Notre rédacteur en chef, Serhii Demtchuk, nous fait part de son échange interculturel avec un compagnon de voyage
J’entre dans le compartiment du train n° 92 Lviv-Kyiv. J’y vois un homme dans la trentaine qui essaie de baisser le siège et n’y parvient pas. Puis il me demande de l’aide en anglais. Je viens à son secours. Nous faisons connaissance. Il porte une écharpe du club de foot de l’Athletic Bilbao autour du cou. J’apprends qu’il est originaire d’Irlande et que c’est sa copine qui lui a offert cette écharpe de supporter. D’ailleurs, il l’a garde sur lui même la nuit. Il me dit qu’il va à Kyiv pour quelques mois, il a un projet à réaliser. Il est ingénieur.
Après quelques minutes de conversation, il sort un livre et se met à lire. Je jette un coup d’œil sur la couverture :Soljenitsyne, L’archipel du Goulag. Il a déjà lu une centaine de pages, sans doute le temps du trajet en avion, puis en train ou en bus. En route pour l’Ukraine, il devait vouloir lire quelque chose sur le sujet, et cet auteur lui aura paru le plus approprié.
« Soljenitsyne croyait que l’Ukraine faisait partie de la Russie », je fais cette remarque en pensant à une photo que j’ai vu sur Internet où Poutine dépose des fleurs sur la tombe de cet écrivain russe. Évidemment, j’aurais pu l’expliquer d’une façon plus élégante, mais pour cela il faudrait que mon anglais soit plus aisé. « Oui, je sais », dit-il. Puis je lui demande s’il a lu des écrivains ukrainiens. Il répond qu’il ne connait qu’Andrei Kourkov. « Celui-ci écrit en russe », je précise.
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Mon compagnon de voyage fait un sourire, il me semble quelque peu amer. Les autres, il ne les a pas lus, parce qu’ils étaient introuvables dans les librairies. C’est du moins ce qu’il dit. Et il me demande qui je pourrais lui recommander. Je lui cite quelques auteurs qui sont sans doute traduits. Il note les noms dans un vieux calepin. Et je me demande, est-il vrai qu’il n’y ait aucun auteur ukrainien dans les librairies de sa ville? Sur les réseaux sociaux, on voit constamment des écrivains ukrainiens qui clament que leur œuvre a été traduite. Serhii Plokhiy, historien ukrainien et américain, professeur à l’université de Harvard, doit certainement être disponible… Mais l’homme dit qu’il n’y en a pas. Et pour moi, il n’est pas possible d’aller voir sur place.
Puis nous avons parlé de foot, de cricket, de rugby. De la façon dont la guerre détruit la vie des familles. Comment il vit entre plusieurs pays, pendant plusieurs mois. Et l’effet néfaste que cela a sur les relations de couple.
L’Irlandais me demande alors ce que moi, je lis. Je termine Unconditional Surrender (La capitulation en français) d’Evelyn Waugh, un auteur britannique. Je me demande si lui, un Irlandais, voit Waugh de la même façon que moi, je vois Soljenitsyne. Peu probable, puisqu’il vit lui-même à Londres plusieurs mois par an, comme il me l’indique. Et il connaît très bien les œuvres de Waugh. A l’en croire, lui, un ingénieur irlandais portant une écharpe de l’Athletic Bilbao…
Le troisième passager de notre compartiment nous a salués en russe et est resté muet tout le temps du trajet.