Ce que les Ukrainiens pensent de leur Etat

SociétéPolitique
29 octobre 2024, 09:15

Journaliste et historienne, Olga Petrenko se souvient d’un ami et réfléchit à la façon dont les Ukrainiens ont envisagé la construction d’un Etat ainsi qu’aux rapports ambivalent qu’ils entretiennent avec lui.

Un de mes amis d’université est combattant depuis 2014. On sent la lassitude dans ses messages quand il écrit que la guerre d’aujourd’hui, ce n’est pas une question de motivation ou d’inspiration, mais de discipline et de prise de conscience de son devoir envers sa famille, ses frères d’armes et l’État. Avec un É majuscule.

Nous tenons le front malgré tout parce qu’aujourd’hui encore les mots du poète ukrainien Oleh Oljytch « L’État ne se construit pas dans l’avenir, l’État se construit maintenant » et ceux du résistant ukrainien des années 30-40 Dmytro-Myron Orlyk « La question n’est pas ce que l’Ukraine fait pour nous, mais ce que nous faisons pour l’Ukraine » sont importants pour nous. Ils ont tous deux été tués par les nazis et sont restés fidèles à leurs convictions jusqu’à leur dernier souffle. Comme des milliers de nos ancêtres et de nos contemporains, pour qui l’État ukrainien est un concept sacré.

Est-ce qu’aujourd’hui l’État représente pour les Ukrainiens une institution qui suscite le respect ? De moins en moins malheureusement. Même pour les plus dévoués.

Une amie de mes années d’étudiante est également partie pour le front en 2016. Elle dit se lasser de défendre un État incompétent. Je peux seulement imaginer à quel point elle doit être désespérée après tous ses sacrifices.

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Après l’incident de la désertion médiatisée d’un soldat [un blogueur populaire a rendu publique sa désertion après cinq ans au front – ndlr], qui a déclenché une vague de commentaires viraux sur les réseaux sociaux, j’ai examiné scrupuleusement quels mots les Ukrainiens avaient employé dans leur recherche des coupables. Et le mot « État » revenait souvent, comme si l’État était quelque chose à part. Comme si nous n’en faisions pas partie.

Ce discrédit du concept d’État a des origines complexes.

La discontinuité de la tradition étatique dans l’histoire ukrainienne a donné des raisons aux intellectuels de diverses écoles, de Mykhajlo Drahomanov (1841 – 1895) à Eugène Malanyuk (1897 – 1968), d’accuser les Ukrainiens de manquer de « sens de l’Etat ».

Le régime soviétique, qui s’est construit sur les slogans populistes de gouvernement du peuple et dégénéra par la suite en totalitarisme, grava dans les gènes des Ukrainiens l’idée de l’État ayant les traits d’un molosse infernal et impitoyable qui désigne les dissidents comme des « ennemis du peuple » et dont il vaut mieux rester à l’écart.

Pendant ce temps, l’Occident nourrissait des idéologies de gauche qui critiquaient inlassablement l’État avec divers degrés de radicalisme. Après la chute du Rideau de fer, notre espace culturel accepta et absorba sans réserve ces théories, nées dans des circonstances complètement différentes, comme une incitation à agir.

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Pour cet ensemble de raisons, l’Etat continue d’être vu de façon négative aujourd’hui : comment la médecine d’État, l’éducation d’État, l’Union des écrivains, le prix Chevtchenko, les services sociaux, l’aide sociale d’État, 49 procureurs handicapés, la mobilisation ratée, etc. peuvent-ils évoquer des associations positives ? Pour beaucoup, l’État est un no man’s land. Comme une ferme collective sans bon maître, donc laissée à l’abandon.

Par conséquent, dans la conscience des masses, « l’État » est associé à tout sauf à une communauté politique organisée, à la société, à des institutions et au territoire. Et « le pouvoir » n’est certainement pas associé à la meilleure partie de la société, proactive et inspirée, digne d’être déléguée pour représenter les intérêts du grand public. Plutôt le contraire.

Dans l’Ukraine post-soviétique et indépendante, le mot «gouvernement» est tellement discrédité qu’il est évité, comme obscène. Il est souvent remplacé par le mot « État ».

Le gouvernement lui-même préfère employer le mot « État » pour s’identifier avec des connotations positives.

« Même dans des conditions de guerre, l’État continue de fournir un soutien ciblé à ceux qui en ont le plus besoin », selon le Cabinet des ministres ukrainien, qui le dit sur son site officiel. « L’État garantit une prothèse à tous ceux et toutes celles qui en ont besoin ! » indique le site du ministère de la Politique sociale.

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Dans l’usage populaire, c’est la même chose, mais en négatif. « L’État humilie les enseignants et les chercheurs avec des salaires de misère », selon le groupe « Actualités de l’enseignement supérieur ».
Le Corpus général annoté au niveau régional de la langue ukrainienne cite plus d’un million d’exemples d’utilisation du mot « État » dès l’année 1918. Plus on se rapproche de la modernité, plus l’État apparaît souvent comme quelque chose d’étranger, d’aliénant.

La société civile en Ukraine est encore en train d’émerger, tout comme les idées fondamentales de la théorie de l’État et du droit : l’influence que des citoyens exercent sur la politique de l’État à travers les élections, l’opinion publique, les mouvements sociaux et d’autres formes de participation, sur la prise en compte les intérêts des individus et des groupes lors de la prise de décisions, sur la formation de la conscience publique et des valeurs à travers l’éducation, la science et la culture.

Après une série de révolutions, de plus en plus d’Ukrainiens ont désormais une idée du pouvoir de l’État non pas comme d’une institution abstraite, mais comme d’un dispositif permettant d’améliorer la vie des gens. Ils découvrent que le gouvernement peut toujours rendre des comptes au peuple et que les politiciens sont élus pour servir et non pour être des maîtres du monde. La mobilisation massive des volontaires dès les premiers jours de l’invasion à grande échelle, la cause du volontariat, des prises de position publiques actives, la participation à des initiatives sociales témoignent de la maturité des individus et de leur prise de conscience de l’importance de leur rôle dans la construction de la nation.

Pas de doutes, l’(in)activité des institutions dans l’Ukraine moderne donne lieu à de nombreuses manifestations d’insatisfaction et de reproches. Mais si l’on se distancie, si l’on refuse de prendre ses responsabilités, on ne pourra pas construire un État.

« Personne ne construira un État pour nous si nous ne le construisons pas nous-mêmes, et aucun de nous ne construira une nation si nous ne voulons pas être nous-mêmes une nation », estime le grand philosophe ukrainien Viatcheslav Lipynsky.

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