Anne-Marie Goussard est Consul honoraire de Lituanie, écrivain, spécialiste en histoire de la dissidence, en désinformation et influence et militante des droits de l’homme. Dans cette interview elle explique pourquoi la Russie arrive encore à manipuler l’Occident et ce qu’il faut faire pour que Moscou perde sa guerre contre l’Ukraine.
– Depuis 2022, la question de l’agression russe contre l’Ukraine, cette guerre au cœur de l’Europe est de plus en plus sporadique dans le débat politique et dans les médias, souvent éclipsée par d’autres sujets. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
La politique internationale n’intéresse guère. Pourtant, elle constitue un enjeu existentiel. De l’issue de l’agression de Poutine contre l’Ukraine dépendront le futur des démocraties, de l’Europe et de la France pour les décennies qui viennent.
Vladimir Poutine n’a pas seulement déclaré la guerre à l’Ukraine. Il mène une guerre contre les démocraties. Non pas pour ce qu’elles font ou ne font pas en particulier dans leur soutien à l’Ukraine mais pour ce qu’elles sont.
D’ailleurs Vladimir Poutine n’a pas attendu février 2022 pour s’attaquer à la France, à l’Europe et aux démocraties. Il affiche depuis plus de 20 ans qu’il considère que la chute de l’Union Soviétique comme la pire catastrophe du 20ème siècle et mène depuis lors une guerre hybride.
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Aujourd’hui, la question n’est donc pas de savoir si on veut ou si on ne veut pas la guerre : on ne veut pas la guerre. Elle n’est pas de savoir si on aime ou on n’aime pas la guerre : on n’aime pas la guerre. Qu’on le veuille ou non, nous sommes impliqués dans le conflit ukrainien parce que Poutine nous fait la guerre.
– Pourquoi tout de même tant de gens font le déni de danger que représente la Russie poutinienne pour la sécurité européenne et même mondiale ?
– Parce que c’est une guerre hybride, elle n’est pas comme les autres. Une guerre qui a de multiples facettes. Elle utilise tous les moyens de la déstabilisation et de l’influence : désinformation, manipulation, ingérence électorale, cyberattaques, utilisation des réseaux sociaux, relais de tous les complotismes … Son objectif est clairement de déstabiliser les démocraties et de semer le chaos. Nous avons vu l’ingérence électorale lors des trois dernières élections aux États-Unis. Nous l’avons vu, chez nous en France dans la campagne présidentielle de 2017.
La déstabilisation des démocraties par le chaos, nous l’avons vu à Stockholm avec cette mise en scène d’un Coran brûlé – montée en sous-main par la Russie – qui a mis le feu dans le monde musulman et notamment en Turquie avec l’objectif éviter ou retarder l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Nous l’avons vu aux Etats-Unis avec, par exemple, le soutien de la Russie apporté à la fois aux suprématistes blancs et à « black lives maters ». Nous l’avons vu encore en France avec le hacking des hôpitaux durant la pandémie de Covid 19, ou encore avec des étoiles de David taguées sur les murs de Paris, le tag des mains rouges sur le « Mur des justes » à l’extérieur du mémorial de la Shoah, les faux cercueils sous la tour Eiffel, toutes manipulations de la Russie. Nous le voyons encore dans les tentatives d’ingérence de la Russie en Nouvelle Calédonie via l’Azerbaïdjan. Nous le voyons particulièrement en Afrique où la Russie déploie tout un arsenal : mercenaires, désinformation agressive, ingérence électorale, soutien aux coups d’États…
Tous les moyens sont bons pour obtenir des complaisances et trouver les relais de sa propagande
Pour cela Russie de Poutine bénéficie de l’héritage du savoir-faire du KGB. Tous les milieux sont concernés : affaires, politiques, culture, armée, médias…
Les objectifs de Vladimir Poutine sont clairs : déstabiliser les démocraties, semer les peurs et faire douter les peuples, diviser les Européens, découpler l’Europe des États-Unis, faire reculer la démocratie partout dans le monde.
