Tyzhden.fr s’est entretenu avec le porte-parole du Quartier général de coordination ukrainien pour les prisonniers de guerre, Petro Yatsenko
Dans une résolution adoptée le 2 octobre 2024, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a relevé que 65 956 militaires et civils sont portés disparus ou capturés, bien que le nombre réel soit beaucoup plus élevé. Elle a exigé que les prisonniers de guerre et les civils détenus par la Russie soient traités conformément au droit international humanitaire, s’engageant à « poursuivre ses efforts jusqu’à ce que le dernier prisonnier soit libéré ».
Un rapport des Nations Unies publié en février 2024 indique que bien que le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) n’ait pas accès aux prisonniers de guerre ukrainiens détenus en captivité par les Russes, des entretiens avec des prisonniers libérés ont révélé que « la torture et les mauvais traitements des prisonniers de guerre ukrainiens détenus en captivité par les Russes sont répandus et habituels ». Un autre représentant de l’ONU, s’exprimant en octobre 2024, a déclaré que 95 % des prisonniers de guerre ukrainiens étaient torturés chaque jour ou chaque semaine.
Petro Yatsenko, journaliste de 46 ans et auteur d’une douzaine de livres publiés en Ukraine et traduits en polonais et en allemand, a été en 2022 porte-parole du Quartier général de coordination nationale pour le traitement des prisonniers de guerre ukrainiens, dirigé par Kyrylo Budanov, chef de la direction principale des renseignements. Depuis le début de l’invasion, 3 672 prisonniers de guerre ont été libérés des centres de détention russes, dont 178 civils (adultes, la question de la captivité des enfants étant examinée séparément) et 3 504 militaires. Parmi les personnes libérées, on compte 252 femmes : 209 militaires et 43 civiles.
Répondant à une question de Tyzhden sur la situation générale, Petro Yatsenko déclare :
« Depuis le début de l’invasion russe, le traitement des civils et des prisonniers de guerre est épouvantable. La particularité de ce conflit est que la Russie a capturé de nombreux civils, qui sont traités comme des prisonniers de guerre, bien que cela soit contraire à la Convention de Genève. Il est porté atteinte à leurs droits fondamentaux à la vie, à la santé et à l’alimentation.
Nous avons connaissance de 150 lieux de détention confirmés dans les territoires ukrainiens occupés et en Russie. Ces lieux n’ont pas été créés spécifiquement pour la détention de prisonniers de guerre conformément à la Convention III de Genève [relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949]. La Russie les a logés dans des installations existantes avec des prisonniers russes condamnés pour des infractions pénales. Ce n’est qu’après un certain temps que les autorités russes ont commencé à séparer les prisonniers de guerre des délinquants, ce qui ne signifie pas que les exigences du droit international humanitaire aient été respectées ».
– Quelle est la prévalence de la torture des prisonniers de guerre ?
– Les prisonniers sont soumis à des tortures quotidiennes ; il ne s’agit pas d’incidents isolés, mais d’un élément de la politique russe au sein du système pénitentiaire, soutenue par le gouvernement russe et le président Poutine. Les femmes sont généralement détenues dans des conditions un peu moins difficiles. Elles manquent d’espace, sont gardées nues et n’ont pas accès à des douches ou à des produits d’hygiène, mais elles sont généralement moins torturées que les hommes. Elles sont menacées de viol ou violées. Si elles ont un tatouage patriotique, les Russes peuvent essayer de l’effacer avec de l’eau bouillante.
Il existe également des pratiques cruelles liées à la nourriture et à sa consommation. Par exemple, un prisonnier de guerre détenu à Olenivka a déclaré n’avoir eu que 2 minutes pour le petit-déjeuner, 3 minutes pour le déjeuner et 2 minutes pour le dîner. Ce temps comprend le repas et le retour des plats, qui sont souvent si chauds que les prisonniers doivent choisir entre se brûler l’estomac ou avoir faim.
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Les prisonniers de guerre sont contraints de se déplacer dans des positions stressantes : ils ne sont pas autorisés à se tenir droit, ils sont obligés de garder les bras en l’air et la tête basse – c’est la position dans laquelle ils doivent marcher. C’est une situation très stressante.
– Quels sont les autres types de torture utilisés ?
– À la violence physique s’ajoute la torture morale. Les autorités russes tentent d’effacer l’identité nationale des prisonniers ukrainiens en leur interdisant de parler ukrainien et en punissant toute violation de cette interdiction par des tortures plus sévères. Les prisonniers de guerre ukrainiens sont également contraints d’apprendre et de réciter des chants patriotiques russes, l’hymne russe et même de la poésie russe. Les erreurs de récitation entraînent une punition collective de toute la cellule.
