Oleg Drozdov: « l’Ukraine est devenue une sorte de start-up après 2014 »

Culture
13 avril 2023, 13:13

Tyzhden.fr s’est entretenu avec l’architecte Oleg Drozdov sur la modération sociale et les styles des villes ukrainiennes, sur les priorités à la reconstruction et sur la relation entre architecture et identité.

– Comment se porte votre école d’architecture de Kharkiv?

– Nous avons déménagé à Lviv. Nous avons suivi des formations données par la Garde nationale sur la façon de se comporter pendant la guerre, des formations médicales et psychologiques. Mais il se trouve qu’un certain nombre d’étudiants se sont retrouvés à Lviv, et nous avons commencé à nous rassembler pour nous soutenir mutuellement. Nous avons construit des abris pour les personnes déplacées et nous avons progressivement repris la formation. Au cours de la deuxième ou troisième semaine de la guerre, nous avons commencé à combiner les cours en ligne et hors ligne et, en général, 80% des cours sont des études à temps plein. Nous avons eu notre première remise de diplôme à l’été 2021, la deuxième en hiver et la troisième un an plus tard. Un groupe de nos anciens étudiants travaille pour la coalition internationale Ro3kvit réalisant des projets importants relatifs au futur de l’Ukraine. En particulier, sur l’avenir de Mariupol. Un deuxième groupe travaille pour un projet de la Communauté européenne.

– Avec des urbanistes et des architectes, ukrainiens et étrangers, vous avez formé la coalition Ro3kvit pour développer de « nouvelles approches de l’urbanisme ». Mais l’objectif principal de la coalition Ro3kvit est-il toujours lié à la reconstruction ?

– La guerre est devenue le deuxième Rubicon, car notre école a été fondée en réponse au fait que l’Ukraine est devenue une sorte de start-up après 2014. Nous avons réalisé que nous devions élaborer un nouvel agenda pour le développement des espaces, car l’Ukraine est en train de changer. Ro3kvit est une réaction aux obligations plus vastes et plus ambitieuses auxquelles va faire face la discipline architecturale dans un avenir proche. L’idée était de combiner l’expertise ukrainienne avec l’expertise étrangère super-professionnelle pour comprendre comment construire des méthodologies conjointes conçues pour être déployées en Ukraine. Nous manquerons d’expertise locale pour reconstruire, et la guerre et la nouvelle formation géopolitique posent de nouveaux défis.

Il est important de se débarrasser de tout l’héritage soviétique et post-soviétique, et du début du capitalisme. A mon avis, il existe déjà une compréhension d’un certain modèle à atteindre. Il faut changer complètement la politique en matière d’urbanisme et d’architecture. Il faut organiser une relation différente entre la société civile et le processus décisionnel, donner une autre orientation sociale à l’architecture, car une grande partie de l’argent des donateurs sera destinée à résoudre des problèmes sociaux. Il y aura un redémarrage, c’est pourquoi notre école modifie les programmes et ajoute de nouvelles approches. Nous nous concentrons sur la reconstruction, l’adaptation, l’identité et le patrimoine dans son ensemble. Nous allons faire face à de nombreux sites en ruine et nous devrons comprendre où se trouvent les objets du patrimoine. Comment les préserver.

Nous parlons ici de mémoire et d’identité. Il faudra de nouveaux logements sociaux, mais plus efficaces et rationnels. Ce logement doit être de meilleure qualité. On s’attend à ce qu’il y ait une pénurie de ressources humaines. L’avenir du développement de l’architecture est dans la préfabrication, le transfert de la construction vers des usines robotisées et certaines nouvelles approches technologiques.

– La reconstruction est un processus complexe. Existe-t-il dans le monde des modèles de reconstruction dont l’Ukraine pourrait s’inspirer? Varsovie, Dresde, Rotterdam? 

– A Rotterdam, par exemple, après la guerre, et ce qu’il y a encore aujourd’hui, c’est toujours la même logique. La valeur et la qualité augmentent, c’est un développement continu. Ce lieu a été transformé et attire des gens du monde entier. Nous nous trouvons dans un environnement économique différent, et il est difficile de dire quel exemple nous convient le mieux. Beyrouth? C’est la capitale du Liban et la ville la plus importante du pays. Severodonetsk et Mariupol ont leur propre histoire. Ces villes risquent de rester des lieux de douleur et de traumatisme pendant un certain temps, ce qui n’est pas non plus positif d’un point de vue économique.

Ma prescription est la suivante : il faut élaborer des plans très ambitieux. Il est nécessaire de développer les villes avec les communautés, il faut restaurer les communautés. L’argent et les projets devraient viser à attirer ces communautés et à les faire reconstruire par leurs propres moyens. L’argent et le développement ne viennent pas du ciel. Des grandes ambitions attirent plus d’argent, et c’est ainsi que la compétitivité des communautés, des villes et des communes progressera. Nous devons mettre beaucoup d’efforts dans la modération, la gestion et la coopération.

