Comment quitter les territoires occupés par les Russes? C’est difficile, mais possible. Notre correspondante a rencontré les bénévoles qui aident les Ukrainiens de partir vers l’Ukraine.
Un couple de soixante-dix ans de Gola Prystan, petite ville maritime occupée par les Russes, a décidé de partir malgré des problèmes de santé. Ils n’ont pris qu’un sac d’affaires et leur teckel.
Une jeune femme de vingt ans de Makiivka, ville ouvrière, a attendu sa majorité et est partie en compagnie de son chat. Ses parents, pro-russes, sont restés dans la partie occupée de l’Ukraine.
L’organisation Helping to Leave aide les personnes à quitter les territoires occupés et les personnes déportées à rentrer en Ukraine. Elle a expliqué à Tyzhden.fr comment se déroule l’évacuation par les couloirs humanitaires de Kolotylivka-Pokrovka et de Mokrany-Domanove.
« Nous avons fabriqué des drapeaux bleus et jaunes pendant l’occupation »
Début juin, Pylyp et Olga, un couple de 70 ans, ont quitté Gola Prystan, dans la région de Kherson. Ils n’ont emporté qu’un sac et leur teckel : tout le reste a été détruit par les bombardements et les inondations. Pylyp avait besoin d’une opération coûteuse pour remplacer l’articulation de sa hanche et Olga a un cancer. Les enfants du couple les ont persuadés de partir, mais Pylyp et Olga ont attendu jusqu’au dernier moment, espérant que Gola Prystan soit libérée par l’Ukraine. Durant l’occupation, ils cousaient des drapeaux bleus et jaunes, pour pouvoir saluer l’armée ukrainienne.
« Au moins, les missiles ne volent plus au-dessus de nos têtes, et le fait que mon mari soit en attente d’une opération chirurgicale nous permet de tenir bon. Nous attendons la fin de l’année. Il a subi une opération à une jambe en 2021. Et maintenant, il faut opérer l’autre jambe », explique Olga.
Le couple se souvient : « Après l’explosion de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, notre maison a été inondée. L’eau est restée pendant trois jours et a tout détruit à l’intérieur. Cependant, cela n’a pas empêché les Russes de voler des habitants de Gola Prystan par camions remorques entiers ».
Pylyp et Olga avaient leur propre commerce en ville : d’abord une place sur le marché, puis à la gare fluviale. Ces bâtiments ont été endommagés à la fois par l’eau et par le feu.
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« Tout a été incendié : toutes les forêts, deux cimetières, toute notre ville, ont été brûlés. Aujourd’hui il y a des retraités à Gola Prystan qui n’ont nulle part où aller », explique Olga.
Le couple vit désormais à Kamianets-Podilsk. Ils aident l’armée et espèrent trouver de l’argent pour payer le loyer des prochains mois.
« Je n’ai jamais autant pleuré de toute ma vie qu’au cours de ces deux années. Nous espérons rentrer bientôt chez nous, retrouver notre vie paisible. Nous avons espéré et attendu deux ans et demi, nous avons même cousu des drapeaux ukrainiens. Maintenant nous aidons un peu, nous tissons des filets de camouflage avec toute la famille », confie la femme avec émotion.
Comment évacuer sans passeport
Pour une assistance gratuite à l’évacuation, on peut contacter l’organisation Helping to Leave via un bot de Telegram et une ligne d’assistance téléphonique.
« La correspondance se fait en russe, parce que les gens peuvent avoir des problèmes s’ils sont arrêtés. Les Russes vérifient les téléphones », explique Olena Houbanova, coordinatrice des évacuations du couloir humanitaire de Soumy et des territoires libérés de la région de Kharkiv. Elle conseille aux personnes qui vont évacuer par elles-mêmes et qui en ont les moyens de toujours contacter des bénévoles pour au moins obtenir des conseils.
Vous pouvez évacuer même si vous n’avez pas de passeport ukrainien.
« Il y a des cas où des gens sont arrêtés par des Russes, le plus souvent dans la région de Kherson. Ces derniers exigent de voir leur passeport et le déchirent, tout simplement. L’Ukraine délivre à ces personnes un certificat temporaire de citoyen ukrainien, qu’elles utiliseront uniquement pour retourner dans le pays. Mais si les gens ont au moins une photocopie, au moins quelque chose qui confirme qu’ils sont citoyens ukrainiens, ils peuvent revenir sans passeport ukrainien et sans ce certificat spécial », explique Olena Houbanova.
