La rentrée universitaire à l’Université catholique d’Ukraine devait être un événement merveilleux, au cours duquel nous avions prévu de célébrer nos réalisations académiques, de partager nos espoirs, nos projets et nos visions pour la nouvelle année, et bien sûr, d’accueillir nos nouveaux étudiants. Cependant, des événements tragiques ont marqué cette journée festive. Les Russes ont tué deux membres de notre communauté universitaire, et leur mort a profondément bouleversé et choqué tout le monde.
Le 27 août 2024, Mykola Haïevoy a été tué au front dans la région de Koursk. Âgé de 28 ans, Mykola était notre thésard, un historien talentueux qui s’était engagé volontairement dans l’armée, avec l’intention de terminer ses études après la victoire. Le 4 septembre 2024, Daria Bazylevych, étudiante en deuxième année du programme « Culture » de la Faculté des sciences humaines, a été tuée lors d’un tir de roquette russe sur Lviv.
Voici un extrait de la lettre de motivation de Daria pour obtenir une bourse. Elle y explique pourquoi elle a choisi la culture comme domaine d’études : « …Je suis très créative, je m’intéresse à la culture et à l’histoire de mon pays et, à l’avenir, je souhaite développer la culture ukrainienne et la faire connaître au monde entier. Cette passion m’a été transmise par ma famille, qui m’a toujours raconté les épreuves traversées par nos ancêtres lors des guerres mondiales, de la Grande Famine et sous le régime soviétique ».
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Daria n’est plus parmi nous. Elle a été tuée par un missile russe qui a frappé la maison où elle vivait avec sa famille. La mère de Daria et ses deux sœurs ont également péri lors de ce tir meurtrier au centre de Lviv. Seul leur père a survécu. Quelques jours plus tard, il a enterré sa famille. Des centaines de membres de notre communauté universitaire et des milliers d’habitants de Lviv sont venus assister à ses funérailles.
Daria avait huit ans lorsque la Fédération de Russie a annexé la Crimée et envahi les régions orientales de l’Ukraine en 2014. Elle a probablement écrit ces mots après l’invasion à grande échelle en février 2022. Elle a décidé de poursuivre ses études universitaires en Ukraine pendant la guerre, avec ses sirènes d’alerte quotidiennes et sans perspective de fin des combats dans un avenir proche.
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Alors, qu’est-ce que l’Ukraine aujourd’hui ?
L’Ukraine est un champ de bataille, une supériorité morale, une plaie ouverte, un gouffre génocidaire, un lieu de conversion et de martyre, de renouveau et d’innovation, un centre de solidarité, un hôpital de campagne et un laboratoire de transformations sociales. C’est aussi une source de courage, de foi, d’espoir et de vision pour l’avenir.
Cela peut paraître étrange, mais c’est la réalité dans laquelle nous vivons.
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Je voudrais partager quelques intuitions qui, à mon avis, traduisent cette image de l’Ukraine. La Russie mène une guerre agressive contre notre État avec l’intention de commettre un génocide comme motif principal. Son plan actuel consiste à s’emparer d’autant de territoires que possible, à déshumaniser le peuple ukrainien par l’occupation, tout en s’efforçant systématiquement de transformer notre pays en un désert infrastructurel (sur les plans militaire, industriel, environnemental, énergétique et démographique), privant ainsi l’Ukraine de toute possibilité de développement pour les 10 à 15 prochaines années.
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Les intentions et les pratiques génocidaires se manifestent clairement. Selon les dernières données de la CIA pour 2024 sur la mortalité et la natalité mondiales, l’Ukraine est devenue le pays ayant le taux de mortalité le plus élevé (n° 1 avec 18,6 décès pour 1 000 habitants) au monde et le taux de natalité le plus bas (228e place avec 6 naissances pour 1 000 habitants).
Je pense que la stratégie principale de l’Ukraine doit être double : a) se défendre et libérer progressivement les territoires occupés ; b) développer le potentiel et la résilience nécessaires à une autodéfense durable au cours des 10 à 20 prochaines années, voire plus. En bref, l’État doit s’efforcer de mettre en place une défense fiable, multiforme et hybride contre les menaces actuelles et futures, qui garantira sa survie à long terme, son rétablissement et, plus tard, une paix juste.
Ces efforts de renforcement des capacités couvrent de nombreux domaines, presque tout ce sur quoi un pays doit se concentrer. Cependant, l’Ukraine est en guerre, ce qui se traduit par un déficit sécuritaire considérable et un besoin énorme en ressources matérielles et immatérielles. Par « immatérielles », j’entends la stabilité institutionnelle et sociale ainsi que l’infrastructure éthique.
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À mon avis, l’espoir est l’indicateur le plus important lorsque l’avenir est en jeu.
Selon les conclusions d’un récent sondage national réalisé par le Fonds « Initiatives démocratiques Ilko Kucheriv » (du 8 au 15 août et du 2 au 24 septembre 2024) en Ukraine, l’espoir l’emporte sur les autres sentiments lorsque les Ukrainiens pensent à l’avenir.
À la question « Quels sentiments éprouvez-vous lorsque vous pensez à l’avenir de l’Ukraine ? », les personnes interrogées ont cité l’espoir (61 %) comme sentiment prédominant, suivi de l’inquiétude (40 %) et de l’optimisme (33,5 %).
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L’espoir dépasse le cadre des stratégies, des feuilles de route et des délais. C’est la conviction que nous sommes tous pris en charge, que l’on se souvient de nous et que l’on nous aime dans une aspiration commune à un plus grand bien commun. L’espoir repose sur la conviction que personne ne sera laissé pour compte, abandonné ou trahi.
Savez-vous ce qui m’impressionne chez mes compatriotes ukrainiens et ce dont je suis fier ? L’espoir dont je viens de parler est renforcé par leurs actions. C’est bien plus qu’un simple sentiment. C’est un espoir actif. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, la majorité des Ukrainiens (71 %) se sont engagés dans l’aide bénévole à l’armée, aux personnes déplacées ou aux victimes de la guerre. Leur espoir sert, sauve, embrasse, nourrit, réchauffe, guérit, soutient, sacrifie, unit, apporte de la joie et réconforte.
Cela est confirmé par les conclusions récentes du rapport World Giving Index, qui résume 13 années de collecte de données (2009-2022). Selon leur analyse, l’Ukraine est devenue le deuxième pays au monde en termes de générosité au cours de cette période.
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Pour finir, j’aimerais parler de Timothy Snyder. Dans un article pour Foreign Affairs intitulé « Ukraine Holds the Future: The War Between Democracy and Nihilism » (L’Ukraine détient l’avenir : la guerre entre la démocratie et le nihilisme), il nous rappelle ce qui rend les démocraties vulnérables. Cela est dû à l’oubli du « lien organique entre la démocratie, les obligations éthiques et le courage physique ». C’est pourquoi Snyder est convaincu que « la résistance ukrainienne, face à ce qui semblait être une force écrasante, a rappelé au monde que la démocratie ne consiste pas à accepter le verdict évident de l’histoire. Elle consiste à créer l’histoire, à aspirer à des valeurs humaines, malgré le poids de l’empire, de l’oligarchie et de la propagande, et à ouvrir ainsi des possibilités jusque-là invisibles », et cela nécessite l’engagement éthique, le courage, le sacrifice, la vision et l’espoir de nombreuses personnes.
Cet article est une contribution à la conférence organisée par l’Institut d’études européennes Nanovic de l’Université Notre Dame, USA, le 16 septembre 2024.