Nous étions habitués aux villes soviétiques dont le principal moteur était l’industrie, plus tard tout a été guidé par les processus spéculatifs, la privatisation, l’augmentation du capital et le maintien de ce processus spéculatif. A présent, il faut construire les villes pour le bonheur des individus, pour qu’elles soient centrées sur l’humain. Il en est ainsi parce que nous sommes en concurrence avec le reste du monde pour les ressources humaines. Pour résister et gagner définitivement, il faut construire des villes accueillantes et confortables, des réservoirs de bonheur.

– Chaque ville a son propre code architectural, son propre style. Quels sont les styles des villes ukrainiennes où vous avez vécu et réalisé des projets?

– Il s’agit de trois villes très différentes. Kharkiv est la ville disposant des plus grandes capacités, y compris en ce qui concerne les infrastructures. Mais elle n’est pas très connectée, il y a beaucoup de vides. Kharkiv a été construite et équipée comme un campus urbain. Il existe des zones séparées où les travailleurs étaient supposés vivre isolés du reste de la ville et parler de leur travail au club, à la soirée dansante. Actuellement, le secteur des nouvelles technologies crée également des enclaves hermétiques similaires. Kharkiv est fragmentée et cela offre des possibilités de scénarios incroyables et de nouvelles connexions. Cependant, Kharkiv possède un important patrimoine soviétique, de piètre qualité et nécessitant un travail de reconstruction colossal.

Kyiv pose de nombreux problèmes. Toute la corruption et les capitaux spéculatifs sont concentrés dans cette ville, et la capitale est donc très surchargée. L’agglomération compte une quantité incroyable de gens, de ressources, d’énergies. Tout cela a conduit à certains cataclysmes écologiques. L’environnement naturel est parfait, il y a de tout: le réservoir, la rivière, les collines, les arbres. Tout cela a été prélevé à la nature et urbanisé. Il est difficile de la rendre agile, et la ville fait face à un effondrement imminent. Mais cette concentration croissante de personnes permet non seulement de vendre, mais aussi une certaine production intellectuelle. Kyiv, par le biais de cet effet, fonctionne comme un aspirateur, en absorbant presque toutes les ressources du pays, tant humaines que financières.

Lviv forme l’environnement de ses habitants. Une autre grande ville est Odessa. C’était la plus grande ville d’Ukraine dans l’Empire russe. Il est intéressant d’observer comment cet héritage historique forme un modèle de comportement permanent chez les nouveaux venus. Lviv est entourée de collines et dispose de ressources spatiales très limitées. Et cet espace fermé a déjà produit une certaine qualité. Cette cohésion et cette historicité créent une responsabilité particulière les uns envers les autres et des relations plus étroites entre la communauté et les autorités. Notre navire ukrainien penche désormais vers l’Ouest et, depuis 2014, on assiste à une concentration des ressources intellectuelles à l’Ouest. Lviv a très bien appris à attirer ces personnes et à les impliquer dans les processus urbains. Le processus d’intégration européenne à Lviv modifie la conscience des autorités et des municipalités. Ces institutions parlent des langues européennes, ainsi, la ville est très attractive, tant pour les capitaux que pour la coopération, humanitaire et culturelle.

– Existe-il un nouveau style architectural ukrainien?

– Oui et non, c’est une question compliquée car rentre en compte l’influence mondiale. Depuis 2017, je suis expert du prix Mies van der Rohe ou « EU Mies award » (le prix officiel d’architecture de l’Union européenne – ndlr), et pour la nomination des projets ukrainiens, j’ai choisi ceux liés à la révolution de la Dignité de 2014 (également dénommée révolution de Maidan – ndlr). Des installations temporaires, le Mémorial aux Héros de la Centaine Céleste à Lviv (nom collectif donné aux 104 victimes de la répression contre la révolution de Maidan – ndlr), l’espace public « Scène » à Dnipro, réalisé par des volontaires. Quelque chose qui reflète la nouvelle société et son expression dans l’architecture. Il me semble que c’est très important pour ce prix qui a un public mondial.

Si nous parlons de la dimension nationale du style, par exemple, à Lviv, il y a un dialogue avec l’héritage moderniste de la Pologne de l’entre-deux-guerres, mais nous avons encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir former une identité architecturale ukrainienne. Ce qui se passe actuellement, c’est que les typologies nous viennent de l’extérieur et que nous devenons les consommateurs d’un vaste produit de construction mondial. Cela crée un certain esprit d’uniformité. Pourquoi cela ne se produit-il pas au Portugal ou en Suisse ?  Parce que là-bas, les architectes et les ingénieurs, à partir des universités, créent de nouveaux produits, qui sont les éléments de l’identité liés aux ressources disponibles dans ce pays. Ce sont des mini-communautés liés à l’économie locale, avec un triangle constructeur-architecte-ingénieur, qui forment un produit commercialisable.