– Durant vos interventions pour des conférences au soutien de l’Ukraine, vous dites souvent que le combat pour la liberté de l’Ukraine est aussi la guerre pour l’Europe libre. Qu’est-ce que ça signifie concrètement pour un citoyen français lambda ?
– En soutenant le courageux combat des Ukrainiens, nous nous battons pour le respect à la fois de la souveraineté de l’Ukraine et de l’ordre international. Nous nous battons pour la Liberté des Ukrainiens et pour la nôtre.
Pour Poutine, cette « opération spéciale » ne s’arrête pas aux frontières de la Crimée et du Donbass. Elle avait clairement pour objet d’installer un pouvoir russe à Kyiv, de soumettre le peuple ukrainien et faire disparaître l’Ukraine en la russifiant. Car pour Poutine, « le peuple ukrainien n’existe pas ».
Cette guerre et le réarmement de la Russie vont bien au-delà de l’Ukraine. Pour Poutine « la Russie n’a pas de frontières » comme disaient ses affiches lors des dernières « élections » présidentielles. Ou encore « les frontières de la Russie sont celles de l’Union Soviétique ». On voit ce qui se passe en Georgie, en Roumanie. La Moldavie est aussi clairement menacée, de même les Pays Baltes. La Douma conteste le décret du Conseil d’État de l’URSS « sur la reconnaissance de l’indépendance de la République de Lituanie ».
Nous devons nous réveiller et surtout ne pas avoir peur.
– Les relais de la propagande russe en France emploie souvent le mot « paix » pour ne pas dire « la capitulation de l’Ukraine suivant les conditions russes ». Est-ce que l’opinion français se rend compte de cette substitution ?
– Le mot « paix » n’a pas le même sens pour les Russes et pour nous. Poutine et ses alliés veulent défaire l’ordre international au profit d’un ordre « post occidental ». La paix, pour Poutine et ses principaux alliés – comme la Chine ou l’Iran – c’est la constitution d’un « nouvel ordre mondial post -démocratique ».
Il utilise la lutte contre les relents du colonialisme en Afrique et ailleurs pour mieux recoloniser ceux qui sont sortis de l’emprise de l’URSS.
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– Et le mot compromis n’a pas le même sens non plus ?
– Dans son long discours pour expliquer son agression de l’Ukraine, Vladimir Poutine a dit qu’il y avait, été contraint compte tenu du refus de prendre en compte le « compromis raisonnable » sur l’OTAN, la paix et la sécurité en Europe qu’il avait présentée en décembre 2022. En fait, ce « compromis » était un ultimatum qui exigeait un recul de l’OTAN sur ses positions de 1997. C’est-à-dire de laisser sans défense notamment la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie et les 3 pays baltes pour les faire revenir sous la coupe de Moscou.
L’agence d’information d’État, RIA Novosti, précisait d’ailleurs très clairement : « Il ne s’agit pas de propositions de discussion, mais bien d’un ultimatum — d’une demande de reddition inconditionnelle. L’Occident n’a pas d’autre choix que de perdre la face — à moins d’entrer en guerre avec la Russie ».
Voici comment Vladimir Poutine conçoit la paix et ce qu’est pour lui une « proposition raisonnable » !
Lorsqu’il parle aujourd’hui de paix en Ukraine, il parle de reddition de l’Ukraine. Dernièrement encore, il manipule les opinions et les politiques en utilisant son allié hongrois en inventant à la fois une proposition de négociation et un accord d’échange de prisonniers et un refus de négociation.
Poutine ne veut pas de cessez-le-feu. Quand il en parle, pour se donner le beau rôle, il l’assortit de conditions inacceptables comme l’abandon définitif des territoires occupés et même le retrait des troupes ukrainiennes de territoires supplémentaires ! Il affiche toujours l’objectif de prendre Kyiv et Odessa tout comme celui d’abattre le gouvernement « nazi » de Zelenski.