On dit aux prisonniers de guerre que l’Ukraine n’existe plus, que le pays est divisé entre la Russie, la Pologne et la Hongrie, ou que leur gouvernement les a abandonnés, et que s’ils sont échangés, ils seront immédiatement jetés au front. Il y a donc un fossé entre [deux messages contradictoires] : l’Ukraine est divisée et l’Ukraine est toujours en guerre.
Les prisonniers de guerre ukrainiens subissent un lavage de cerveau quotidien. On leur propose de rejoindre des bataillons ukrainiens de l’armée russe, comme le soi disant bataillon de Bohdan Khmelnytsky. Je dis « soi disant » parce qu’un bataillon est une unité de 1 000 personnes, et que ce groupe ne compte que 100 personnes, dont nous ne savons pas si elles sont toutes d’anciens prisonniers de guerre. Nous savons que ce soi-disant bataillon a été créé en 2022 à des fins de propagande pour contrer les bataillons russes combattant aux côtés de l’Ukraine, tels que le bataillon sibérien, afin de montrer que des Ukrainiens s’unissent également pour lutter contre l’Ukraine. Il a fallu un an aux Russes pour rassembler un petit nombre de personnes, et nous n’avons aucune information sur le lieu d’implantation de ce bataillon. Des milliers d’Ukrainiens se trouvent dans des centres de détention russes et il est incroyable que, même sous la pression et la torture constantes, ils résistent à de telles propositions.
Photo : Centre de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre
Les personnes qui doivent être échangées se voient également proposer de rester en Russie. Un autre type de torture se produit lorsque les Russes rassemblent un groupe de prisonniers de guerre, leur disent qu’ils seront échangés et les informent finalement que l’Ukraine refuse de les échanger.
– Est-il autorisé de communiquer avec ses proches ?
– En général, les prisonniers de guerre sont complètement isolés des informations extérieures et n’ont aucun moyen de contacter leur famille et leurs proches. Cet isolement est une forme de torture en soi, car les familles font l’expérience d’une « perte incertaine », ne sachant pas ce qu’il est advenu de leurs proches. Elles ne savent pas si leur proche est vivant ou non. Elles n’ont plus confiance en leur vie et la mettent en pause. La diffusion d’informations sur les mauvaises conditions de détention incite les familles à faire davantage pression sur le gouvernement, de sorte que les Russes tentent d’influencer ces familles et d’ajouter à leur douleur.
En Ukraine, les prisonniers de guerre russes sont autorisés à avoir des conversations téléphoniques avec leur famille, mais dans les centres de détention russes, même les lettres sont rares, censurées et mettent jusqu’à six mois pour parvenir à leurs destinataires par l’intermédiaire du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Nous avons autorisé l’envoi de colis aux Russes dans les centres de détention ukrainiens et avons essayé d’envoyer des colis contenant des produits de première nécessité (biscuits, cigarettes, vêtements chauds et denrées alimentaires non périssables) aux prisonniers ukrainiens, mais ils étaient souvent en retard ou pas livrés du tout.
– Quel type de torture physique est utilisé contre ces prisonniers de guerre ?
– Les Russes utilisent ce que l’on appelle la « procédure de réception », une sorte de couloir de la mort ou « priemka » (en russe), où environ 70 personnes se tiennent dans un couloir étroit (de part et d’autre) dans lequel les nouveaux arrivés doivent passer. Tout le monde les frappe avec des bâtons ou des marteaux en bois ou en acier pour leur briser les os. Si vous tombez, ils vous battent encore plus. Nous connaissons des cas où des personnes ont été tuées au cours de cette procédure.
– Combien de décès ont eu lieu dans les lieux de détention ?
– Nous avons connaissance de 177 décès en détention, dont 55 prisonniers de guerre dans le centre de détention d’Olenivka, qui ont été tués à la suite de ce qui constitue un crime de guerre. Les Russes ont mis en scène une explosion de la caserne, rassemblé des morceaux de Himars provenant d’autres territoires et prétendu que ces prisonniers de guerre avaient été tués par des Ukrainiens avec des armes américaines. Il s’agissait d’un crime de guerre.
Il ne s’agit pas de chiffres officiels : sur les 177 morts, nous savons de diverses sources (personnes libérées et autres sources confidentielles) qu’ils ont été tués, mais nous n’avons pas leurs corps pour le prouver, et nous n’avons pas d’informations officielles du côté russe.
– Les prisonniers de guerre ukrainiens travaillent-ils dans les lieux de détention ?
