La plus grosse erreur des États-Unis

Politique
24 octobre 2024, 18:24

Dans un article pour le Neue Zürcher Zeitung, l’écrivain suisse Ulrich Schmidt revient sur la façon dont les Etats-Unis ont accueilli et accompagné l’indépendance de l’Ukraine. Il montre que depuis 30 ans, les présidents américains successifs, jusqu’à Joe Biden, ne s’étaient pas précipités pour soutenir les Ukrainiens.

Le 1er août 1991, le président américain George Bush père est venu à Kyiv et, à sa manière caractéristique, a fortement conseillé aux Ukrainiens de ne pas confondre les concepts de liberté et d’indépendance. Il  a affirmé que les Américains ne prendraient jamais le parti de ceux qui promeuvent un « nationalisme suicidaire », né de la haine internationale. Il a appelé à ne pas se précipiter vers la sortie de l’URSS. Et il a assuré que les États-Unis s’efforçaient d’entretenir des relations aussi étroites que possible avec le gouvernement soviétique de Mikhail Gorbatchev.

Ce discours du président américain après la publication d’une chronique du rédacteur en chef du New York Times William Safire est entré dans l’histoire sous le nom de « Chicken Kyiv speech ». L’auteur utilisant ces mots de « poule mouillée », a expliqué pourquoi les dirigeants américains n’étaient pas prêts à prendre une part active à la démocratisation de l’URSS.

Trois semaines plus tard, un coup d’État avait lieu à Moscou et, à la fin de l’année, l’Union soviétique était devenue de l’histoire ancienne. En décembre 1991, lors d’un référendum, les Ukrainiens votaient sans équivoque en faveur de l’indépendance de leur pays. George Bush n’eut d’autre choix que de la reconnaître, assez tard tout de même, le 25 décembre.

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« Le discours de Bush est entré dans l’histoire comme une erreur politique d’une ampleur historique. Néanmoins, cela caractérise encore aujourd’hui les relations entre les États-Unis et l’Ukraine. Parce que les gouvernements de Washington (qu’ils soient démocrates ou républicains) ont toujours fidèlement suivi Poutine sur un point : l’Ukraine ne doit pas devenir membre de l’OTAN », écrit le journaliste et écrivain suisse Ulrich Schmidt dans une chronique de la Neue Zürcher Zeitung.

Selon lui, la seule exception fut le président George Bush Jr., qui, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, avait honnêtement préconisé l’adhésion à l’Alliance de l’Ukraine et de la Géorgie. Toutefois, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel n’avaient pas soutenu cette initiative.

L’auteur de la chronique réfléchit beaucoup à la recherche d’un terrain d’entente entre Ukrainiens et Américains. Par exemple, pourquoi ces derniers ne sont-ils pas devenus plus amicaux envers l’Ukraine, qui avait enfin surmonté la colonisation et obtenu l’indépendance ?

Ulrich Schmidt souligne que les premières années du mandat du président Bill Clinton furent marquées non pas par l’impérialisme, mais par la fin de l’empire soviétique. « Il a rencontré Leonid Kravtchouk et Leonid Koutchma, mais il n’a jamais eu autant de raisons de rire avec ses collègues ukrainiens qu’avec Boris Eltsine. En février 1994, l’Ukraine est devenue membre du programme
Partenariat pour la paix [programme de coopération bilatérale entre l’OTAN et des partenaires de la région euro-atlantique, lancé en 1994 – ndlr], quelques mois avant la Russie, qui n’y a adhéré qu’en juin et a ensuite pu envahir discrètement la Tchétchénie en 1999. Clinton n’a pratiquement pas réagi. Pour lui, les bonnes relations avec la Russie étaient plus importantes », écrit le journaliste suisse.

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À la fin de la même année, l’Ukraine (conformément au Mémorandum de Budapest) remettait ses armes nucléaires à la Russie qui, en retour, s’engageait à respecter son intégrité territoriale.

« Les Ukrainiens auraient aimé recevoir des garanties de Clinton pour cette concession. Ils n’en ont pas reçu, ils ont obtenu seulement des « assurances ». Ces garanties auraient obligé Washington à recourir à une action militaire en cas d’urgence. Clinton ne voulait pas aller aussi loin. Aujourd’hui, le mémorandum n’est qu’un bout de papier qui n’a concrètement jamais incité les Etats-Unis à agir », estime Ulrich Schmidt.

Une décennie de la thèse « pour ne pas provoquer la Russie »

Les Ukrainiens ont entendu parler des « inquiétudes » de leurs partenaires ou de la crainte d’une escalade de la part de la Russie à d’innombrables reprises, et plus encore depuis le déclenchement de la guerre à grande échelle. Pourtant, tout avait commencé au début des années 2000. Certes, l’Ukraine avait rejoint le Plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN en 2002, mais, comme le souligne Ulrich Schmidt, il s’agissait d’un « placebo politique », d’une tactique dilatoire visant à « faire quelque chose » pour retarder la question de Kyiv et apaiser Moscou.

« Étonnamment, l’adhésion des pays baltes à l’OTAN n’était une préoccupation pour aucun des acteurs, pas même pour Poutine. Ainsi, le Kremlin a laissé partir les non-slaves. On pouvait penser que tout allait bien. Mais lorsque les troupes moscovites envahirent la Géorgie en août 2008, les sourires disparurent. Les Ukrainiens étaient sous le choc, ils pouvaient facilement imaginer un tel scénario pour leur pays. Bush a eu des mots forts, mais s’est abstenu d’imposer des sanctions à Moscou. Il semblait qu’il voulait laisser le dossier à son successeur à la fin de son deuxième mandat présidentiel », écrit Ulrich Schmidt.