Vouloir la vrai paix aujourd’hui, c’est tout faire pour aider les Ukrainiens, empêcher l’armée russe d’avancer en continuant à bombarder les villes d’Ukraine et les populations civiles. C’est prendre l’engagement de soutenir l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra pour montrer à Poutine qu’il ne gagnera pas cette guerre.
– L’Assemblée Nationale actuelle comprend une part importante de parlementaires en lien avec la sphère poutiniste qu’ils soient RN ou LFI. Quelles sont leurs influences ?
– Les partis extrêmes en France qu’ils soient d’extrêmes droite ou d’extrême gauche sont des alliés objectifs de Poutine. Il est évident que compte tenu des liens du Rassemblement National avec la Russie de Poutine, le Kremlin nourrit l’espoir de limiter l’engagement de la France en Ukraine, d’instaurer le doute sur la force et la pérennité d’un soutien efficace de l’Europe à l’Ukraine d’affaiblir le lien transatlantique.
Marine Le Pen exprime « le respect pour le peuple héroïque ukrainien », mais dans le même temps, elle ne souhaite pas qu’on emploie de l’arme à longue portée qui vise le territoire russe et reste ambiguë sur les questions de la « paix » et du « compromis ».
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Le RN parle peu ou de manière elliptique des grands enjeux internationaux et géopolitiques. Les ambiguïtés de leurs positions et de leurs votes en la matière visent à masquer le caractère inquiétant des idées qui les animent sur des questions fondamentales aujourd’hui.
Qu’on en juge : Marine Le Pen préfère la Russie aux États-Unis. « La France a plus d’intérêts communs culturels et stratégiques avec la Russie qu’avec les Etats-Unis », a-t-elle dit dans une Interview au journal russe Kommersant en 2012. Marine Le Pen « admire Poutine ». « Je ne cache pas que, dans une certaine mesure, j’admire Vladimir Poutine ». Idem. Marine Le Pen estime que la démocratie de la Russie de Poutine était plus libre que la démocratie en France : « Rien ne permet d’affirmer du point de vue constitutionnel que la Russie n’est pas une démocratie. Le ton de la presse d’opposition est bien plus libre et virulent à l’égard de Poutine qu’elle ne l’est en France à l’égard de Sarkozy ».
Au sujet de l’annexion de la Crimée par la Russie de Poutine elle dit : « La Crimée a été russe pendant deux siècles. Elle a été ukrainienne pendant 80 ans donnée par un dictateur sur un coup de tête, un caprice. Les habitants de la Crimée se sont exprimés librement et ont choisi d’être attachés à la Russie ».
En juillet 2014, elle se refusait à « accuser les séparatistes du Donbass et même la Russie et à exonérer les forces armées ukrainiennes ». C’est-à-dire l’exact mensonge de Moscou d’alors.
Après la première agression de la Russie contre l’Ukraine, en septembre 2014, quand le président Hollande a courageusement annulé la livraison du porte-hélicoptères Mistral à la Russie, elle affirme : « il s’agit d’une soumission à la diplomatie américaine ».
Les positions hypocrites du Rassemblement National aujourd’hui doivent être démasquées. Aujourd’hui bien sûr les dirigeants du Rassemblement National sont plus prudents. En apparence, ils condamnent l’agression russe et affichent une position de soutien à l’Ukraine. Mais… S’ils disent aujourd’hui, en paroles, condamner l’agression de la Russie cela se voit beaucoup moins dans les actes, comme le montre les votes du RN au Parlement européen.
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– Pouvez-vous détailler s’il vous plaît ?
– Lorsque l’on ne regarde que les votes « contre » (en faisant l’impasse sur toutes les abstentions), on constate à quel point les députés de Marine Le Pen ont joué les soutiens de Poutine :
2019
– Résolution contre le fait de traiter la Russie comme partenaire stratégique. Contre.
– Résolution condamnant les violations des droits de l’homme en Russie. Contre
– Résolution condamnant la loi russe sur les « agents de l’étranger ». Contre.
