Serhiy Demtchouk rédacteur en chef du journal Tyzhden

La guerre prend les meilleurs: l’histoire d’un juriste devenu combattant

Guerre
7 février 2024, 18:08

Notre rédacteur en chef se souvient de son camarade qui vient de perdre la vie sur le front, en défendant l’Ukraine

Autrefois, j’ai travaillé pour le journal social et politique Gazeta po-kyivski («Газета по-київськи»). Il a fini d’exister, si je me souviens bien, en 2011. Il est possible que la raison en soit l’élection de l’ex-président en fuite, Viktor Yanoukovitch, parce que c’est après un reportage sur son « château », Mejyhirya, que la rédaction a commencé à avoir des problèmes. Ou bien c’est lié à l’oligarque Igor Kolomoyskyi, car tout ce qu’il soutient se termine tôt ou tard, comme par exemple le club de football Dnipro, qui a disputé la finale de la Ligue de l’Europe.

Après quelques années, le journal laisse encore beaucoup de souvenirs. Tant à propos des personnes que sur divers moments intéressants et inoubliables.

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Un matin, lors d’une réunion de planification, nous avions décidé de mener une expérience pour suivre d’anciens agents de la police de la route. Je me suis assis à un arrêt de bus près d’un carrefour où les conducteurs enfreignent souvent la loi, et une patrouille de la police de la route se tenait à proximité. Lorsqu’elle arrêtait une voiture, je notais l’heure. Si les policiers retenaient le conducteur pendant vingt minutes, cela voulait dire qu’ils lui infligeaient une amende. Si l’affaire était réglée en cinq minutes, il y avait du pot de vin était dans l’air. Bien entendu, il ne s’agissait là que de nos hypothèses, et les lecteurs devaient tirer leurs conclusions tous seuls. Mais il s’est avéré qu’il y avait à peu près le même nombre de personnes qui prenaient une amende que de personnes qui, selon notre hypothèse, payaient un bakchich d’une cinquantaine de hryvnias.

Le lendemain de la publication de l’article, un scandale a éclaté. En pleine salle de rédaction du journal, bien évidemment. Moi, l’auteur et le responsable de l’expérience peu scientifique, a été convoqué à la police de la route. Ou plus exactement, c’était une invitation, car nous n’étions pas obligés d’y aller. Mais nous y sommes allés.

Nous y sommes allés avec l’avocat de la rédaction, Yourko Lebedev, un homme intelligent, et corpulent aussi. Nous avons exposé notre idée et la façon dont nous l’avions réalisée à des responsables de la police. Yourko m’a répété que le maximum qu’ils pouvaient nous faire, c’était nous imposer d’écrire une forme de démenti. Mais il n’y avait rien à réfuter, car nous avions clairement spécifié qu’il ne s’agissait que de nos suppositions. Je me souviens de plus d’une histoire où notre avocat et moi avons enduré de telles « épreuves de force » ensemble. Parfois, c’était de ma faute, et parfois, comme avec les agents de la police, ce n’était pas le cas. C’était un quotidien : chaque soir, il fallait livrer un article. Parfois, je n’étais pas malin.

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Une fois, le directeur de l’une des entreprises municipales, après une longue conversation, m’a demandé de lui écrire à la main un certificat selon lequel y avait une inexactitude dans tel ou tel article le concernant. Il a expliqué que c’était pour ses archives personnelles. Yourko et moi, nous avons échangé un regard et, bien entendu, nous avons accepté, parce qu’il ne s’agissait pas d’un démenti publié dans le journal. Parce qu’habituellement, c’est ce que l’on nous demandait, ce à quoi, comme toujours, Yourko et moi nous attendions.

Il y a quelques jours, Yourko est mort en défendant l’Ukraine. Et j’aurais aimé qu’il soit possible de « réfuter le pire ». Mais non. Les pertes irréparables sont irréfutables.

« Yourko Lebedev, pseudo de guerre Camarade. Un confrère depuis le premier jour de l’invasion à grande échelle. Un combattant intrépide. Un intellectuel. Un fils et un jeune père. Pour toujours dans les rangs », a écrit le poète et militaire ukrainien Serhiy Pantyuk. Il est très difficile de s’habituer à parler au passé de ceux avec qui on a tant partagé.