Andriy Golub Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Pourquoi l’influence russe ne peut pas toujours être neutralisée par des sanctions

Politique
3 novembre 2022, 17:04

L’Ukraine a enfin imposé des sanctions contre des milliers de personnes physiques et morales russes. Cependant, leur influence est souvent mesurée au-delà de la simple propriété matérielle

En septembre 2021, « The Time » a publié un long article du journaliste Simon Schuster sur la controverse en Ukraine concernant le projet de commémorer les victimes de Babin Yar. En particulier, il s’agissait de la position d’un certain nombre de responsables du Département d’État américain qui craignaient que ce projet ne soit qu’une tentative du Kremlin d’utiliser l’histoire comme une arme. « Lors d’une réunion au début de l’année dernière (2020, – ndlr.) George Kent, un diplomate de l’état-major qui était en charge de la politique américaine envers l’Ukraine à l’époque, a demandé aux chefs de projet s’ils recevaient des ordres du Kremlin. .. Son directeur créatif, Ilya Khrjanovsky, a tenté de convaincre Kent et ses collègues que le mémorial n’était pas une opération sous influence russe », indique l’article. Il s’avère que Khrjanovsky n’a pas réussi à dissiper les doutes.

Un peu plus d’un an après la parution de cet article et huit mois après le début de l’invasion à grande échelle, l’Ukraine a enfin mis en œuvre un ensemble de sanctions contre les personnalités Russes. Dans les décrets du président du 19 octobre, il y a des personnages tels que Mikhail Fridman et Herman Khan. Tous les deux étaient parrains du projet sur Babin Yar. C’est la présence de leurs noms parmi les sponsors, ainsi que la personnalité controversée de Khrjanovsky, qui ont suscité les plus grands soupçons sur le projet, fort excentrique dans sa conception également.

Pour comprendre l’attitude des États-Unis envers Friedman et Khan, il ne faut pas chercher longtemps. Il suffit de regarder un rapport du département du Trésor américain. Depuis le début de 2018, tous les deux ont été publiquement inclus dans une liste des personnes considérées sous influence du Kremlin, mentionnés en positions 23e et 42e sur 210 noms.

L’introduction par l’Ukraine de sanctions contre les oligarques russes est une décision tardive, mais très importante. On peut construire de nombreuses théories et formuler des hypothèses. Peut-être attendait-on que les personnes impliquées aient une influence souhaitée sur Poutine (souvenons-nous que les sanctions contre Roman Abramovich ont été reportées, car il a participé à un grand échange de prisonniers). Il convient de mentionner que les sanctions imposées par le Président le 19 octobre ne couvrent pas tous les suspects possibles. Selon le site web de l’Agence nationale pour la prévention de la corruption, l’Ukraine a imposé des restrictions à environ 6000 personnes qui auraient un lien avec la guerre ou son financement. Cependant, sur la base des seules lettres officielles de la même agence, il y a maintenant plus de 20 000 suspects. On se pose de nombreuses questions quant au sort futur des avoirs ukrainiens des personnes sanctionnées.

Mais il existe une autre question, qui pourrait être encore plus difficile à résoudre. Que faire de l’héritage de l’influence russe en Ukraine, qui est beaucoup plus dure à mesurer que les actions et les biens ? Par exemple, le cas du Centre International de l’Holocauste Babin Yar.

Friedman et Khan, mentionnés au début, ont quitté le conseil de surveillance du projet Baby Yar bien avant l’introduction des sanctions ukrainiennes. Cela s’est produit en mars, tout de suite après l’annonce des sanctions européennes. Dans l’annonce officielle du départ des deux, il n’y a presque pas un mot sur les sanctions, mais plutôt sur leurs importantes contributions, leur aide et leur soutien. Un autre membre du conseil de surveillance, Natan Sharanskyi, qualifie Friedman de « philanthrope exceptionnel ». Rien n’a été rapporté sur la sortie de Khrjanovsky. En tant que directeur artistique de la fondation, il a signé une lettre commune condamnant l’agression russe (datée du 1er mars) et il n’a apparemment pas dérogé à son concept artistique qui dérange beaucoup de gens en Ukraine.

Le principal problème de ce projet ne concerne pas que l’argent, la propriété ou même la mémoire historique. Tous les arguments concernant l’inopportunité de sa mise en œuvre étaient clairs, même sans parler de sanctions et de guerre. Il s’agit de la vision de Khrjanovsky avec son modèle «interactif», quand la souffrance devient une attraction, des accents mystérieux et des soupçons des faire des Ukrainiens les principaux responsables de la tragédie, ainsi que, bien entendu, l’argent russe. Après tout, si dès le début le projet provoque une fracture dans la société, il est difficile de s’attendre à ce qu’il conduise à une réconciliation, une fois finalisé.

D’autre part, il existe des liens personnels très importantes et les risques de les perdre. Le bureau du président Zelensky, le maire de Kyiv Vitaliy Klychko, le chanteur Svyatoslav Vakarchuk, des nombreux députés, l’oligarque ukrainien Viktor Pinchuk, l’acteur Akhtem Seytablayev, le chef de la Commission d’éthique journalistique Andriy Kulikov… Les qualifier tous de traîtres ou d’agents de l’influence russe serait stupide et injuste. Mais le fait que tous ces gens soient liés à un projet financé par l’argent russe, appartenant à deux oligarques, désormais sanctionnés, nous fait réfléchir.

Voilà à quoi ressemble le « soft power » dans la pratique, une expression souvent entendue, mais rarement significative. Il ne s’agit pas seulement d’argent, mais aussi de relations personnelles et de connaissances, de pouvoir rejoindre quelque chose d’important ou de rendre un petit service à quelqu’un dans l’espoir qu’un jour il vous remboursera de la même manière. Après tout, il y a un gros problème à admettre que ses propres décisions étaient mauvaises. Ce facteur est généralement sous-estimé.

Cependant, aujourd’hui, il est temps de rompre net avec des pratiques pareilles. Se libérer de l’influence russe ne sera pas toujours facile ni sans ambiguïté. L’histoire de Friedman, Khan et le projet trop excentrique de Babin Yar n’en est qu’un exemple. Il existe de nombreux projets similaires et des liens établis derrière eux. Aujourd’hui, en plein combat, cela semble insignifiant. Mais une fois que la guerre s’arrêtera, la question se posera inévitablement. L’État devra prendre ses mesures et proposer une vraie politique culturelle. Élaborer une stratégie qui minimise les décisions aléatoires. Sinon, le mur culturel de sécurité ne sera qu’une construction éphémère qui ne tiendra ni bien, ni longtemps.