Swasti Rao : « Derrière les portes fermées, on discute en Inde sur la durabilité des relations avec la Russie »

Politique
23 mars 2023, 17:16

The Ukrainian Week s’est entretenu avec Swasti Rao, politologue indien et chercheur associé au Centre pour l’Europe et l’Eurasie de l’Institut Manohar Parrikar pour la recherche et l’analyse de la défense (New Delhi), sur la façon dont la perception de la guerre russo-ukrainienne en Inde a changé, depuis le début de l’invasion russe à grande échelle, la relation entre Moscou et New Delhi et pourquoi l’Inde doit constamment équilibrer sa politique internationale.

Comment la perception de la guerre russo-ukrainienne a-t-elle changé en Inde au cours de cette année ?

Premièrement, je tiens à souligner que les opinions que j’exprime sont les miennes et ne reflètent pas les vues du Gouvernement indien. Ainsi, lorsque la guerre russe en Ukraine a commencé, le récit dominant en Inde était qu’il s’agissait d’une conséquence de l’expansion de l’OTAN. L’Inde a coopéré très étroitement avec la Russie depuis l’époque soviétique, et c’est la raison d’un tel récit. En raison de la position non alignée que notre pays a suivie depuis l’indépendance en 1947, et aussi parce que nous avons vu notre grand rival le Pakistan coopérer très clairement avec les États-Unis, notre non-alignement a toujours penché en faveur de l’Union soviétique. Au cours des premiers mois de l’invasion, la plupart des médias ont écrit que la guerre en Ukraine était une conséquence de l’expansion de l’OTAN vers l’Est. À mon avis, c’est une erreur. Ces processus n’ont rien à voir l’un avec l’autre. L’Inde a mis du temps à comprendre que les pays d’Europe centrale et orientale exerçaient en fait un lobby depuis de nombreuses années pour adhérer à l’OTAN et, plus tard, à l’UE.

De nombreux experts, dont moi-même, ont écrit sur cette inexactitude analytique en Inde. Grâce à cela la discussion s’est produite, et je pense que nous comprenons mieux aujourd’hui ce qui a conduit à cette guerre. Nous comprenons aussi mieux la guerre en Géorgie en 2008, quand la Russie a annexé l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, ainsi que les événements de l’Euromaydan et ce qui s’est passé en Crimée en 2014. De nombreuses personnes affirment encore que l’Euromaydan a été financé par les Américains, mais je pense que ces processus sont désormais mieux compris. Les perceptions ont quelque peu évolué et les cercles académiques discutent davantage des priorités réelles des pays d’Europe centrale et orientale. On comprend mieux que ce sont les préoccupations en matière de sécurité qui ont incité ces pays à rejoindre l’UE et l’OTAN, et non l’inverse, comme le diraient les analystes russes. La situation a donc évolué au cours de l’année écoulée.

La façon dont l’Ukraine perçoit les problèmes de sécurité indiens est une autre affaire. Début 2022, j’ai assisté à une conférence consacrée à la guerre russo-ukrainienne et à la position de l’Inde à ce sujet. Je me souviens à quel point le représentant de l’Ukraine était extrêmement émotif et en colère contre le fait que l’Inde maintenait sa neutralité.

Mais, même compte tenu de notre neutralité stratégique, il y a deux éléments importants qu’il faut avoir en tête : le premier est que l’Inde s’est adressée aux Nations unies pour exiger une enquête indépendante sur les meurtres commis à Bucha. Le deuxième, est que l’Inde n’a pas reconnu le soi-disant référendum organisé par la Russie en septembre. Je pense que ces deux mesures ont été tout à fait décisives et qu’elles montrent vraiment que la position de l’Inde au sujet de la guerre est tout à fait prudente et qu’elle deviendra plus nuancée avec le temps.

Au cours de l’année, l’Inde a considérablement augmenté le volume de pétrole qu’elle achète à la Russie. Pour beaucoup des gens en Ukraine, cela ne soutient pas l’argument de la neutralité de l’Inde. Peut-on parler de neutralité lors de l’agression, quand le volume des achats auprès de l’État agresseur augmente ?

