Nous nous sommes entretenus avec les responsables du projet de Glossaire dé-colonial ukrainien et avec l’un de ses auteurs, Myroslav Shkandriy, docteur en philosophie.
La guerre accélère, aiguise et met tout à nu. Avez-vous remarqué comment notre perception du temps, de l’espace, de la hiérarchie, du savoir, des traditions, de la mémoire et des liens humains a changé ? La révision de l’histoire, des récits culturels et des modèles de comportement imposés par l’Empire russe puis par l’Union soviétique connaît actuellement un important développement et le processus de dé-soviétisation a pour toile de fond le discours dé-colonial dans le monde.
En avril, quatre Ukrainiennes – l’artiste Yulia Elias, les co-fondatrices de l’ONG Ksi Prostir Iva Naidenko et Nadiya Koval, et la doctorante de l’université libre d’Amsterdam Anastasia Omelyanyuk – ont présenté le Glossaire dé-colonial ukrainien à Utrecht. Il s’agit d’un site web rédigé en ukrainien et en anglais; il compte 20 articles sur les théories dé-coloniales et post-coloniales et peut être considéré comme une ébauche de dictionnaire.
Iva Naidenko précise que le glossaire s’adresse à tous les acteurs culturels et que son originalité réside dans le fait que les termes scientifiques du vocabulaire de la décolonisation sont illustrés par des exemples ukrainiens. Ainsi, pour le terme « re-colonisation » (visant à imposer les modèles hégémoniques de connaissance dans le contexte de la décolonisation), les auteurs Maryna Marinichenko et Valeria Karpian ont sélectionné des exemples concernant l’école de photographie de Kharkiv et le conceptualisme d’Odessa; quant à l’article « Colonialité du genre » (NDLR: concept qui étudie le système de genre occidental) elles citent les travaux des écrivaines ukrainiennes Oksana Zabuzhko et de Solomiya Pavlychko. Il est à noter qu’à la fin de chaque article, une longue liste de références renvoyant elles-mêmes à des conférences permet d’approfondir le sujet.
Photo: Iva Naidenko
Le mode de sélection des auteurs a été inhabituel pour une approche scientifique : il s’agit d’un appel ouvert. Quatre-vingt-quatre auteurs se sont portés candidats, parmi lesquels des chercheurs de renom tels que le critique littéraire et artistique canadien d’origine ukrainienne Myroslav Shkandriy, l’historienne de l’art Svitlana Bedarieva, l’artiste et anthropologue Lia Dostlieva, ainsi que de jeunes universitaires et scientifiques ukrainiens, dont beaucoup ont fait leurs études ou obtenu leur doctorat dans des universités occidentales.
Yulia Elias en donne l’explication : « Nous voulions connaître le plus possible de nouveaux chercheurs, découvrir ceux qui nous étaient inconnus, et qui étudient le sujet. Certains d’entre eux n’ont commencé à travailler sur les études dé-coloniales que récemment. Nous avons eu beaucoup de candidatures de jeunes chercheurs; nous voulions rester en contact avec eux, nous les avons rencontrés individuellement et nous avons donné notre avis sur leurs candidatures. Le deuxième objectif du projet était de former un collectif qui se consacrerait à ce sujet afin de créer un corps d’experts en Ukraine.
Photo: Yulia Elias
C’était un défi pour nous car l’approche intersectionnelle (NDLR: concept qui reprend à l’aide de l’interdisciplinarité toutes les formes de discriminations pour n’en faire qu’une qui les renforce) nécessite beaucoup de réflexion et d’explications pour, déjà, la définir. Une fois les chercheurs sélectionnés, nous avons organisé de nombreux séminaires avec le collectif, avec d’autres chercheurs confirmés et enfin avec des invités – Micho Antadze, Maria Khlavayova, Botakoz Kassymbekova et Tekhmina Goskar » pour mettre au point une stratégie qui permettrait aux responsables du projet de maximiser la diffusion du glossaire dé-colonial ukrainien auprès des centres de recherche, des universités, des musées et des communautés culturelles.
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Un des contributeurs au projet est Myroslav Shkandriy, spécialiste renommé de la littérature et de l’art ukrainiens, auteur entre autres de Modernists, Marxists and the Nation, le débat littéraire ukrainien des années 1920, Dans l’étreinte de l’Empire, littérature et discours impérial de l’ère napoléonienne à l’ère post-coloniale, L’art d’avant-garde en Ukraine, 1910-1930, une mémoire qui vaut la peine d’être défendue, Les Juifs dans la littérature ukrainienne, images et identité.