– En général, les Russes n’ont pas de travail pour nos prisonniers de guerre. J’ai entendu dire que ces derniers sont obligés de rester debout jusqu’à 18 heures par jour. Ils n’ont pas le droit de s’asseoir ou de se coucher. Ils ont donc beaucoup de problèmes aux membres inférieurs lorsqu’ils reviennent. Nous appelons cela la « démarche du pingouin » : les anciens prisonniers de guerre ne peuvent pas bouger leurs jambes normalement en raison de troubles musculaires et musculosquelettiques. S’ils pouvaient travailler, ce serait mieux. Ils pourraient se déplacer, avoir des activités diverses, communiquer.
– Existe-t-il des endroits pires que les autres parmi les 150 centres de détention ?
– Oui, nous surveillons tous ces lieux. Dans de nombreux endroits de Mordovie et de Taganrog, le traitement des prisonniers et la torture sont bien pires.
Il existe également des lieux de détention non officiels. Par exemple, le groupe Wagner a ses propres lieux de détention. La situation y est encore pire : il s’agit souvent de sous-sols éclairés à l’électricité, où les prisonniers de guerre n’ont ni la lumière du soleil ni le droit de se promener.
– La situation pourrait-elle être pire ?
– Lorsque plusieurs personnes sont enfermées dans une pièce sans lumière du jour… Dans les centres de détention russes, les prisonniers de guerre sont contraints de se couper les cheveux et de se raser. Dans les centres de détention de Wagner, les prisonniers de guerre n’avaient pas le droit de le faire, et ils revenaient avec de longues barbes. Les conditions d’hygiène sont pires, il n’y a pas d’air frais.
Les conditions de détention en Tchétchénie sont parfois meilleures que dans les centres de détention russes. Nous avons eu le cas d’un soldat ukrainien grièvement blessé – il a perdu ses jambes et ses bras – qui a été vendu par l’armée russe aux Tchétchènes avec un autre prisonnier de guerre, son ami, qui l’a aidé à survivre. Il a déclaré que les conditions à Grozny étaient meilleures que dans les centres de détention russes.
Photo : Centre de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre
– Y a-t-il une explication à cette attitude ?
– Il est difficile de l’expliquer. La tradition russe de traitement historique des prisonniers de guerre remonte aux époques tsariste et soviétique. Je lisais un livre écrit par un diplomate britannique sur la Russie médiévale, où il mentionnait que le traitement des prisonniers de guerre par les Russes au XVIe siècle était terrible. Ils étaient détenus dans de mauvaises conditions et lorsque le Britannique a tenté de leur donner de l’argent, ils ont été battus et le garde a été puni pour avoir autorisé le diplomate à le faire. À l’époque, les conditions étaient mauvaises partout, mais ce diplomate écrit que les prisons russes étaient encore pires. On connaît aussi les conditions dans les prisons de Staline, au Goulag. Le système actuel est un héritage de l’ère soviétique. En général, partout en Russie, les conditions de détention sont loin de répondre aux exigences de la troisième convention de Genève. C’est pourquoi la Russie n’autorise pas les représentants du CICR et de l’ONU à visiter ne serait-ce que certains lieux de détention.
– Combien de visites ont été effectuées depuis le début de l’invasion ?
– Le CICR ne partage pas ces données. En Ukraine, les visites sont effectuées par des représentants du CICR qui s’entretiennent individuellement dans une pièce séparée en l’absence de l’administration. En Russie, les prisonniers de guerre sont rassemblés dans une grande salle et le CICR leur parle collectivement. Nous avons connaissance d’un cas où un prisonnier de guerre ukrainien a dit : « Vous êtes des représentants du CICR, pourquoi n’avez-vous pas de colis pour nous ? » Les personnes qui ont été libérées de ce lieu de détention ont déclaré qu’il avait été torturé après cela et que, trois jours plus tard, il s’était suicidé.
– Y a-t-il beaucoup de suicides ?
– Souvent, nous ne connaissons pas les causes de la mort des prisonniers de guerre. Nous pouvons lire dans les documents russes qu’une personne a eu une crise cardiaque, mais lorsque nous recevons le corps, il arrive qu’il n’y ait pas de cœur ou d’autres organes, ce qui est fait pour éviter d’identifier la cause du décès. En outre, les corps ne sont pas toujours conservés à basse température, mais nous voyons des signes de torture – fractures osseuses et autres signes indiquant que la personne a été battue. Les Russes utilisent largement l’électricité pour torturer, de sorte que si une personne a été tuée par électrocution, il est difficile d’en établir la cause. Ils utilisent des chocs électriques et des téléphones de l’ère soviétique – « tapik » en russe (note de l’auteur : TA-57, un téléphone câblé de l’armée) – ce qui est très douloureux et ne laisse généralement pas de traces sur le corps.
