Tarass Lutyi  philosophe, écrivain, chroniqueur, musicien

Transgression de l’érotisme

Culture
7 avril 2023, 08:48

La première chose qui vient à l’esprit quand il s’agit de pulsions intimes : se limitent-elles à des caprices lubriques ? En effet, le livre de Georges Bataille, « Histoire de l’érotisme », n’a pas pour but de parasiter à l’infini la multiplication des illustrations dont la tâche est d’enflammer sans cesse les passions, mais de révéler les aspects de la passion débridée qui se prêtent à l’entendement. Surtout, Bataille distingue systématiquement l’activité sexuelle animale de l’érotisme humain. C’est précisément dans l’impulsion de ce dernier que se forment les significations relatives à notre désir. Par exemple, ils apportent des réponses à la question de savoir pourquoi et dans quelles conditions la nudité est associée à l’obscénité. Ainsi, l’érotisme est un domaine où l’amour acquiert une signification presque divine. N’est-ce pas pour cela que les objets de la passion nous sont toujours cachés, insaisissables, voire imaginaires ?

Dans le texte de Bataille, nous trouvons des références à différentes traditions de pensée sur ce problème. Ainsi, dans « Structures élémentaires de la parenté », Claude Lévi-Strauss explique l’interdiction des relations sexuelles entre proches parents par le fait qu’être humain signifie ne pas commettre d’inceste. Les animaux peuvent s’accoupler facilement et de n’importe quelle manière, mais pas les humains. Ils surmontent les déterminants biologiques pour créer leur propre monde. Cependant, Sigmund Freud ne cesse de rappeler la persistance de nos penchants naturels, révélant la puissance du désir qui finit par briser les tabous.

Marcel Moss décrit quant à lui des mécanismes d’échange de cadeaux qui vont au-delà des règles juridiques, économiques et morales. Aussi surprenant que cela puisse paraître à nos regards modernes, donner sa fille ou sa sœur en mariage à un homme d’une tribu étrangère signifiait autrefois s’engager dans un jeu sacré consistant à offrir un cadeau et à attendre quelque chose de semblable en retour. Un tel cadeau privait la femme d’un plaisir débridé, remplaçait les rapports sexuels et apportait du réconfort. C’est ainsi que sont apparues deux sphères : l’une dans laquelle la sexualité était réglementée, l’autre favorisant un moment de liberté débridée, exigeant la transgression, la suppression de toutes les restrictions.

Ainsi, la sensualité signifiante permet de parler d’érotisme, qui naît à la fois de la peur et du respect de la chair. En effet, l’homme est effrayé par le fait qu’il entre dans le monde de la chair et du sang. C’est la raison de son aversion pour la défécation, les miasmes, la saleté, la pourriture et finalement la mort. Néanmoins, la compréhension même de l’impossibilité d’éliminer tous ces moments de la vie conduit à la conscience de soi. Cela signifie que la vie et la mort sont interdépendantes. Même dans un objet malodorant, la vie grouille inévitablement.

Les désirs suscités par les angoisses donnent naissance à l’érotisme, car la sexualité animale ne connaît pas de crainte. L’homme, quant à lui, est une créature qui recherche un équilibre entre l’Être et le Néant : confort et incertitude, calme et effervescence. L’érotisme implique la recherche de la joie, du sublime, du point culminant de l’existence. Pour cette raison, l’homme est même prêt à plonger dans le vide et à y rencontrer même les monstres les plus effrayants. Il doit représenter des situations de mort à travers les rituels, l’art et la littérature. C’est seulement parce qu’un humain s’efforce toujours de s’élever, qu’il se met à l’épreuve de ces horreurs. Mais la simple assimilation de l’état mystique à l’érotisme sexuel sera vue comme une banalité. Les pratiques mystiques sont évidemment aussi associées à la transgression, au gaspillage d’énergie, à la capacité d’échapper à la réalité quotidienne.

Cependant, dans les rapports sexuels, ainsi que dans les rapports religieux ou artistiques, la personne aspire à la totalité de l’être. Pris séparément, l’objet et le sujet ne constituent pas encore des totalités. Leur fusion intégrale est nécessaire, ce qui rappelle quelque peu une percée dans un domaine illimité. Répétons-le : la sexualité purement technique renvoie une personne à la nature, par contre, l’érotisme la plonge dans la totalité. Comme on le voit, l’érotisme n’est pas une voie insouciante et lumineuse. Ce n’est pas sans raison que Bataille le compare à une tragédie, à une chute dans la fange. Et l’amour est assez proche de la destruction. Dès que l’érotisme s’estompe dans le mariage sous l’influence de facteurs économiques et reproductifs, une hiérarchisation claire des rôles, des fonctions et des finalités se dessine immédiatement. Après tout, l’érotisme ne peut pas être réglementé. Il ne tolère aucune restriction, car il naît de la transgression des règles.

L’érotisme est un acte transgressif expressif qui implique la destruction des frontières, la violation des interdits, la revalorisation des valeurs, la rupture des règles, l’élimination des barrières. C’est de l’agitation pure parce qu’elle laisse libre cours au déni des interdits. Il n’est satisfait ni de l’ordre naturel, ni de l’ordre culturel. D’une part, constamment alimenté par les peurs, l’érotisme met le bazar, acquiert l’apparence du mal (rappelons-nous le jeu des diverses combinaisons du crime, de la débauche et du pouvoir du déni chez le marquis de Sade), bien que le résultat de toutes ces manifestations soit l’accomplissement d’une existence souveraine. D’autre part, l’érotisme a non seulement un côté négatif, mais aussi un côté positif avec de nombreux aspects de séduction et de charme. En tout cas, il ne s’agit pas d’une attirance primitive des sexes opposés l’un pour l’autre, mais d’une explosion médiatisée par de nombreuses figures et images symboliques, qui apporte des significations supplémentaires à l’existence.