Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Le phénomène ukrainien de Nestor Makhno

Histoire
25 octobre 2022, 12:21

À l’été 1919, mon arrière-grand-père Ivan et deux amis se promenaient dans la forêt quelque part près de Starobilsk (maintenant c’est une petite ville de la région de Louhansk). Soudain, des hommes armés d’un air sévère leur barrèrent la route. En ces temps incertains, il y avait beaucoup de troupes et de gangs divers opérant dans la steppe ukrainienne, et la vie humaine valait très peu.

C`est pourquoi mon grand-père n’a pas discuté lorsqu’après un court dialogue, ils ont été conduits au plus profond de la forêt. Là, dans la clairière, un détachement entier campait. Parmi les hommes armés jusqu’aux dents, l’un d’eux se démarquait. Il était mince, de petite taille, avec des tâches de rousseur, avec un regard pénétrant sous des sourcils broussailleux – c’est ainsi que mon arrière grand-père se souvenait de lui. C’était Nestor Makhno, le commandant de la légendaire armée des rebelles, qui opérait dans les régions du sud-est de l’Ukraine, terrorisant les Blancs et les Rouges à la fois.

Monument à Nestor Makhno à Starobilsk

Makhno a demandé si mon grand-père et ses compagnons souhaitaient rejoindre la lutte « pour la liberté des travailleurs ». Ils ont refusé. Mon grand-père avait de bonnes raisons pour cela : à ce moment-là, lui, un simple paysan ukrainien, avait assez fait la guerre dans sa vie. Pendant la Première Guerre mondiale, il avait été mobilisé dans l’armée de l’Empire russe, pour combattre dans les Carpates, où il survit miraculeusement à une attaque au gaz allemande. Puis, après son retour chez lui, les bolcheviks l’ont forcé à se battre au Turkestan, où les autorités soviétiques punissaient des « basmachs » (les partisans locaux qui cherchaient à se libérer de la domination de l’empire). Il a donc poliment rejeté l’offre de Makhno. L’armée de Makhno était composée exclusivement de volontaires, c’est pourquoi mon arrière grand-père et ses camarades ont été libérés sains et saufs.

Armée rebelle

Depuis longtemps l’armée rebelle de Makhno est devenue une légende non seulement en Ukraine, mais aussi bien au-delà de ses frontières. La tombe de Nestor Ivanovych au cimetière du Père Lachaise à Paris est un lieu de pèlerinage pour ceux qui admirent les idées de l’anarchisme. Mais, comme cela arrive souvent, derrière la façade du romantisme politique, la véritable essence de ce phénomène unique du makhnovisme est perdue, parce que cella peut être difficile à comprendre en dehors du contexte de l’histoire ukrainienne.

Au cours de ces années tumultueuses, l’armée de Makhno était la seule véritable alternative aux bolcheviks sur le territoire du sud-est de l’Ukraine. Si en 1917 le détachement d’anarcho-communistes de Houliaïpole ne comptait que 80 personnes, puis au début de 1919 il y avait une armée de 50 000 hommes sous le commandement de Makhno, dont la base était des paysans ukrainiens. Avec eux, des unités de cosaques du Kouban et du Don, des partisans sibériens, des colons allemands, un régiment grec et même un détachement juif combattaient dans l’armée rebelle. C’était une force formidable et puissante, par nature très organique pour le territoire ukrainien.

Les commandants de l’armée de Makhno à Starobilsk, 1920

L’armée de volontaires de Makhno ressemblait à l’armée cosaque qui régnait sur la steppe ukrainienne deux siècles plus tôt. Contrairement aux généraux des armées modernes, Makhno était un type vivant d`ataman cosaque – un chef militaire dont le pouvoir ne repose pas sur un statut, mais sur une autorité personnelle. Le commandant rouge Pavlo Ashakhmanov, son adversaire militaire, a écrit avec enthousiasme sur les habitudes de Nestor Ivanovitch: « Makhno, sans réfléchir, jette sa dernière réserve dans la balance de l’affrontement militaire. Il retire personnellement ses troupes de toutes les situations à risque ».

En mars 1919, les makhnovistes chassèrent les bolcheviks de Marioupol, en avril, ils combattaient déjà près de Yuzivka (Donetsk moderne) et de Volnovakha, et en septembre 1919 ils proclamèrent leur propre république paysanne à Katerynoslav (Dnipro moderne).