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Selon lui, ce n’est pas non plus Barack Obama qui a remis Poutine à sa place, bien au contraire.
« Obama a ignoré la tragédie géorgienne, a étouffé les inquiétudes ukrainiennes et a appuyé sur le bouton « reset » d’un programme visant à raviver les relations avec la Russie. Washington et Moscou ont signé un nouvel accord sur le lancement de missiles, ont encouragé la prolifération nucléaire et ont de nouveau parlé d’une lutte commune contre le terrorisme », indique la chronique.

Cela a eu des conséquences dévastatrices pour les Ukrainiens car Obama avait déclaré lors de sa campagne électorale de 2008 qu’il pensait qu’il était possible que la Géorgie et l’Ukraine rejoignent l’OTAN pendant qu’il était au pouvoir. Pourtant, il déclara en 2012 que la Russie était une « puissance régionale » qui menaçait certains voisins « en raison de sa faiblesse ».

« Obama a probablement irrité Poutine plus que Helmut Schmidt a provoqué la colère du Politburo de Moscou lorsqu’il a déclaré que l’Union soviétique était quelque chose comme « la Haute-Volta avec des missiles nucléaires ». Mais pourquoi laisser un État régional faible dicter sa politique ? », estime Ulrich Schmidt. « Quand Poutine a occupé la Crimée en 2014, il n’avait plus d’excuses. La politique de « réinitialisation » a été révoquée et les États-Unis ont imposé pour la première fois de graves sanctions à la Russie. Cependant, les appels de Kyiv aux États-Unis pour qu’ils fournissent enfin des armes, sont restés sans réponse, comme auparavant ».

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Obama a ensuite approuvé une aide pour des armes « non létale », d’un montant de 600 millions de dollars, comprenant des véhicules d’entraînement, des gilets pare-balles et des équipements de vision nocturne. Il s’agit en fait de la même démarche que la proposition d’Olaf Scholz un mois avant le début de la guerre à grande échelle, de fournir à l’Ukraine 2 000 casques. Poutine a même reconnu que cela était provocateur et déstabilisateur.

« Obama était favorable au mouvement de Maïdan. Mais il ne l’a pas soutenu. L’affirmation selon laquelle les États-Unis ont « fait » la révolution est puérile. Obama ne fournissait toujours pas d’armes, il ne faisait pas confiance à la nouvelle Ukraine, douloureusement imparfaite, mais toujours démocratique. Pour lui, elle était avant tout corrompue. Même le crash du vol MH17 de Malaysia Airlines en juillet 2014 n’a pas aidé le président à comprendre. Il a vu dans cet acte meurtrier la preuve du danger qu’il y a à fournir des armes dans les zones de guerre. A Kyiv, ils ont avalé l’insulte en silence », écrit le journaliste suisse.

Assez pour endurer, pas assez pour gagner

Les premières armes américaines sont arrivées en Ukraine sous la présidence de Donald Trump au printemps 2018. En particulier les Javelins, des missiles antichar guidés qui trouvent leur cible de manière autonome. « C‘est le temps qu’il a fallu aux Etats-Unis pour abandonner leur attitude presque soumise à l’égard des esprits sensibles du Kremlin », écrit Ulrich Schmidt.

C’est Joe Biden qui a le plus aidé l’Ukraine, qui a réussi à obtenir à Kyiv environ 60 milliards de dollars d’aide militaire – pas assez, mais déjà bien. « Biden semble aimer Zelensky, et il comprend qu’en Ukraine, ce n’est pas seulement un pays qui est attaqué, mais aussi l’Occident et sa base idéologique », argumente le journaliste.

De nombreux Ukrainiens espèrent désormais que Kamala Harris remportera les élections américaines de novembre. Comme l’écrit Ulrich Schmidt, cela signifierait que la situation serait probablement la même qu’aujourd’hui : « assez pour endurer, pas assez pour gagner ».

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« Trump n’a jamais eu de compréhension ni même de sympathie pour l’Ukraine. Il souhaite entretenir de bonnes relations avec Poutine, qu’il admire comme un « leader fort ». Il ne cesse de minimiser la menace russe. Et il parle souvent de reconnaître l’occupation de la Crimée « sous certaines conditions ». Kyiv craint donc le pire. En même temps, le pays est assez intelligent pour flirter avec Trump. Harris est fiable mais tiède, ciblant la région du Pacifique plutôt que l’Europe de l’Est », note la Neue Zürcher Zeitung.

D’un autre côté Trump est un homme de mesures radicales. « Un scénario d’espoir ou de désespoir ? Pour Kyiv cela ressemble à ceci : si Trump devient président et que les Ukrainiens lui font savoir qu’ils n’accepteront pas une paix de capitulation, il peut armer massivement l’Ukraine. Notamment parce qu’il est toujours ouvert aux arguments économiques. L’Ukraine est riche en ressources naturelles. L’idée que Kyiv puisse offrir aux États-Unis un accès privilégié à ses territoires après la guerre n’est pas absurde », écrit le journaliste.

Il s’agit du quatrième point du plan de victoire du président ukrainien, dans lequel Zelensky évoque le potentiel économique stratégique de l’Ukraine. Il propose un accord spécial entre partenaires-clés pour protéger les ressources naturelles critiques et les métaux importants valant des milliards de dollars – l’uranium, le titane, le lithium, le graphite, etc.

Mais, comme le souligne Ulrich Schmidt, la grande erreur des États-Unis a été de parler pendant des décennies de la possible adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et de ne rien faire de concret pour cela.
Les États-Unis restent néanmoins le partenaire stratégique le plus important de Kyiv. « L’Amérique pourrait faire davantage pour l’Ukraine. Sans l’aide américaine, le pays sera perdu », souligne-t-il.