« J’ai évacué avec un acte de naissance ukrainien et un « passeport » de la république autoproclamée de Donetsk », raconte Tia (pseudonyme), vingt ans, originaire de Makiivka.
« Sans passeport russe, il devenait impossible de séjourner dans le territoire occupé. Les Russes venaient et disaient : « Prenez un passeport russe, qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? », en pointant une mitrailleuse sur vous. Ils se soûlaient et commençaient à tirer et à se battre entre eux », se souvient Pylyp, ajoutant que lui et sa femme ont été contraints de prendre des passeports, bien qu’ils aient résisté pendant longtemps.
Le couple a caché ses documents ukrainiens dans ses bagages pour traverser le corridor d^évacuation à travers le Belarus.
Préparation à l’évacuation
Lors de la première étape de l’évacuation, les bénévoles de l’organisation collectent des informations sur l’état (tant physique que psychologique) de la personne et la questionnent sur d’éventuelles maladies. Il est aussi important de savoir si elle peut marcher et s’asseoir seule et quelle distance elle peut faire seule. Si nécessaire, explique Olena Houbanova, l’organisation achète des fauteuils roulants et examine avec les personnes du groupe d’évacués si l’une d’entre elles peut aider une personne à mobilité réduite sur la route.
La transition du couloir humanitaire vers le territoire de l’Ukraine est possible à deux endroits : Kolotylivka – Pokrovka (Russie – Ukraine, région de Soumy) et Mokrany – Domanove (Belarus – Ukraine, Volyn). Ces couloirs ne sont pas des points de passage de frontières, ils fonctionnent uniquement pour les citoyens ukrainiens et dans une seule direction. La seule condition, qui est la même qu’à la frontière ordinaire, est qu’on ne peut pas avoir plus de dix mille dollars sur soi.
Photo : Mokrany-Domanove. Route
« Pour commencer, nous avons besoin d’informations sur les documents disponibles et sur l’état de la personne. Par exemple, si une personne a une mobilité limitée et possède des documents ukrainiens et russes, il y aura un certain itinéraire. Si elle possède uniquement des documents ukrainiens, il s’agira d’un autre itinéraire. Mais nous essayons de construire l’itinéraire en toute sécurité, nous restons toujours en contact et nous discutons de tout ce qui est possible », souligne Olena Houbanova.
« Nous avons été arrêtés à la frontière entre l’Ukraine et la Russie (dans la région de Rostov), mais les Russes sont arrivés, ont regardé et n’ont rien dit. Nous sommes partis. Le lendemain, de Rostov, nous avons été emmenés dans une autre ville, puis au Belarus. Nous y avons aussi passé la nuit. On m’a donné un fauteuil roulant pour traverser le couloir. Un grand merci aux soldats ukrainiens. Ils nous ont rencontrés là-bas et m’ont déplacé à travers tous les fossés sur ce fauteuil », raconte Pylyp.
De Domanove, le couple a été emmené à Kovel, oùil a passé la nuit dans une église. Le lendemain, ils ont été pris un bus pour Kamianets-Podilsk, où vivent les fils du couple avec leurs enfants. Olga se plaint : « Aujourd’hui c’est difficile. La pension de retraite est faible, les aides uniques ont ét utilisées, l’aide humanitaire est rarement accordée et il faut louer un appartement ».
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Il est aussi important que les bénévoles sachent si quelqu’un dans la famille des candidats à l’évacuation est lié à des fonctionnaires ou à des employés ukrainiens, et si la personne a déjà été détenue, parce que dans ce cas, les Russes ont déjà des informations à leur sujet.
« Quand nous savons tout sur une personne, nous la soutenons pleinement en lui fournissant des informations. Il est nécessaire de la préparer émotionnellement à d’éventuelles questions, de lui expliquer comment répondre, comment se comporter, quelles situations peuvent survenir. Nous pouvons garantir que nous n’abandonnerons personne », souligne Olena Houbanova.
La préparation à l’évacuation peut durer 2 à 3 jours s’il n’y a pas de facteurs négatifs, par exemple des proches se trouvant dans les bases de données de l’occupants, mais peut atteindre 2 à 3 mois.
« Il est arrivé que des gens traversent le couloir et essayent de cacher le fait que leurs proches se trouvent dans les bases des données des agresseurs. C’est dangereux, parce que les Russes peuvent les arrêter et les faire chanter », prévient Olena Houbanova.