« On peut dire que le discours post-colonial a commencé dans les années 1990, et qu’il a explosé avec une vigueur renouvelée au début du XXIe siècle », a-t-il déclaré dans l’interview qu’il a donnée à Ukrainian Week/Tyzhden. « Les principaux acteurs de ce débat sont l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud – les pays du « Sud global ». Mais les Ukrainiens et les Européens de l’Est en général ont également commencé à intervenir dans ce discours et à dire qu’il est aussi très bien adapté à l’analyse de l’Europe de l’Est, aux pays qui sont issus de l’Empire russe. Je pense que la première tâche des universitaires et des institutions culturelles ukrainiennes est de maîtriser ce discours dans son intégralité, de comprendre où il a commencé, quels moyens il utilise, etc., tout comme le discours sur le féminisme et les études de genre, qui se sont propagés dans toutes les universités du monde. Jusqu’à présent, l’Empire russe n’a pas été étudié sous cet angle, et les Ukrainiens peuvent l’enrichir et l’amplifier: ils ont une relation historique privilégiée avec la Russie, ils sont familiers de la psychologie et de la littérature russes et ils ont une certaine expérience dans le domaine: ils ont souffert pendant l’Empire russe, pendant le stalinisme et ils souffrent encore aujourd’hui », a-t-il déclaré.
Selon M. Shkandriy, il ne s’agit pas seulement d’oppression économique ou politique. L’Ukraine a subi une domination culturelle. Elle a besoin de s’émanciper de cette conquête qui touche à la psychologie des individus. « La tâche des Ukrainiens est d’introduire leurs connaissances et leur analyse de l’impérialisme russe dans un débat dé-colonial plus large. Il peut être un apport utile et même nécessaire dans l’ensemble du discours au niveau mondial, mais avant tout il est indispensable pour les Ukrainiens eux-mêmes. Certains obstacles doivent être surmontés : dans certains pays du monde, les pays européens sont perçus comme n’ayant pas le droit de tenir un discours dé-colonial. Très souvent, cela est dû à des sentiments anti-européens ou anti-américains. Mais il s’agit d’une idée fausse, car les pays dits « blancs », européens ou nord-américains, sont également concernés, et c’est le cas de l’Ukraine », a-t-il ajouté.
« Je dis à mes collègues universitaires et je le répète de façon plus générale en m’adressant à d’autres publics, qu’on ne peut pas comprendre la Russie sans l’Ukraine, qu’on ne peut pas comprendre la littérature russe sans l’Ukraine, parce que l’utilisation du mot « russe » les aveugle; une grande partie de cette culture concerne l’Ukraine ou a été créée par des Ukrainiens à propos de l’Ukraine. Ils ne peuvent pas comprendre la révolution de 1917-1920 sans tenir compte de la façon dont elle a été vécue par l’Ukraine; la révolution ukrainienne a été différente. Ils ne peuvent pas comprendre le bolchevisme ou le marxisme sans connaître l’approche des Ukrainiens; parce qu’il y avait un marxisme ukrainien, un bolchevisme ukrainien. En ce qui concerne la décolonisation, les Ukrainiens ont une expérience qui leur donne la légitimité de s’exprimer sur le sujet », ajoute-t-il.
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Actuellement, de très intéressants chercheurs commencent à étudier la situation dans les pays d’Asie centrale. « L’orientalisme russe n’est pas exactement le même que l’orientalisme d’Europe occidentale, mais il existe ».
« La Russie a toujours eu un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Europe, ce qui ne l’a pas empêchée d’opprimer les peuples d’Asie centrale », rappelle M. Shkandriy. Une nouvelle organisation, la RUTA, est en cours de création et prépare sa première conférence dans les Carpates à la fin du mois de juin. Il s’agit d’une initiative pour réunir des chercheurs d’Europe centrale et orientale, des États baltes, du Caucase, de l’Asie centrale et de l’Asie du Nord, et créer une organisation qui explorera ces parties du monde. Ainsi, il ne sera plus possible aux Russes de dominer la recherche. Ils ont lancé un appel général, et les chercheurs de différents pays posent leur candidature.
« Je pense que les propositions et les actions telles que celles du glossaire dé-colonial ukrainien et de la RUTA sont très importantes. Elles montrent que beaucoup de choses changent dans le monde. J’observe que dans les départements de slavistique en Occident – dans l’enseignement de l’histoire, de la politique, de la littérature – il y a un canevas et des expérimentations pour nommer les choses d’une nouvelle manière, pour avoir une vision plus large, et rectifier les anciens manuels d’histoire; il s’agit de s’éloigner d’une vision initié et développée par la Russie. Cette question fait partie du débat aujourd’hui, elle est largement répandue; des analyses et des études se poursuivent pour repenser autrement la situation historique », note enfin le chercheur canadien.