attaqué par un ennemi et chaque homme valide doit prendre les armes. Tout le monde, sans exception », conclut Sanytch.

« Certains disent qu’ils feront des donations pour soutenir l’armée, mais ce n’est pas suffisant. Qu’ils s’entraînent aux armes, aux hélicoptères ou à la médecine tactique », conseille-t-il. « Je pense que tout le monde sera obligé de se battre, parce que la guerre va devenir de plus en plus dure. Nous ne disposons pas de ressources humaines suffisantes pour rester en position de défense et tenir le coup. Notre ressource la plus chère, c’est le personnel. À mon avis, il est nécessaire de changer la stratégie de guerre », répète-t-il.

Il raconte que sa première expérience de combat s’est déroulée fin mai. « C’est là que j’ai ressenti cette guerre, cette réalité. Ce n’était pas ce que j’avais imaginé. J’ai alors compris que nous ne pourrions pas nous en sortir aussi rapidement », se souvient-il.

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Il met en garde contre la tentation de sous-estimer l’ennemi. « Ils ont beaucoup de drones, ils peuvent en perdre 3 à 4 en une journée, et c’est la vie de nos soldats. C’est pourquoi nous avons besoin que les communications radio, la guerre électronique et le renseignement radioélectronique (RPS) fonctionnent de manière très puissante. Nous avons besoin de batteries pour les mortiers. Il n’y en a vraiment pas assez ».

Sanytch pense que l’Ukraine aurait dû porter sa production militaire à un niveau plus élevé dès 2014. « Nous ne demanderions pas aujourd’hui de l’aide à d’autres pays », dit-il. « Les alliés ne nous fournissent pas la quantité d’équipements de combat dont nous avons besoin, même pour une contre-offensive », précise-t-il. « Quand nous avons besoin, par exemple, d’une centaine de roquettes, mais ils n’en donnent que vingt. C’est plus pour la dissuasion. Si nous obtenions ce que nous demandons, ou au moins ce qui est promis, alors nous pourrions changer la situation sur le front ».

Sanytch n’était pas destiné à devenir commandant. Il dit qu’il ne s’était jamais fixé cet objectif. « Je faisais mon travail et c’est tout. Parfois seulement, je pensais que si je devais soudainement diriger un département ou autre chose, j’essaierais de corriger les erreurs que je voyais à travers les yeux d’un soldat. Parce que ce n’est pas la technologie qui nous donne la victoire, mais les gens », précise-t-il.

Interrogé sur la peur et comment y faire face, Sanytch répond que la peur est un état normal et permanent en temps de guerre. Celui qui dit qu’il n’a pas peur, il ment. « C’est toujours effrayant, mais il faut maîtriser cette peur et la contrôler. Ainsi, la peur ne vous domine pas, mais c’est vous qui la dominez. Certains y parviennent tout de suite, d’autres après un, deux, trois combats. Et certains n’y parviennent jamais », explique-t-il.

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Sanytch dit que de tels cas existent et qu’ils doivent être acceptés. Il faut soutenir son camarade, parler, expliquer, mais jamais humilier ni condamner. « Une fois, nous étions déjà hors de combat, et je vois qu’un de mes gars n’est pas lui-même. Je m’approche de lui, je lui demande ce qui lui est arrivé. Ensuite, on a discuté avec le commandant du peloton et on l’a secrètement relâché pour cinq jours. Le soldat a vu sa famille, s’est un peu distrait, il est revenu cinq jours plus tard et allait bien. Si nous n’avions pas vu son état et n’avions pas agi à temps, nous aurions perdu cet homme ».

Sanytch est originaire de la rive gauche de la région de Kherson. Ses deux sœurs et sa mère étaient dans la zone d’occupation depuis le début de la guerre. En octobre 2022, il a fait sortir ses sœurs et s’est arrangé pour que sa mère soit transportée en direction de Zaporijjia, mais les Russes ont soudainement quitté Kherson et sa mère a changé d’avis. Elle pensait que puisque les Ukrainiens avançaient, la rive gauche serait bientôt libérée, que son fils reviendrait et que tout irait bien. Malheureusement, cela ne s’est pas passé comme cela. Plus tard, la route vers Zaporijjia a été bloquée et la mère d’Oleksandr a dû traverser toute la Crimée, pour se retrouver en sécurité.

Il était dangereux pour une femme de rester dans la zone occupée. Un camarade de classe de Sanytch, puis son voisin, ont amené les occupants chez elle. Les Russes lui ont demandé où était son fils. « Ma mère et moi avions une légende. Depuis 1996, après avoir fini l’école et quitté le village, je lui ai dit, que Dieu nous en préserve, mais il y aura des moments difficiles, alors tu diras : je ne sais pas où est allé mon fils, il n’est pas revenu depuis son départ, il n’a pas envoyé d’argent, etc. Eh bien, quand ils sont venus chez elle, elle a joué ce rôle parce qu’elle était déjà prête. Elle a donc eu la chance qu’ils ne lui fassent pas de mal ».

« Normalement, quand on me demande ce que je ferai après la victoire, je réponds : je ferai le plein de la voiture », sourit Sanytch. « Si je survis, j’aimerais voyager ».

Il dit qu’il ne sait plus vraiment s’il se voit dans la vie civile. « Quand je suis allé en permission, je n’ai pas pu reprendre mes esprits pendant cinq jours. C’était si calme là-bas. Actuellement, je préfère être avec mes frères de combat. Quand on me parle de problèmes de gens qui vivent sur les territoires qui ne sont pas touchés par les combats, je ne sais pas comment répondre. Vous avez la vie, la santé, quels problèmes avez-vous alors? Tout devient si relatif », ajoute-t-il. « Même en permission, dans mon esprit, je suis au front. Parfois, ma femme me disait : « Où es-tu » ? « Mais ici », je répondais. « Non », disait-elle. « Je vois bien. Toi, tu es déjà quelque part là-bas… » », sourit le combattant.

Auteur:
Roman Malko