– Nous savons qu’il y a aussi des violences sexuelles…
– Oui, c’est très douloureux. Selon nos estimations, plus de la moitié des prisonniers de guerre ont subi des abus sexuels. Bien sûr, il leur est très difficile d’en parler. Un homme d’une cinquantaine d’années, père de famille, qui était cadre dans la vie de tous les jours et qui a été brutalement violé par les Russes, a du mal à en parler. Les femmes qui n’ont pas été violées ont pu assister au viol des hommes : elles ont entendu leurs cris. Lorsque les Russes mettent de la musique à fond, les prisonniers savent que la torture commence, et c’est aussi de la torture.
– Existe-t-il des preuves que cette attitude fait partie de la politique officielle de la Russie ?
– En général, la propagande russe dépeint les Ukrainiens comme des nazis et des fascistes, alimentant une haine qui s’infiltre chez les gardiens de prison et les autres personnes en contact avec les prisonniers de guerre. Ceux qui ont été libérés ont du mal à l’expliquer.
La société russe est mal informée sur la guerre. La propagande russe a été initiée par le gouvernement russe, le pouvoir vertical russe transmettant les ordres du président aux niveaux inférieurs.
Les Russes veulent montrer qu’ils respectent les conventions de Genève, mais il suffit de donner quelques ordres pour que le régime de détention fonctionne en sens inverse. Pour les Russes, il est important que les prisonniers de guerre ukrainiens ne soient pas bien traités, car les Ukrainiens, aux yeux de Poutine, ne sont pas une nation. Ils tentent donc d’effacer l’identité nationale des prisonniers, ce qui ne peut se faire sans torture, violence et mauvais traitements. Les Ukrainiens sont un ennemi dangereux pour la société russe, même si l’armée russe a envahi l’Ukraine.
Bien que nous ne disposions pas de preuves directes de l’existence d’ordres officiels de mauvais traitements, la forte prévalence de la torture suggère une politique délibérée.
– Cela peut-il expliquer pourquoi certains bataillons sont moins bien traités que d’autres ?
– Les Russes essaient de diviser nos prisonniers de guerre. Si vous êtes un soldat mobilisé, vous serez moins torturé. Si vous êtes un soldat professionnel, vous risquez d’être battu ou torturé davantage. Si vous êtes membre d’un bataillon ukrainien efficace sur le champ de bataille, comme Azov, [c’est encore pire]. Des prisonniers libérés nous ont prouvé qu’ils avaient été maltraités et torturés plus que d’autres parce que les Russes les considéraient comme des ennemis dangereux. Lorsque le premier grand échange de prisonniers de guerre a eu lieu le 21 septembre 2022 (215 personnes, dont 10 étrangers), vous pouvez voir sur les photos la perte de poids significative qu’ils ont subie après seulement 4 mois de détention. Aiden Aslin, citoyen britannique membre de la Garde nationale ukrainienne, a été torturé et devait être exécuté dans la soi disant « république de Donetsk ». Il a été contraint d’enregistrer des vidéos de propagande et a perdu beaucoup de poids. Quatre mois seulement de mauvais traitements peuvent causer des dommages considérables sur la santé. Chaque jour passé en captivité en Russie est dangereux pour la vie des prisonniers.
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Lors d’une séance d’information au Conseil des droits de l’homme des Nations unies le 8 octobre 2024, le chef du Bureau des droits de l’homme des Nations unies, Volker Türk, a exprimé de vives inquiétudes concernant les mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre, en particulier aux soldats ukrainiens. Il a fait état de la torture « généralisée et systématique » des prisonniers de guerre ukrainiens par les forces russes, en s’appuyant sur les témoignages documentés de 174 prisonniers de guerre ukrainiens, qui ont presque tous décrit des expériences constantes de torture pendant leur captivité. « Les cas de torture sont quotidiens ou hebdomadaires. Les garanties minimales qui auraient dû contribuer à prévenir la torture – telles que l’autorisation pour les prisonniers de communiquer avec le monde extérieur, l’accès à des observateurs indépendants ou des examens médicaux réguliers – étaient absentes ou inefficaces », a-t-il déclaré. « Les preuves recueillies indiquent également l’implication des directeurs de prison et une coordination importante entre différentes structures de la Fédération de Russie, telles que le Service fédéral de sécurité et le Service pénitentiaire fédéral », a-t-il ajouté. Il s’est également inquiété de la rhétorique déshumanisante de personnalités russes appelant au traitement inhumain, voire à l’exécution, des prisonniers de guerre ukrainiens.