Le journal de l’armée de Makhno (publié, d’ailleurs, en ukrainien) a expliqué: « Maintenant, dans cette région que nous, les insurgés, avons libérée de tout pouvoir politique, vous, les paysans et les travailleurs libres des villages et des villes, devez immédiatement, sous notre protection, former vos organisations libres, vous mettre au travail libre, installer votre nouvelle vie… Dans le futur, la tâche d’unir ce district avec d’autres districts, villes et villages libérés, se développera d’elle-même… L’organisation de la vie économique, générale et culturelle sans partis et sans pouvoir politique d’Etat, mais seulement avec l’aide d’organisations ouvrières et paysannes et de Soviets naturellement unis par le bas – tel est, camarades, le premier et principal point du programme makhnoviste.»

Le rêve du paysan

Il semble évident qu’il s’agissait d’une tentative de mettre en œuvre les dogmes idéologiques de l’anarchisme, de construire une société utopique sans État, basée sur la libre coopération des travailleurs. Les makhnovites utilisaient très activement la phraséologie anarchiste, qui était répandue dans la clandestinité politique de l’Empire russe. Et Makhno lui-même était fasciné par les idées anarchistes depuis sa jeunesse. Mais derrière cela se perd souvent une autre dimension bien plus significative de la personnalité de Nestor Ivanovitch. Yury Gorlis-Gorskyi, un des dirigeants militaires de la République populaire ukrainienne, qui a rencontré Makhno en personne, a bien caractérisé le programme Makhno par les paroles suivantes: « Les mots d’ordre et les pensées mis en avant par l’élément même du village ukrainien se mêlent aux mots d’ordre et aux pensées de l’anarchisme théorique, évidemment emprunté aux fondateurs du parti anarchiste russe ». Cette remarque perspicace est la clé pour comprendre Makhno et son mouvement.

Nestor Makhno, au centre, avec Fedir Shchus à droite, 1919

Le fait est que le problème clé de la paysannerie ukrainienne pendant des siècles a été la question de la terre. Posséder des terres, exploiter une ferme privée, gagner son pain quotidien avec son propre travail – tel était le rêve chéri de nombreuses générations d’Ukrainiens, depuis l’époque de la guerre de Bohdan Khmelnytskyi. Les bolcheviks ont réussi à séduire l’Ukraine non pas avec des théories marxistes, qui n’étaient comprises que par une couche étroite de gens instruits et une petite partie de la classe ouvrière, mais avec le slogan « Terre aux paysans ».

Cependant, le décret de Lénine « Sur la terre » du 27 octobre 1917, qui transférait la terre à la libre utilisation des travailleurs et leur permettait de choisir arbitrairement les formes d’agriculture, s’est avéré être une astuce tactique du parti pour l’établissement de son pouvoir. Exactement 4 mois plus tard, avec le décret « Sur la socialisation de la terre », les bolcheviks ont pris la terre aux paysans, transférant sa distribution à la compétence des organes de l’État. En pratique, cela signifiait l’asservissement des paysans dans les sovkhozes (fermes d’état – ndlr) et les communes. Seulement désormais, les terres n’ont plus été gérées par des propriétaires terriens, mais par des protégés du nouveau gouvernement communiste.

Cela a provoqué une résistance généralisée (et souvent armée) du village ukrainien, dont les rêves se sont brisés contre la sombre réalité soviétique. Par conséquent, Makhno, avec son programme anti-étatique, était voué au succès.

Déjà en novembre 1919, il annula les impôts soviétiques et les décrets de nationalisation des terres par ordre personnel, et déclara également le gouvernement soviétique « l’ennemi des travailleurs ». Makhno a encouragé les paysans de quitter les sovkhozes et à s’unir à leur propre gré, ou à cultiver la terre de manière indépendante, en échangeant librement les produits de leur travail. Personne ne pouvait alors offrir quelque chose de semblable aux paysans ukrainiens – ni les bolcheviks, ni les Blancs, ni les dirigeants de la République populaire d’Ukraine, qui gravitaient eux-mêmes vers le socialisme.

