Comment la guerre change le répertoire des théâtres ukrainiens ?
Avec l’attaque brutale de la Russie, nous avons réalisé à quel point il est important de se situer dans le contexte occidental et de ne pas faire partie de l’espace russe. La vision de chacun va changer. « Tout d’abord, notre vision sera ukrainienne. Mais ce qui semble évident et compréhensible pour Lviv, à l’Ouest du pays, sera soit complètement nouveau, soit repensé pour une grande partie des théâtres en Est », explique la critique de théâtre Maya Garbouziuk.
Par exemple, Kharkiv est une ville très théâtrale, c’est le centre de plusieurs groupes de théâtre non gouvernementaux. Mais de tous ces centres, seuls Arabesques et P.S. (Postscript) sont de langue ukrainienne, tandis que des dizaines d’autres ont l’habitude de travailler en russe. Les théâtres dépendent avant tout de leur public : il faut savoir s’il viendra ou non à une représentation. Louer une salle, renouveler les accessoires et les décors, les costumes, tout cela demande beaucoup d’argent. Il faut donc s’adapter à un public qui a ses goûts et ses habitudes.
Le théâtre de marionnettes « Viktor Afanasiev » à Kharkiv, avec des œuvres fortes et intéressantes, n’a fonctionné qu’en russe jusqu’au 24 février. Son répertoire comprend « La Cerisaie » d’Anton Tchekhov, « Le Maître et Marguerite » de Mikhaïl Boulgakov, « Casanova » de Marina Tsvetayeva… Les spectacles sont joués en russe et accompagnés de sous-titres ukrainiens, ce qui est rendu possible par la loi linguistique sur l’utilisation obligatoire de la langue d’État dans le domaine de la Culture. « Mais j’ai vu comment les théâtres ont résisté au changement, explique Maya Garbouziuk. Certains spectacles étaient ouvertement présentés de la manière suivante : ‘Oh, vous voulez de l’ukrainien, vous l’aurez’. Et voici des personnages caricaturaux, des alcooliques, de l’ivrognerie. C’était une sorte de kitsch colonial. Malheureusement, ces troupes ne savaient pas ou ne pouvaient pas faire autre chose. C’est ainsi qu’ils concevaient l’ukrainité. »
Mais la guerre a tout changé. Le répertoire du théâtre de marionnettes de Kharkiv comprend désormais une représentation en ukrainien de la pièce « Je vais bien » de Nina Zakhojenko. Les choses incroyablement artistiques, les fantasmes, l’imagerie et la richesse esthétique qui faisait auparavant le cachet du théâtre de marionnettes ont été réduits à une simple métaphore de cubes de bois éparpillés. La réalisatrice Oksana Dmitrieva a choisi une simplification délibérée du langage, un laconisme extrême et un appauvrissement, pour parler de la guerre.
Bien que le monde entier ait vu le vrai visage de la Russie, les principales maisons d’opéra européennes ont toujours des compositeurs russes et des citoyens du pays agresseur directement impliqués dans les productions internationales. Bien sûr, l’Ukraine fait une pause sans avoir la possibilité de faire revivre des noms comme, par exemple, Tchaïkovski. Mais tout le monde osera-t-il franchir ce pas décisif ? En fait, dans un modèle construit à l’Ouest, c’est peu probable.
« Il existe un système de contrat, et les contrats sont signés pour trois, quatre ou cinq ans. Bien sûr, il faut lutter contre cela, et les pays européens coupent les liens avec ceux qui soutiennent ouvertement la guerre de la Russie en Ukraine, » explique Ivan Tchernichenko, directeur musical et chef d’orchestre de l’Opéra national de Lviv « Il faut se demander pourquoi ils refuseraient de le faire. Bien sûr, cela nous semble fou, mais les Européens ne voient pas de corps mutilés, n’entendent pas d’explosions ou de raids aériens. Pour eux, cette guerre se passe à la télévision, quelque part au loin », estime-t-il.
Nous pouvons citer l’exemple de la Pologne, qui a absolument interdit la représentation du répertoire russe au niveau législatif. Mais quand il y a beaucoup d’argent en jeu, il est très difficile de faire changer les choses. L’industrie de la musique classique repose sur des agences qui se voient attribuer des artistes. Pour leur part, quelquefois, les agences sont financées par le budget russe, même si ce n’est pas toujours de manière démonstrative, comme ceci s’avère de temps en temps, pendant de nombreux festivals internationaux.
Après avoir évoqué la question de la langue, il convient aussi de mentionner le langage corporel. La machine de propagande du Kremlin utilise toujours la culture russe comme un outil pour « blanchir » ses crimes. Le ballet a subi et subit encore la pression de la musique classique russe bien plus que l’opéra, mais on ne peut pas dire que ce sont les Russes qui ont créé cet art, car il est apparu pendant la Renaissance en Italie.
« Giselle », « Bayadère », « Don Quichotte » ou « Corsaire » – en termes de contenu technique de la danse, ne sont pas différents de « Casse-Noisette », du « Lac des cygnes » ou de « La Belle au bois dormant », ce qui signifie que la chorégraphie est en grande partie la même, mais que la combinaison de cette chorégraphie est, bien sûr, différente. Cela dépend du chorégraphe, de son imagination, de ce qu’il veut dire avec tel ou tel mouvement, explique Ivan Tchernitchenko. Il note aussi que le compositeur italien Cesare Pougni a écrit plus de 300 ballets, alors que Tchaïkovski n’en a écrit que trois. Le répertoire de ballet est donc très vaste et, à l’avenir, nous verrons des ballets européens de compositeurs classiques oubliés depuis longtemps, ainsi que des chefs-d’œuvre ukrainiens nouvellement créés.
Le théâtre ukrainien deviendra-t-il un manifeste de l’après-guerre ? Nous en dira-t-il plus sur notre douleur collective ? Il est encore difficile de répondre à ces questions. Toutefois, lorsque nous regardons vers cet avenir inconnu, nous devrions nous appuyer sur les processus qui se déroulent dans la société aujourd’hui. Grâce à la dramaturgie contemporaine, nous avons déjà reçu de nombreuses pièces sur les thèmes de la guerre. Et il y aura de plus en plus de metteurs en scène prêts à repenser les événements de l’après 24 février, en Ukraine et à l’étranger.