Si nous parlons de l’architecture suisse traditionnelle (c’est bien sûr le bois qui reste le matériau privilégié avec la corniche qui couronne le front de façade, etc.), depuis quelques années, ils ont obtenu des résultats incroyables dans le béton ouvert et la préfabrication. Cette sorte de « Swiss box », d’état minimaliste, de clarté, de contenu et de simplicité, représente la nouvelle architecture suisse. Elle est fondée sur l’éthique protestante, mais elle n’est pas traditionnelle, il n’y a pas de correspondances directes. Il est important de comprendre que nous sommes obligés non seulement de consommer, mais il est nécessaire d’élaborer des meubles et divers éléments avec une coloration locale. Par exemple, mes amis, un directeur artistique et un médecin danois, n’auraient jamais acheté une chaise italienne car elle est quatre fois moins chère qu’une chaise danoise. Ils n’achèteront pas une imitation chinoise à 20 euros et ils vont lever des fonds pour une chaise en contreplaqué par le fabricant Fritz Hansen, parce qu’il s’agit de leur identité. C’est une question de relations et d’écosystème, l’immeuble fait partie d’un système social dont chaque élément influence la société et l’économie, et où l’architecture a une certaine qualité et une responsabilité locale. Elle devient alors autre chose, quelque chose de spécial dans une dimension mondiale.

– L’Ukraine est très populaire dans le monde et, avant la guerre, le tourisme culinaire était très répandu. Le tourisme architectural est-il possible? Quelles nouvelles constructions pouvez-vous recommander aux étrangers qui voudraient découvrir notre pays? 

– Examinez les nominés pour le prix Miss van der Rohe. L’Ukraine se donne une chance de devenir un nouveau centre architectural, mais cela dépend beaucoup de la façon dont l’éducation est transformée, de la rapidité avec laquelle nous commençons à construire de nouvelles institutions qui appliquent ces nouvelles connaissances fondées sur les valeurs du présent. Cela dépend de la manière dont nous changeons. Il est très probable que l’Ukraine devienne un centre d’expérimentation et la capitale mondiale de l’architecture, mais sur ce point, de meilleurs résultats s’imposent. Car il y a le risque de manquer des occasions pour le développement.

– Selon vous, l’architecte a un rôle de modérateur social. Est-ce seulement dans les circonstances actuelles ou dans l’avenir?

– Ce rôle va se renforcer. Il existe deux modèles pour comprendre le design: l’intégration et la permanence. L’action et le contenu sont nécessaires. Il doit y avoir un compromis entre tous ces aspects. Notre objectif principal sur cette planète est de vivre longtemps et dans la joie. Nous sommes responsables devant les générations futures. Il s’agit d’un processus permanent. Par son essence, l’architecte se situe entre les sciences humaines et la technique, elle peut devenir l’élément modérateur de la discussion.

– Quelles sont les écoles d’architecture contemporaines intéressantes selon vous?

– C’est l’école suisse. Parce qu’il y a là une puissante dignité. Ils aiment leurs montagnes et leurs provinces, ils en prennent soin, mais restent ouverts. Les Portugais, les Estoniens, les Finlandais, les Norvégiens, les Slovènes (ces derniers sont un phénomène incroyable). Leur épanouissement architectural est basé sur une énonciation claire de leurs valeurs et un certain localisme critique. C’est la dignité d’une nation, de son territoire, de sa culture et de son climat. Ce n’est pas la peine de se comparer à certaines nations mondiales (comme les Néerlandais ou les Britanniques), car ils sont des acteurs mondiaux depuis 600 ans. Nous ne deviendrons jamais le centre de l’univers, l’ukrainien ne sera pas une langue mondiale. Certes, il aura une place importante, mais c’est différent. Ainsi, je m’intéresse aux cultures qui, malgré des ressources limitées et relativement modestes, ont développées de puissantes civilisations et créé leur propre architecture.

Oleg Drozdov est un architecte ukrainien, artiste, fondateur du cabinet d’architecture Drozdov&Partners, cofondateur et président de l’école d’architecture de Kharkiv. Il est cofondateur et le principal architecte du studio Paragraph à Montreux, en Suisse. Il a été conservateur des projets ukrainiens à la Biennale d’architecture de Rotterdam, The Flood, en 2005. Son bureau d’architecture a été le concepteur général de la reconstruction du Théâtre de Podol (Theater on Podol). Il a élaboré les projets architecturaux dans de nombreux pays du monde (en Corée, Koweit, République tchèque, Autriche, Espagne, Suisse, France, les Etats-Unis, etc). Il est un expert régulier du prix Mies de l’UE.