« J’ai décidé de quitter la ville de Makiivka, occupée depuis 2014. Je me suis préparée pendant six mois. Les fonds étaient limités, le gros problème était que je voyageais avec un chat sans puce électronique et non vacciné. Quand je suis partie, j’avais 19 ans, aujourd’hui j’en ai 20. J’ai été dépendante de mes parents pendant un certain temps, car lorsque la guerre a commencé, j’étais mineure. Mes parents sont pro-russes, ils ne voulaient pas partir, alors je suis partie seule », raconte Tia.
Le voyage
Le voyage peut durer 2 à 5 jours, explique le coordinateur, il emprunte principalement une route traversant le couloir de Kolotylivka-Pokrovka. L’évacuation est entièrement gratuite, les bénévoles assurent le voyage, l’hébergement depuis le départ, la nourriture, les articles d’hygiène et les médicaments nécessaires.
« Nous n’avons aucun bénévole ni dans les territoires occupés, ni en Russie. Nous utilisons les transports en commun, la personne y passe la nuit, nous lui apportons à manger, commandons, si nécessaire, des médicaments, ou lui engageons un soignant », explique Olena Houbanova.
Ensuite, les gens arrivent à Belgorod et se rendent sans délai à Kolotylivka.
« Nous sommes constamment en contact. Nos bénévoles de Soumy attendent les personnes. Si une personne a besoin d’une aide extérieure spécifique, par exemple pour des problèmes de santé mentale, nous la remettons à la Croix-Rouge. La Croix-Rouge recupère les gens dans la zone grise », explique Olena Houbanova. Elle ajoute que la Croix-Rouge a obtenu cette opportunité au printemps, et qu’auparavant les gens devaient traverser à pied la zone grise, large de deux kilomètres recouverts de gravier.
« Un jour en hiver, par -20° (et je pense qu’il faisait même encore plus froid là-bas, parce que c’est un champ), nous avions une femme âgée qui voyait à peine et qui n’était pas accompagnée. Au dernier moment, une jeune fille de dix-neuf ans, de la région de Donetsk est apparue et a dit qu’elle l’aiderait. Elle avait un chat. Il faisait déjà sombre, rien n’était clair du tout, on percevait juste le chemin dans le champ, en plus il y avait de la neige.
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Nous étions inquiets parce que nous n’avions pas de nouvelles de ces deux femmes, qui semblaient marcher dans la zone grise depuis près de sept heures. Et à un moment donné, la jeune fille nous a appelé. Nous les avons vues avec une caméra thermique, sans pouvoir les aider. Mais elles ont fini par surmonter cette épreuve et arriver au bout de ce chemin », explique Olena Houbanova.
« C’est après la mort d’une femme au point de passage que les Russes ont accepté que la Croix-Rouge aide les personnes dans le besoin », a précisé Olena Houbanova.
« C’est l’une des raisons pour lesquelles nous demandons quelle distance une personne peut parcourir. Si elle parvient à franchir au moins 300 à 500 mètres, la Croix-Rouge va à sa rencontre. Si elle ne peut pas marcher, mais peut s’asseoir, nous achetons des fauteuils roulants et nous nous arrangeons avec quelqu’un qui fera partie du groupe et pourra pousser le fauteuil », explique Olena Houbanova.
Les bénévoles sont également en contact permanent avec les proches des évacués.
Olena Houbanova affirme que la route rapproche les gens, malgré le fait qu’il s’agisse d’un voyage très difficile et éprouvant pour les nerfs.
« Bien sûr les gens s’entraident. Quand les Russes ont fait exploser la centrale hydroélectrique de Kakhovka, il y avait beaucoup de monde à évacuer. Il peut y avoir un groupe de soixante-dix personnes dans un même voyage, et ainsi de suite chaque jour entre 50 et 70 personnes. Dans un groupe venant d’Olechki et de Gola Prystan se trouvaient de nombreuses personnes à mobilité réduite et des personnes âgées. Il y avait un couple de plus de 75 ans, la femme a été transportée en fauteuil roulant. Elle marchait, mais c’était très difficile pour elle. Un chien terre-neuve de treize ans voyageait aussi avec ce couple. Nous étions inquiets car le chien était déjà âgé et pesait environ 90 kilos.