Drapeau de la Makhnovchtchina. Slogan : « Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs ! »

De plus, Makhno renforçait son programme politique par de généreux « cadeaux » aux paysans. Juste en 1920 l’ataman Kamenyuka à Bilovodsk (aujourd’hui une ville de la région de Louhansk) a distribué aux paysans 30000 sacs de céréales provenant des entrepôts soviétiques. Et Makhno, à Starobilsk, en a distribué encore plus – pendant toute une semaine, les routes de la ville étaient encombrées de chariots sur lesquels les paysans ont emporté ses cadeaux : du pain, des produits manufacturés, des outils agricoles.

Si les « blancs » et les « rouges » enlevaient à presque tous les paysans, Makhno a donné tout le nécessaire. Makhno a payé l’aide aux rebelles immédiatement et généreusement, non pas avec des promesses d’un « brillant avenir » anarchiste, mais avec une pièce d’or qui sonne. Cet argument a fonctionné sans faute même là où le pouvoir et l’autorité de Makhno n’ont pas atteint. Cet argument a fonctionné à merveille, même là où le pouvoir et l’autorité de Makhno ne s’étendaient pas. Par exemple, les ouvriers de l’usine de cartouches de Luhansk (la ville était contrôlée par le gouvernement soviétique à l’époque) ont vendu des centaines de milliers de cartouches aux makhnovistes.

La fin de l’utopie

Bien sûr, le programme primitif adressé aux paysans que Makhno exécutait en réalité n’était pas moins utopique que les idées des anarchistes. Une petite enclave apatride de la république de Makhno ne pouvait exister sur la carte que tant que Makhno avait la force de lutter contre de nombreux opposants. À un certain moment, il a commencé à chercher des alliés. Proclamant sa république, Makhno a conclu un accord avec le gouvernement de la République populaire ukrainienne à Zhmerynka, pour lutter ensemble contre Dénikine, tout en préservant l’indépendance politique des chacun. En cas de victoire sur les Blancs, Petlioura a même promis à la République de Makhno l’autonomie dans le cadre de l’UNR.

En 1920, Makhno tenta d’établir des relations avec le Don et le Kouban, ainsi qu’avec les rebelles de l’ataman Antonov à Tambov, qui menaient leur propre guerre contre les autorités soviétiques. Le charismatique Nestor Ivanovitch était aussi très apprécié dans les rangs de l’Armée rouge, qui se composait principalement de paysans mobilisés. Après la chute de la République populaire ukrainienne, Makhno tente de protéger sa république des autorités soviétiques, avec lesquelles il conclut un accord à l’automne 1920. Selon cet accord, l’armée rebelle était censée aider les bolcheviks dans la lutte contre Wrangel, et les autorités soviétiques se sont engagées à reconnaître la République de Makhno comme sujet fédéral de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine. C’est Starobilsk qui devait devenir le centre de cette république. Les bolcheviks ont signé l’accord, mais après la défaite des blancs, Makhno et ses camarades ont été mis hors la loi.

Nestor Makhno en 1921

Incapable de continuer la résistance armée, Makhno avec sa femme, sa fille et une escouade de partisans a fait son chemin de Starobilsk jusqu’en Roumanie: sur 600 combattants de sa dernière escouade, seulement deux douzaines ont atteint la frontière. Par la suite, Makhno a quitté la Roumanie pour la France, où il est tombé gravement malade et est décédé à Paris à l’âge de 45 ans.

Après avoir essuyé une défaite historique, Makhno a laissé néanmoins aux paysans ukrainiens une petite victoire : les autorités soviétiques effrayées ont dû reporter la collectivisation aux années 1930. Puis, après avoir consolidé leur pouvoir, les bolcheviks se sont brutalement vengés des paysans ukrainiens, créant une famine artificielle en Ukraine – l’Holodomor de 1932-1933, qui a coûté la vie à près de 4 millions de personnes.

Oui, le légendaire Nestor Makhno est une figure controversée. En fin de compte, il s’est avéré être un brillant chef militaire, mais un mauvais politicien et encore plus mauvais bâtisseur de son « État » anarchique. Néanmoins, il a toujours été un brave garçon ukrainien, un produit organique de l’élément paysan ukrainien avec tous ses rêves et espoirs naïfs. Makhno lui-même, qui dans sa jeunesse, sous l’influence de l’intelligentsia révolutionnaire russe, est passé à la langue russe. Mais à la fin de sa vie, dans la préface de ses mémoires, il écrit ce qui suit : « La seule chose que j’ai eue à regretter en publiant cet essai dans le monde est qu’il n’ait pas été publié en Ukraine et pas en ukrainien ».