« Mavka. Le сhant de la forêt » : comment les vilains et les humains se côtoient-ils les uns avec les autres ?

Culture
11 mars 2023, 16:01

Le nouveau film d’animation « Mavka. Le chant de la forêt » (dans la projection française il porte le nom « Le Royaume de Naya »), a suscité une vive polémique en Ukraine. Notre critique d’art s’est également joint à la discussion.

Le 2 mars 2023, le film d’animation tant attendu, basé sur le célèbre drame féerique de l’écrivaine, poétesse ukrainienne et militante féministe, Lessya Oukraïnka (1871-1913), est enfin sorti en salles. Le travail sur ce film durait depuis plus de 7 ans, et c’est sans doute pour cette raison que le réalisateur s’est éloigné autant de l’œuvre originale, connue en Ukraine par tout le monde et cela depuis l’école.

« Mavka. Le chant de la forêt » est une histoire un peu remise au goût du jour qui parle d’un village de Volyn (ou Volhyie, région du Nord-Est de l’Ukraine – ndlr) situé au bord d’une sombre forêt. Jadis, une bataille s’y était déroulée entre deux camps et elle s’était trouvée tout aussi dévastatrice pour les uns que pour les autres. Depuis lors, les gens ont peur d’aller dans la forêt parce qu’elle est hantée par un esprit maléfique, tandis que des créatures de la forêt vivent dans l’isolement et le bonheur, avec seulement le vieux Gardien et un piège trouvé par hasard dans les temps anciens rappelant les horreurs du passé.

Il est évident que cet univers à la forte dualité devrait s’effondrer tôt ou tard, mais il est important que chez Lessya Oukraïnka, la frontière entre ces deux mondes, celui des esprits et celui des humains, n’était pas aussi nette, car avant la rencontre de Mavka (un esprit de la forêt – ndlr) et Loukach (un simple mortel – ndlr), les humains y vivaient en harmonie avec la nature. Le scénariste a en revanche proposé un espace dans lequel il existe une division claire et, en plus des deux mondes, il y en a un troisième : le monde urbain. Il n’est pas montré à la fin, mais une étrange calèche avec un personnage maléfique s’en vient au village ainsi qu’une troupe de musiciens professionnels. Il est curieux de noter que Loukach soit avant tout un joueur de cornemuse talentueux, et non un chétif qui obéit à son tonton et à sa mère, comme il apparaît dans le drame féerique. Le talent de Loukach est transmis au public par le groupe DakhaBrakha, qui l’appelle à les suivre dans la ville. Alors pendant un certain temps, ce personnage ne se définit que par ce désir. Mais par la suite, il rencontre Mavka et abandonne son ancien rêve, bien que le réalisateur ne nous montre pas ce qu’il devient par la suite.

Curieusement, ce n’est qu’en partie que le scénariste fait appel à un riche univers mythique ukrainien. Il invente plutôt lui-même ses créatures, parmi lesquelles Kvoussyk, le dernier chat-crapaud, qui a toutes les chances de rafler les sympathies du public. Parce que c’est une recette standard dans toutes les «franchises» à succès : une petite mignonne bestiole se doit d’accompagner un personnage principal. (on peut penser à Jiminy Cricket dans Pinocchio -ndlr). Un autre prétendant à l’amour du public, c’est Choumnyk Houck, interprété parfaitement par Mykhailo Khoma, le leader du groupe Dzidzio (groupe de musique pop ukrainien empreint d’humour – ndlr).

En gros, le film s’est avéré très musical, car en plus des artistes mentionnés ci-dessus, on entend aussi les voix de Khrystyna Soloviy, Artyom Pyvovarov, Oleg Mykhailiuta et Oleg Skrypka. En même temps, le dessin animé finit par être trop multigenre, ce qui était destiné à amuser à la fois les adultes et les enfants, mais, à mon avis, il manquera quelque chose à tout le monde après l’avoir regardé. Or Mavka. Le chant de la forêt n’est fait ni tout à fait pour le public enfant, ni pour les adultes et certainement pas pour les adolescents. C’est un éternel piège pour les scénaristes de films d’animation, car il faut intéresser à la fois les enfants et les adultes qui les accompagnent au cinéma.