Il y avait aussi une autre femme à mobilité réduite en fauteuil roulant. Un homme du groupe a commencé le trajet en la poussant, mais à un moment donné du trajet, il l’a laissée et s’est éloigné. C’est alors qu’un homme d’un couple âgé avec un chien a poussé à la fois sa femme en fauteuil roulant et l’autre femme », raconte Olena Houbanova.
« Depuis la région de Donetsk, je suis allée en bus à Rostov, puis à Belgorod et au poste de contrôle. Tout était plus ou moins calme, sans contrôles, mais psychologiquement difficile. J’ai été séparée du groupe au point de passage parce que j’avais beaucoup de choses, mais des membres du groupe m’ont aidée, ils ont vu que je marchais depuis très longtemps et sont revenus me chercher dans la zone grise, ils m’ont aidée à porter mes bagages et mon chat », raconte Tia.
Photo: Kolotylivka – Pokrovka. Asya. Le chien été évacué seul
Après avoir traversé le couloir humanitaire, les personnes sont amenées à Pokrovka chez les gardes-frontières pour une première inspection des documents et des effets personnels, puis ils partent à Soumy, dans un lieu d’hébergement temporaire, où elles passent la nuit et décident de leur prochaine destination.
Les voies d’évacuation
À Soumy, des bénévoles demandent aux gens où ils souhaitent aller. Après vérification, les évacués sont enregistrés pour recevoir l’aide de l’ONU : 10 800 UAH par personne. Cet argent arrivera dans un délai d’un à trois mois. Il est possible de recevoir cette aide même si on n’a pas encore de passeport ukrainien : il suffit de se munir d’un certificat de demande de renouvellement de passeport.
Il existe trois itinéraires d’évacuation sur le territoire de l’Ukraine : le train Soumy – Kyiv, la ligne de bus Soumy – Poltava – Dnipro et la ligne de bus Soumy – Kharkiv. Il existe aussi un refuge dans le village de Zernove, dans la région de Kharkiv.
Photo: le logement temporaire à Zernove
« Si les gens ne savent pas où aller, ils peuvent s’installer à Soumy, y rester jusqu’à trois mois et pendant ce temps déterminer quoi faire ensuite, trouver un logement ou du travail et résoudre les problèmes de papiers. En même temps, nous les aidons à renouveler leurs papiers, leur donnons des conseils. Nos bénévoles les soutiennent physiquement, les accompagnent pour des rendez-vous administratifs : banque, protection sociale, etc. Il y a des psychologues et des médecins, des jouets pour les enfants, des générateurs, des emplacements pour les animaux et de la nourriture pour eux », explique Olena Houbanova.
« J’ai vécu dans un refuge à Zernove pendant un mois, puis des bénévoles m’ont aidée à trouver un appartement et un travail. Chez soi sous le drapeau ukrainien, c’est beaucoup plus facile que chez soi sous le drapeau russe. Il vaut mieux partir tant qu’il y a une telle opportunité », estime Tia.
Adaptation
Le coordinateur souligne que le principal obstacle pour les gens est la peur. « Je suis moi-même originaire du territoire temporairement occupé, même si je suis resté dans l’occupation pendant une courte période, même si je n’y suis pas resté longtemps, à peu près un an, je connais cette peur. On vit chez soi, on fait les courses comme d’habitude, mais on ne s’y sent plus chez soi. Les gens nous demandent souvent ce qu’ils doivent emporter. Nous leur disons de prendre un minimum de choses – tout le reste sera fourni par les fondations en Ukraine, mais nous leur conseillons de prendre quelque chose qui leur rappellera leur maison : des photos, une couverture pour bébé, un objet-souvenir », explique Olena Houbanova.
« Nous aidons aussi à trouver du travail. Nous avons récemment accueilli un homme qui avait travaillé toute sa vie dans une ferme, mais son état de santé ne lui permettait plus ce travail physique. Et nous lui avons trouvé un emploi dans la région d’Odessa, avec un logement », explique Olena.
Nous restons en contact avec nos protégés, pour les aider avec du travail, un logement, des papiers.
De janvier à aout 2024, Helping to Leave a évacué 1 300 personnes. En mai 2024, l’offensive russe débute dans le nord de la région de Kharkiv. La ligne de front est très mobile et certains territoires sont occupés une seconde fois. L’organisation a reçu en mai des demandes de 194 personnes souhaitant quitter la réoccupation.
Au total, depuis le début de leurs activités en février 2022, les bénévoles ont aidé plus que 45 000 personnes : financièrement, logistiquement, psychologiquement, et par évacuation directe.