Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Pavel Filatiev : héros, victime, criminel ?

Guerre
20 décembre 2022, 18:09

De la guerre en Ukraine naissent de nombreuses histoires qui font la gloire de leurs narrateurs. L’un d’entre eux est, par exemple, le journaliste ukrainien Stanislav Asseïev. Après l’occupation de Donetsk en 2014, il est resté dans la ville et a continué à écrire pour divers médias ukrainiens sur les réalités de la vie en « République Populaire de Donetsk ». Notre journal, Ukrainsky Tyzhden, a eu l’honneur de publier un certain nombre de ses textes. Mais les secrets et l’utilisation de pseudonymes ne l’ont pas aidé à échapper à l’arrestation.
En mai 2017, il a été dénoncé aux autorités d’occupation et envoyé dans le tristement célèbre camp de concentration « Izolyatsia », situé à Donetsk. Asseïev y est resté jusqu’à la fin de l’année 2019, après avoir subi des abus et des tortures à peines imaginables. Après sa libération, il a décrit son expérience dans le livre « Le chemin lumineux : l’histoire d’un camp de concentration ». Aujourd’hui, ce témoignage a été traduit dans de nombreuses langues, et Stanislav lui-même œuvre infatigablement pour que les crimes des occupants ne tombent pas dans l’oubli. Sa voix incarne celle de toutes les victimes qui attirent notre attention sur le Mal à l’ œuvre en Ukraine et qu’il faut stopper.

Stanislav Asseïev

Mais il existe d’autres exemples d’histoires de la guerre ayant trouvé le chemin des librairies. Ainsi, il y a quelques mois, Pavel Filatiev, un parachutiste russe ayant participé à l’invasion de grande ampleur de l’Ukraine au cours de l’hiver 2022, a récolté sa part de gloire. Pendant les deux mois que Filatiev a passés au front, son unité (la 7e division d’assaut aéroportée de la Garde) a pris part à l’occupation de la ville de Kherson et de plusieurs autres localités du sud de l’Ukraine. Blessé à l’œil, il a été envoyé en Russie pour y être soigné, d’où il s’est enfui vers la France.

Grâce aux efforts des émigrés libéraux russes, Pavel est rapidement été auréolé du prestige lié au statut d’opposant. Une gloire rendue possible par la publication à l’été de « ZOV », un livre dans lequel il condamne la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine. Ainsi, quelques pages de texte ont transformé – pour beaucoup – un soldat de l’armée d’occupation en un combattant contre le régime de Poutine.

Pavel Filatiev

Au premier abord, il pourrait s’agir d’une classique histoire de repentir et de lucidité, dont le héros mérite soutien et respect, en tant que personne ayant réussi à vaincre le mal qu’il portait en lui. Mais est-ce vraiment le cas de Filatiev ?

L’auteur de ces lignes a passé plusieurs heures de son temps à lire attentivement le livre « ZOV », dans sa première version d’auteur non corrigée, que Filatyev a publiée en libre accès sur Internet, juste après l’écriture. Il est clair qu’il est naïf d’attendre de l’auteur d’un tel texte des réflexions approfondies. Pour cela, il nous faut un Erich Maria Remarque, un Ernst Junger ou un Louis-Ferdinand Céline. D’un point de vue littéraire, le livre « ZOV » n’a aucune valeur. Mais il est intéressant en tant qu’artefact historique qui reflète certaines caractéristiques de la pensée de son créateur. Les conclusions générales de Filatyev sont à peu près les suivantes : « Les corrompus et les bureaucrates ont détruit l’armée russe de l’intérieur, et Poutine m’a envoyé dans une guerre dont je ne comprends pas les objectifs et le sens. » De plus, Filatiev accuse non seulement Poutine, mais aussi… les Ukrainiens eux-mêmes, qui « pour une raison quelconque » détestaient la Russie, d’avoir poussé Poutine à déclarer la guerre. Filatyev considère les Ukrainiens et les Russes comme « un seul peuple », dont les deux parties ont été dressées l’une contre l’autre par des « politiciens » qui poursuivent leurs propres intérêts, incompréhensibles pour lui, simple parachutiste.

Un tel récit est bien connu en Ukraine. Presque tous les soldats russes capturés par les Forces armées ukrainiennes répètent le même mantra : « Je ne savais pas où j’allais ; je ne comprenais pas pourquoi j’y allais ; ils ne nous ont rien dit » et ainsi de suite. Bien sûr, c’est un mensonge de bout en bout – une légende salutaire que les commandants russes ont inventée pour leurs soldats, juste en cas de capture. Les cadres militaires russes (dont Filatiev) se préparaient à une guerre contre l’Ukraine plus d’un mois avant l’attaque de février. De plus, l’invasion de l’Ukraine n’a pas été spontanée – la société russe a été « abreuvée » pendant des années d’une propagande militariste agressive dirigée contre l’Ukraine. Pas un seul Russe – sauf peut-être un ermite dans un lointain monastère orthodoxe – n’a eu la moindre chance de rester en dehors du contexte politique des événements.

Cependant, dans ce cas, ce n’est pas tant la position du narrateur que celle de son public, en particulier le public français, qui est important. Il est très tentant de considérer Filatiev comme un héros qui s’est retourné contre le régime de Poutine ou du moins comme une victime du militarisme du Kremlin. Cette position est pratique pour le lectorat, car le héros doit être respecté et la victime doit être prise en pitié. Tout devient différent si vous considérez Filatiev comme un complice du mal que Poutine a infligé à l’Ukraine. Les faits en témoignent.

Pendant de nombreuses années, il a été un rouage de la machine militaire russe et n’a finalement « craqué » que lorsqu’il s’est retrouvé dans les conditions insupportables du front en Ukraine. On pourrait se demander si Filatiev aurait écrit un tel livre de repentir si les plans de Poutine s’étaient déroulés comme prévu et si « l’opération spéciale » s’était avérée n’être rien de plus qu’un petit parcours de santé vers le triomphe pour l’armée russe ? Partant de ce postulat, la question suivante exige d’être posée : ne devrait-on pas mener une enquête pour vérifier si Filatiev est impliqué dans les crimes de guerre que l’armée russe a commis et commet encore en Ukraine depuis les premiers jours de l’invasion ?

Le monde entier a vu les images horribles de Bucha et Izyum, où des centaines de civils ont été tués par des soldats russes. Aujourd’hui, la terrible vérité sur la ville de Kherson, où de nombreux résidents locaux ont été tués ou ont disparu pendant huit mois d’occupation, commence à peine à être révélée. Peut-être, avant de glorifier Filatiev, faut-il établir qui il est vraiment ? Après tout, ce n’est pas seulement une question de justice pour nous, les Ukrainiens. C’est aussi une question d’hygiène morale.