Oksana Otchkourova a du quitter sa maison à deux reprises, en 2014, puis en 2022. A chaque fois, malgré tout, elle a eu la force d’aider les autres, de créer des résidences d’artistes et des festivals. Avec son équipe, elle expose des œuvres dans toute l’Ukraine et à l’étranger, et collecte des fonds pour le front.
Kadiïvka — Starobilsk
Avant août 2014, Oksana Otchkourova et sa famille vivaient dans leur ville natale de Kadiivka, anciennement Stakhanov. La femme travaille au Palais de la culture local. « Notre palais était comme une fourmilière et avait une vie très riche. Ce n’était pas un bâtiment mort avec un seul événement par mois. Tous les jours, les gens venaient dans des clubs et des groupes d’art amateurs, assistaient à des événements », raconte-t-elle.
Peu avant la guerre, Oksana a donné naissance à son troisième enfant, un garçon. Il n’avait même pas un an lorsque la famille a été contrainte d’évacuer vers Starobilsk, alors que Kadiivka était déjà occupée : « Tout a commencé par des choses très banales : quand les enfants étaient malades, il n’y avait pas de médecins disponibles, pas assez de médicaments, la pénurie partout. Nous avons donc décidé de nous rendre sur le territoire contrôlé par l’Ukraine et d’y attendre 2 à 3 semaines ».
Au début, la famille ne pensait pas inscrire les enfants à l’école. « Starobilsk est un centre de district où la vie est un peu lente. Les gens sont habitués à travailler sans se presser : ils ont leurs propres jardins, leurs propres soucis, et la vie s’écoule très, très lentement », se souvient la femme.
Le groupe de bénévoles déplacés intérieurs
Au début, Oksana ne cherchait pas de travail parce qu’elle espérait rentrer chez elle rapidement. Encore en congé de maternité, elle s’est portée bénévole pour créer un groupe d’initiative de personnes déplacées intérieures : « Notre premier objectif était de mieux nous intégrer dans notre nouvelle vie. Nous avons commencé à nous rassembler, à faire connaissance… Au début, nos réunions étaient perçues comme hostiles par les habitants de Starobilsk. Les gens n’acceptaient pas et ne savaient pas ce qu’était le bénévolat », se souvient Oksana.
Avec le temps, les nettoyages en commun des parcs sont devenus populaires, et chaque quartier de Starobilsk a eu son propre groupe d’initiative. En 2016, une ONG dénommée Сentre de développement « Communauté efficace » a vu le jour.
« C’est beaucoup plus facile de résoudre des problèmes avec des associations que par des agences gouvernementales », dit Oksana.
L’Aura de la ville : une résidence artistique à Starobilsk
L’ONG a lancé le festival culturel « Ma petite patrie et ma grande Ukraine » et le festival cycliste Sherwood Weekend. En 2019, la première résidence d’artistes « L’Aura de la ville » a été organisée.
« Etre originaire de la région de Louhansk était un défi. Les artistes viendraient-ils à Starobilsk ? Est-ce que Louhansk était intéressant pour les gens d’ici ? Faisions-nous vraiment ce qu’il fallait ? Nous voulions ouvrir la région de Louhansk à toute l’Ukraine, au monde entier. Et nous voulions aussi faire tomber les stéréotypes sur cette région et ses habitants », explique Oksana Otchkourova.
Ses craintes étaient vaines. Quarante-sept artistes postulèrent pour la première résidence, les organisateurs en sélectionnèrent sept. La résidence visait à explorer l’identité de Starobilsk. « Nous voulions que les artistes envisagent des scénarios de développement pour cette ville, les voies que la ville pourrait emprunter pour atteindre un nouveau niveau de vie culturelle, une meilleure visibilité ».
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Pour les habitants, une telle action était une nouveauté. Les gens faisaient la queue pour être dessinés par des artistes. Tout de suite, l’équipe a organisé une exposition des œuvres des artistes, qui a ensuite été présentée à Kramatorsk, Lviv et Kyiv. Certaines des œuvres que les artistes avaient apportées ont ensuite été exposées lors d’événements organisés par leur auteur : « C’est une sorte de communication. Les artistes qui sont venus et notre population locale ont établi de telles connexions qu’elles perdurent même sans notre participation. Par exemple, nos résidents ont ensuite participé activement aux événements de la bibliothèque scientifique régionale de Louhansk, sans notre intermédiaire », dit Oksana.
Juste avant l’invasion à grande échelle, Oksana et son équipe ont organisé une dernière résidence à Starobilsk : Le Point de contrôle.
« On s’est inspiré du thème des anciens combattants et on a voulu utiliser l’art pour guérir les blessures émotionnelles et aider nos anciens combattants. C’est aussi un défi car il est très difficile de les impliquer dans de tels projets culturels et artistiques. Une exposition des œuvres de cette résidence était en préparation pour mars 2022. Notre résidence sur le thème du Point de contrôle est restée inachevée », se souvient Oksana.
Des médicaments pour Starobilsk occupée
Oksana et sa famille ont quitté Starobilsk immédiatement, dès le 24 février. C’est leur voiture qui les a sauvés. La famille a roulé aussi loin que possible jusqu’à Svaliava. Très rapidement, Oksana s’est aussi portée bénévole dans des associations.