Traditionnellement, l’Inde n’a jamais acheté de pétrole à la Russie. Si vous regardez le pourcentage de pétrole d’avant-guerre importé de Russie, il n’était que de 0,2 % de nos importations totales de pétrole. Nous avons traditionnellement acheté du pétrole à l’Irak, à l’Iran, au Mexique, au Venezuela et à l’Arabie saoudite. La Russie était notre amie pour d’autres raisons. Nous avions l’habitude d’acheter des engrais à la Fédération de Russie parce que l’Inde est un pays agricole.

En janvier 2023, les importations de pétrole en provenance de Russie représentaient 28 % de toutes les importations de pétrole, et c’est stupéfiant. Les raisons principales sont les rabais et la livraison sur la base du transport gratuit (en anglais Free on board (FOB) – un terme qui signifie la livraison de marchandises pour laquelle le vendeur paie, tandis que l’acheteur assume tous les risques en cas de dommage ou de perte de la marchandise – ndlr). C’est ce qu’ont noté notamment le ministre des Affaires étrangères de l’Inde, S. Jaichankar, ainsi que le ministre de l’Énergie, H. Pouri. Comme l’Inde est le pays le plus peuplé du monde (1,4 milliard d’habitants), et que notre économie connaît une croissance rapide, nous avons un grand appétit pour le carburant. L’achat de pétrole russe est extrêmement efficace du point de vue de l’analyse coût-bénéfice pour l’Inde.

La logique de l’Inde en la matière est entièrement économique. D’ailleurs, nous avons aussi augmenté les livraisons en provenance des États-Unis. Mais je dois souligner une fois de plus que les rabais considérables que nous obtenons de la Russie sont l’unique raison pour laquelle nous achetons ce pétrole. De plus, il y a un autre facteur important : le pétrole russe est fourni à l’Inde à des conditions FOB, c’est-à-dire gratuitement. Ainsi, en plus des prix réduits, c’est le fournisseur qui organise et paie la livraison, l’assurance, etc. Il s’agit d’une offre très intéressante pour nous. Il s’agit d’une décision basée sur le profit pour l’économie.

Par ailleurs ; puisque les revenus de la Russie ont chuté depuis l’interdiction d’acheter son pétrole, le Kremlin songe maintenant aussi à réduire le niveau des rabais. S’il le fait, son pétrole ne sera plus aussi attrayant pour nous.

A savoir ; il y a un plafonnement des prix du pétrole russe annoncé par les pays du G7. L’un des objectifs de cette restriction était d’éviter que l’offre et la demande mondiale de pétrole ne subissent un choc volatil dû à la disparition soudaine du pétrole russe du marché mondial. Ainsi, après l’entrée en vigueur du plafonnement des prix, de nombreux experts estiment qu’il est logique que des pays comme l’Inde continuent d’acheter du pétrole russe.

La raison est qu’il existe une quantité fixe de pétrole dans l’offre mondiale, et donc pour pouvoir diriger le pétrole d’autres pays vers l’Europe, il est nécessaire de maintenir un approvisionnement stable en pétrole russe. L’Europe, souhaitant s’affranchir des importations russes, modifie ses routes d’approvisionnement. Ainsi, les approvisionnements provenant de sources où l’Inde avait l’habitude de s’approvisionner sont désormais disponibles pour l’UE. Dans le même temps, la Russie ne peut pas faire de gros profits.

Je comprends les émotions ukrainiennes et l’objectif de frapper la Russie dans ce sens, car en fait les revenus du gaz et du pétrole constituent la base de sa machine militaire. Mais en même temps, je comprends que l’économie mondiale ne pourra pas vraiment résister au choc des prix du pétrole. Par conséquent, afin d’assurer des prix stables, il est important que le pétrole russe entre, mais de manière à ce que la Russie ne puisse pas recevoir de revenus importants. Il devient en fait très coûteux pour la Russie de fournir du pétrole à prix réduit sur une base FOB. Ainsi, les revenus russes diminueront, alors que cela n’aura pas d’effet drastique sur l’offre mondiale de pétrole. Cela peut éviter un choc auquel de nombreux pays en développement ne pourront pas faire face.

