Les semi-intellectuels et leur danger

Culture
10 avril 2023, 18:57

Réagir ou pas – telle est la question qui préoccupe tout le monde, mais l’intelligentsia est peut-être la plus concernée. Toutefois, lors d’une invasion russe à grande échelle, cette question n’est pas la plus importante, et c’est pourquoi un nombre d’intellectuels ukrainiens ont pris les armes dans les premiers jours qui ont suivi le 24 février 2022 et sont allés défendre leur patrie. Alors que l’on disait que l’élite se définissait par les doutes inhérents à ceux qui réfléchissent trop, la guerre a tout remis à sa place, faisant le choix définitif de ceux qui préféraient hésiter.

Les personnes qui sont le plus souvent guidées par la raison et qui gagnent leur vie grâce à l’activité cérébrale étaient définies en Russie comme « intelligentsia », et intellectuels en Occident. Ils n’ont jamais inspiré beaucoup d’amour aux masses. C’est le fondateur du « nouveau journalisme », Tom Wolfe, décédé en mai dernier, qui a le mieux illustré cette attitude : « L’intellectuel est toujours indigné. Il se nourrit de colère, il ne peut pas vivre sans colère. Le grand linguiste Noam Chomsky est devenu un intellectuel lorsqu’il a condamné publiquement la guerre du Vietnam, à laquelle il ne connaissait rien du tout ». Chomsky, dont le père est né en Ukraine, a fait comprendre à Wolfe pourquoi il n’avait jamais voulu être un intellectuel : ces personnes sont très compétentes dans un domaine, mais ne s’expriment publiquement que sur d’autres questions.

C’est pourquoi il n’est pas difficile de se faire passer pour un intellectuel : il faut connaître une centaine de mots sophistiqués, s’indigner en toute occasion de notre politique étrangère ou intérieure, et faire carrière en tant qu’un « intellectuel public ». Dans le livre 9 du Salon littéraire de 1929, l’écrivain ukrainien, Yuriy Yanovsky présente son essai sous la forme d’une lettre à un autre écrivain ukrainien, Mykola Khvylovyi, dans laquelle il diagnostique, entre autres, les incultes contemporains qui prétendent être des hommes de la raison, mais sont guidés par les motifs les plus primitifs : « Ce n’est pas le fait que nous soyons incultes dans les masses populaires qui fait mal – cela peut être surmonté et ce sera fait. Ce qui fait mal, c’est que nous avons beaucoup de soi-disant « semi-intellectuels » : il s’agit du public prédateur, sournois, sans principes, flexible, parasite, qui néglige le savoir et la culture, qui nuit à la classe ouvrière par son mépris de la culture, et qui traverse la vie sans jamais réfléchir sérieusement à quoi que ce soit ».

L’éternelle bataille entre le réfrigérateur et la télévision (Internet) pour le pouvoir sur l’âme humaine se joue tous les jours, et elle ne peut être gagnée qu’avec une vision critique qui se perd si facilement par des compromis semi-intellectuels.

Au début du XXe siècle, un dialogue poétique important a eu lieu entre deux intellectuels ukrainiens. Tout d’abord, l’un des plus grands écrivains ukrainiens, Ivan Franko, dans l’introduction de son poème Une idylle forestière, a envoyé ses salutations au poète Mykola Voronoï, « idéaliste irrémédiable ». Plus tard, Voronoï a répondu à Ivan Franko dans un poème adressé à son « professeur et ami » : « Ma philosophie est de vivre en accord avec mon époque et d’être un homme entier ». Telle devrait être la règle de vie de tout véritable intellectuel, ou bien de représentant d’intelligentsia, puisque ce mot trouve toujours son usage en Ukraine, bien qu’il a été profané au cours de la récente période soviétique. La recherche de l’intégrité et l’écoute attentive de ses contemporains est le slogan de quelqu’un qui vit consciemment et évite les pénombres, alors que le contraire définit toujours un demi-intellectuel avec ses demi-désirs et ses demi-croyances.

C‘est la guerre contre la Russie, qui dure en Ukraine depuis 2014 et se poursuit à grande échelle depuis 2022, qui a mis les intellectuels sur un pied d’égalité avec les gens ordinaires, faisant d’eux tous des défenseurs de leur patrie, rendant les Ukrainiens passionnés, dissipant tous les doutes.