2020
– Résolutions pour une lutte européenne contre les menaces russes sur la sécurité de l’Europe et les ingérences. Contre.
– Résolution contre l’empoisonnement de Navalny ainsi que contre le coup de force de Loukachenko en Biélorussie. Contre.
2021.
– Résolution condamnant l’arrestation la détention de l’opposant russe Pivovarov. Contre
– Résolution appelant au retrait des forces russes accumulées à la frontière ukrainienne. Contre
– Résolution condamnant la fermeture de Memorial et la répression des organisations de la société civile par la Russie. Contre.
2022.
– Résolution approuvant soutien financier à l’Ukraine. Contre…
À l’Assemblée nationale lors du vote sur l’accord bilatéral conclu entre la France et l’Ukraine, le Rassemblement National s’est abstenu malgré ses bonnes paroles de soutien à l’Ukraine (les Insoumis et le Parti Communiste ont voté contre aussi).
– La télévision française met beaucoup de zèle pour relayer les menaces nucléaires de Poutine. Qu’est-ce que vous pensez de cet usage de peur via médias, est-il justifié ?
– Pour Vladimir Poutine l’arme nucléaire est surtout une arme de propagande. Poutine, suivi par la propagande russe et ses fidèles relais, agite en permanence la menace nucléaire, car il sait qu’elle fait peur à l’opinion occidentale. Il faut savoir en tenir compte. Mais il faut savoir aussi que l’arme nucléaire est dans toutes les doctrines militaires – y compris la doctrine russe – une arme que l’on utilise que lorsque les intérêts vitaux d’un pays sont menacés. Tel n’est pas le cas de la Russie. Son existence même n’est menacée par personne. Ni par les ukrainiens, ni par l’OTAN. Il n’y a aucun prétexte, ni aucune raison militaire, pour la Russie d’utiliser une arme nucléaire, fusse-t-elle tactique.
La rupture du contrat implicite conclu entre toutes les puissances nucléaires et de réserver son utilisation à une menace existentielle. La rupture de ce contrat mettrait durablement la Russie au ban des nations. La Chine a mis en garde la Russie. Les Américains ont expliqué quelle seraient leur riposte, une riposte conventionnelle qui détruirait une large partie de l’armée russe en guise d’avertissement.
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– Le mot de « cobelligérance » est utilisé pour faire peur aussi ?
– Il n’a pas de signification très précise en droit international. L’Allemagne et la Russie qui attaque ensemble la Pologne en 1939 constitue une cobelligérance. Livrer des armes, ce n’est pas de la cobelligérance. En revanche, si des avions américains pilotés par les militaires américains se battaient contre les avions russes, on pourrait dire que nous entrerions dans une forme de cobelligérance.
– Le futur président américain, Donald Trump, exprime des idées isolationnistes en menaçant réduire fortement la présence américaine dans l’OTAN si les pays européens ne prennent davantage en charge leur défense. Il a fait aussi comprendre qu’il s’apprête de réduire considérablement l’aide militaire à l’Ukraine. A votre sens, qu’est-ce que signifierait l’abandon de l’Ukraine par des Occidentaux ? Quel sera le rôle de la France si la politique américaine change comme le dit Trump ?
– Difficile de dire ce que sera réellement la position des Etats Unis après le 20 janvier 2025. S’il devait y avoir une baisse de l’aide américaine, l’Europe devra la renforcer à la fois la livraison de matériel et la formation.
En tous cas ces incertitudes doivent absolument réveiller l’Europe et la pousser à se structurer
La rencontre entre le président élu américain et le président ukrainien organisée par le président français montrent à la fois une prose de conscience et une volonté d’agir concrètement
Les nominations de Kaja Kallas comme représentante pour les affaires étrangères et de la politique de l’Union Européenne et celle d’Andrius Kubilius comme commissaire européenne à la Défense et à l’Espace constituent des points positifs et encourageants. L’un et l’autre comprennent la réalité de la menace et n’auront pas peur de l’affronter.