Il est symbolique que le conflit principal sur l’écran soit une confrontation de femmes. Lorsque Mavka devient la nouvelle Gardienne de la Source de Vie et Gardienne de la forêt, ce sont ses sœurs sirènes Vodianitsa, Polovytsia et Lisovytsia qui protestent le plus, prétextant qu’elle est trop mignonne pour être chef. Et puis la principale anti-héroïne, Kylyna, reproche à Mavka de ne jamais comprendre les femmes ordinaires, car elle restera toujours jeune et ne connaîtra jamais « le double menton, la cellulite et la taille lourde». Kylyna est une sorte de combinaison de princesses Disney maléfiques et de réalités ukrainiennes, car lorsqu’elle incite les gens à se battre contre les créatures sylvestres (mais en fait « pour sa jeune peau »), elle parle avec les intonations distinctes d’une politicienne connue, Yulia Tymochenko : « Mes compatriotes sont méprisés… ». Elle veut effrayer les gens vis-à-vis de la forêt, car c’est de là que viendront certainement la pandémie et la guerre.

Le monde des hommes, dans l’esprit de Lessya Oukraïnka, est composé essentiellement de gentils, forts, confiants, mais « Malhabiles » à courte vue (comme on appelait Loukach quand il était gamin), qui ne peuvent que se vanter d’avoir une « ceinture noire de hopak de combat ». (le hopak est une danse ukrainienne très acrobatique doublé d’un art martial – ndlr). Deux de ces personnages symboliques sont l’ancien Gardien de la forêt (au visage évoquant les portraits d’Archimboldo composés de végétaux) et le tonton Lev, le forgeron qui a survécu.

Cette présentation est tout à fait conforme aux dernières tendances universelles, car rien qu’en 2022 il y a eu deux premières de séries très médiatisées et coûteuses avec des personnages féminins puissants qui s’opposent au monde entier : « La Maison du Dragon » et « Le Seigneur des Anneaux ». Mavka est donc un personnage féminin moderne qui doit choisir entre ses sentiments et son devoir, entre la magie humaine et la magie forestière, pour deviner à la fin qu’il ne s’agit pas de la musique, mais de l’amour.
Les questions environnementales n’ont pas non plus échappé à l’attention du scénariste, puisque le film montre comment la nature se venge des personnes qui sont venues la détruire pour leurs propres intérêts mesquins (dans le dessin animé, réduits au désir d’une femme de demeurer éternellement belle). Cependant, la nature ne peut que tout détruire en réponse, devenant un tourbillon de feu et causant du tort à la fois aux hommes et à l’environnement.

Comment alors les vilains et les humains peuvent-ils vivre ensemble ? Il faut trouver un « pont sur le gouffre qui sépare l’homme et la forêt » et protéger l’Arbre de vie, sans aspirer à ce qui est éphémère. Une sorte d’histoire chrétienne qui parle de l’amour et du pardon dans un parfait village ukrainien transposé dans un décor «à la Disney» (d’où on a pourtant envie de s’évader vers la ville), dont le haut-lieu est une foire qui fait penser à Nicolas Gogol. C’est dommage qu’il ne reste plus grand-chose de Lessya Oukraïnka dans le film, mais je suis heureux que l’intrigue ait finalement été résumée par les mots de Mavka « Non ! Je vis ! Je vivrai éternellement ! J’ai dans mon cœur quelque chose qui ne meurt jamais. »

Peut-être l’histoire de Lessya Ukraïnka est-elle quelque peu démodée et doit-elle être mise à jour ou adaptée, puisqu’elle n’a jamais été destinée à un public d’enfants. Cependant, après avoir regardé ce dessin animé incontestablement talentueux, j’ai envie de voir une véritable version pour adultes du « Chant de la forêt », telle que notre « fille de Prométhée » l’a conçue, et telle qu’elle la mérite depuis longtemps. Je suis sûr qu’une telle adaptation cinématographique « attirera les gens, pauvres et riches, heureux et tristes », et qu’elle transformera les vilains en humains.