« Ma collègue est restée à Starobilsk pendant six mois, elle n’a pas pu partir. Nous avons alors décidé d’aider les nombreuses personnes qui étaient restées vivre en zone occupée. Nous avons préparé un questionnaire pour savoir qui avait besoin de médicaments coûteux : patients cancéreux, diabétiques, malades de la thyroïde… Nous achetions ces médicaments en Ukraine libre et les envoyions à Starobilsk. Ils y étaient distribués gratuitement à ceux qui en avaient besoin ».
Dès le début de l’invasion, encore en route vers la Transcarpatie, Oksana recherchait des gilets pare-balles, des casques et d’autres équipements pour les défenseurs de l’Ukraine. « Notre organisation était bien connue dans les régions de Louhansk et de Donetsk. Nous avions de nombreux amis et partenaires. Les gens réagissaient, les dons arrivaient », se souvient-elle.
La nourriture pour ceux qui sont dans le besoin
Au début de la grande invasion, Oksana et son équipe ont pu effectuer des voyages humanitaires dans les régions de Louhansk, Donetsk et Kharkiv. De la nourriture y était apportée et une partie des gens a pu partir. « Nous avons emmené des gens jusqu’au fleuve Dnipro, certsains voulaient y débarquer, d’autres voulaient prendre avec nous la route vers la Transcarpatie. Ils n’étaient pas nombreux, bien sûr, mais nous avons réussi à faire sortir une centaine de personnes de cette manière », dit Oksana.
À partir de juillet 2022, l’ONG a pu reprendre ses activités et a ouvert un centre humanitaire : « Nous avions à nouveau un formulaire Google où nous recueillions les besoins des gens. Nous avons eu l’idée de soutenir les habitants de Starobilsk. Nous avons pu envoyer des colis à un millier de personnes à travers l’Ukraine : de la nourriture, des médicaments, des produits d’hygiène ».
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Formellement, le centre humanitaire a rejoint les centres de la région de Louhansk et relève de l’administration publique de Louhansk, mais il n’a cependant pas reçu d’aide de sa part. À Svaliava, l’association rassemble 300 personnes qui participent à des événements, et les habitants de la région de Louhansk peuvent également recevoir une aide humanitaire en nature.
Des centres humanitaires ont été ouverts à Svaliava et à Kyiv
Le travail de l’association s’étend. Sur la base de « hubs » et dans le cadre d’un projet de partenariat, l’équipe a ouvert des centres de soutien aux familles à Svaliava et à Kyiv. Les personnes déplacées de l’oblast de Louhansk peuvent se rendre au centre de Kyiv pour obtenir de l’aide psychologique et juridique, ainsi que pour contacter la caisse de retraite, l’agence pour l’emploi et le centre de services administratifs.
À Svaliava, près de 300 personnes se rendent au « hub » chaque mois, et il y a une file d’attente pour les cours pour enfants. « Svaliava ressemble un peu à Starobilsk. C’est aussi un ancien centre régional au regard du nombre d’habitants et des infrastructures. Mais il y a peu de choses pour occuper les enfants ou s’occupper soi-même. Nous proposons des cours d’anglais, d’art-thérapie, une salle pour les enfants, un psychologue et un cours de préparation à l’école pour les enfants ».
Pour les adultes, Oksana et son équipe organisent des cours d’art-thérapie, des projections de films, ainsi que des groupes de parole, un nouveau format d’interactions : « On invite les gens, on parle de sujets variés. Ils veulent communiquer, partager leurs pensées. Pour nous, c’est aussi une opportunité pour l’avenir. Un jour, quand notre ville sera libre, on organisera des groupes similaires là-bas. Sinon, il n’y aura pas de réconciliation ».
L’équipe organise aussi des événements d’orientation professionnelle et des cours de soutien à l’entrepreneuriat.
« Nous répétons que l’aide humanitaire prendra fin. L’étape suivante, c’est savoir se prendre en charge. N’attendez pas l’aide de l’État, mais essayez de gagner de l’argent. Nous avons déjà accueillis des personnes venues initialement pour de l’aide humanitaire et qui travaillent maintenant pour nous en tant que salariés », souligne Oksana Otchkourova.
Vendre des dessins pour acheter un quadrocopter pour le front
Le sujet de la première résidence d’artistes à Svaliava était l’expérience des évacués. « Ce sont les histoires de ceux qui ont quitté la zone occupée, qui sont partis : certains en à l’intérieur de l’Ukraine, d’autres à l’étranger. Nous racontons leurs histoires, leurs souffrances, leurs espoirs », explique un bénévole.
L’ONG a aussi rejoint le réseau international de résidences Artist at Risk, qui aide les personnalités culturelles du monde entier qui sont en danger. « Pendant deux mois, nous avons accueilli des artistes, trois de Kharkiv et un de Kherson. Nous avons aménagé leur vie de manière à ce que rien ne les dérange et qu’ils puissent créer des œuvres s’ils le souhaitent », raconte Oksana.
Une idée de coopération internationale se concrétise : « Début 2023, nous sommes allés en Slovaquie et, à l’invitation de la fondation caritative de la communauté de Bardei, avons organisé une semaine de soutien à l’Ukraine avec nos amis slovaques. Durant ce temps, l’équipe a réussi à collecter des fonds pour acheter des caméras thermiques pour l’armée. Et après avoir vendu des peintures dans leur résidence de Svaliava, les bénévoles ont acheté un quadrocopter : « En achetant des œuvres d’artistes ukrainiens, certains disaient qu’ils investissaient aussi dans leur sécurité » », se souvient Oksana.