Pendant longtemps, la Russie a été le plus grand marché d’armement de l’Inde. Cette situation a-t-elle changé ?

Pendant longtemps, nous avons été dépendants de la Russie pour l’importation de nos achats de défense. Il y a aussi des raisons à cela, parce que personne d’autre ne voulait nous donner la technologie que la Russie nous vendait à très bas prix. Par exemple, les sous-marins nucléaires. La Russie l’a fait. Aujourd’hui en Inde, il y a une discussion active sur l’efficacité de l’équipement russe, car il n’a pas pu faire ses preuves dans la guerre russo-ukrainienne. Et nous le voyons. Cependant, avant même le début de la guerre, en 2016 et à nouveau en 2020, nous avons proposé des modifications de notre politique sur la procédure d’acquisition de la défense (DAP).

L’Inde possède la cinquième plus grande armée du monde et dépend des importations d’armes étrangères. Le gouvernement prend cette situation très au sérieux. Et deux ans après l’arrivée au pouvoir du gouvernement actuel, en 2016, une réforme de la procédure d’acquisition de la défense (DAP) a été annoncée. À l’époque, il a été noté que la procédure actuelle d’approvisionnement en matière de défense était défectueuse et que la dépendance d’un seul fournisseur était contraire aux intérêts fondamentaux de la sécurité nationale de l’Inde. DAP a été mis à jour en 2020.

Nous avons tenté de modifier notre politique d’approvisionnement en matière de défense à bien des égards. Nous avons déclaré que nous ne voulions pas entrer dans une relation acheteur-vendeur, nous cherchons donc à développer la coproduction et à nous concentrer sur la technologie des transports. De plus, l’Inde a commencé à investir massivement dans sa propre recherche et développement (R&D). Nous essayons aussi d’accroître le rôle des entreprises privées. Dans le même temps, une liste de marchandises que nous n’importerons plus est apparue.

La deuxième partie de la réforme de la DAP a eu lieu en 2020. Ensuite, le gouvernement indien est devenu encore plus conscient que l’Inde devait développer son industrie de défense nationale. L’Inde est à la recherche de plus d’opportunités de coproduction. Elle coopère activement dans le domaine de la défense avec des pays comme l’Australie, les États-Unis et la France. En ce qui concerne la Russie, je ne suis personnellement pas sûr que nous recevions toutes les commandes à temps, car avec la guerre en cours en Ukraine, je doute que la Russie puisse livrer des armes ailleurs rapidement. On parle beaucoup de la puissance militaire de la Russie. Mais je pense que la guerre a montré ses problèmes. En Inde, derrière des portes fermées, on discute beaucoup de la durabilité des relations avec la Russie.

De plus, les ressources russes sont épuisées non seulement par la guerre, mais aussi par les sanctions sans précédent imposées par l’Occident. Prenez le problème du manque de micro-puces. Nous entendons dire que des puces sont retirées des réfrigérateurs et utilisées pour fabriquer des armes. C’est ce qui nous inquiète.

L’invasion russe de l’Ukraine n’a pas été un signal d’alarme pour l’Inde en termes d’importations d’armes. Nous avons déjà commencé les changements politiques nécessaires en 2016 et 2020. Par exemple, dans le cadre de la production d’une usine de défense, il existe une certaine quantité de produits qui doivent être fabriqués en Inde. L’Inde a donc commencé ce processus avant même l’invasion à grande échelle, mais la guerre l’a accéléré.

Notre coopération avec d’autres pays se développe et avec la Russie, elle diminue considérablement. Cependant, l’Occident doit comprendre que s’il veut que nous nous débarrassions de notre dépendance aux armes russes, il doit combler cette lacune. Nous misons surtout sur la coproduction, mais les Européens voient cette approche comme problématique. Les partenaires occidentaux devront changer leur façon de penser, prêter attention aux préoccupations de l’Inde en matière d’armement et se rendre compte qu’une Inde forte est aussi dans leur intérêt à long terme.