Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Poutine en disciple de Soljenitsyne

Politique
29 octobre 2022, 07:04

Nous ne nous en souvenons que trop, le 21 février 2022, le dictateur russe Vladimir Poutine a prononcé un discours selon lequel l’Ukraine n’a pas le droit à l’existence, faisant fi de la reconnaissance de ses frontières au niveau international.

L’Ukraine moderne a été créée par les bolcheviks, prétend-il: « Lénine et ses associés ont agi effrontément et brutalement envers la Russie. Ce fut au prix de l’abandon d’une partie de ses territoires historiques et finalement de la sécession…… Du point de vue des destinées historiques de la Russie et de son peuple» a-t-il souligné « l’État, bâti selon les principes de Lénine, a conduit à une faute, pire qu’une erreur. »

48 heures plus tard, les premières bombes et les missiles russes tombaient sur les villes ukrainiennes – c’était le début de « l’opération militaire spéciale » russe, soi-disant conçue pour corriger la malheureuse erreur de Lénine. L’Ukraine devait être occupée et dépecée, une partie de son territoire se retrouvant annexée à la Fédération de Russie, et le reste devenant un État fantoche, contrôlé par Moscou.

On peut écrire un livre entier sur le caractère fantasmatique des idées de Poutine concernant le passé et sur ses théories complotistes. Tout a été écrit depuis longtemps sur les considérations qui ont guidé Lénine et sur ce qu’il a réellement fait.

Ce qui est moins connu, ce sont les croyances sur le même sujet d’Alexandre Soljenitsyne, le dissident soviétique mondialement connu, lauréat du prix Nobel de littérature en 1970. Pour le public occidental, Soljenitsyne était et reste d’abord l’auteur de « L’Archipel du Goulag » ainsi que de nombreux textes dans lesquels il a dénoncé le totalitarisme soviétique et sa nature inhumaine; tout est-il si simple avec Alexandre Isaevich ?

Dans une lettre adressée à Boris Eltsine le 30 août 1991, il écrit: « Le vaste sud de l’actuelle République Soviétique Socialiste d’Ukraine (Novorossiya) et de nombreux endroits voisins n’ont jamais appartenu à l’Ukraine historique; sans parler du caprice propre à Khrouchtchev concernant la Crimée. Si les monuments à la mémoire de Lénine sont aujourd’hui démolis à Lviv et à Kiev, pourquoi les Ukrainiens s’accrochent-ils aux fausses frontières de Lénine, tracées après la guerre civile pour des raisons tactiques de l’époque, et pourquoi les tiennent-ils pour sacrées? C’est pourquoi je m’empresse de vous le demander : protégez les intérêts de ces millions de personnes radicalement opposées à la séparation entre l’Ukraine et nous. »

Les « millions » d’Ukrainiens qui ne voulaient soi-disant pas se séparer de la Russie n’existaient que dans l’esprit de Soljenitsyne; lors du référendum de 1991, la très grande majorité des Ukrainiens a voté pour l’indépendance.

Ceci nous apprend qu’à côté du Soljenitsyne anti-soviétique, il y avait un Soljenitsyne impérialiste, qui dessinait la carte du monde à sa guise et selon de vieux canevas.

Certes, on ne peut tirer des conclusions sur la foi d’une seule lettre; mais d’autres preuves existent, elles ne manquent pas; en 1998, alors que l’Ukraine indépendante était déjà solidement établie, Soljenitsyne a fait paraître un essai intitulé « La tragédie slave », dans lequel il déplorait la « division artificielle du slavisme oriental »; tout d’abord, il faisait référence aux soi-disant 12 millions de Russes susceptibles de vivre en Ukraine à cette époque, et qui auraient donc été « coupés » de leur patrie; après l’annexion de la Crimée en 2014, s’exprimant devant l’Assemblée fédérale, Poutine a repris presque mot pour mot les propos de Soljenitsyne, qualifiant les Russes de « plus grand peuple morcelé du monde ».

Dans l’ouvrage mentionné, Soljenitsyne a également écrit que l’Occident, et d’abord en premier lieu les États-Unis, utilise l’Ukraine pour affaiblir la Russie, et que Kyiv est un simple exécutant qui obéit aux instructions de Washington; Alexandre Soljenitsyne s’est également intéressé aux patriotes et nationalistes ukrainiens, auxquels il attribue un poids marginal et, néanmoins, une grande influence, qui s’impose agressivement; il les accuse d’entraîner les Ukrainiens vers un « mauvais chemin »; on peut reconnaître là le discours de Poutine qui reprend ces même arguments depuis 2014 et les réitère sans fin, mot pour mot, depuis février 2022.

Ce genre de citations ne manque pas dans l’œuvre abondante de Soljenitsyne; tout porte à croire que s’il avait vécu plus longtemps, il aurait été un ardent partisan de l’annexion de la Crimée, de l’occupation du Donbas et de l’actuelle « opération spéciale ».

Aurait-il été horrifié par les atrocités commises par l’armée russe contre la population civile d’Ukraine ? Nous ne pouvons répondre à cette question, il ne nous appartient pas d’apprécier les sentiments moraux d’un écrivain mort depuis longtemps; cependant, il est important de souligner la pensée de Soljenitsyne, inspirée par l’attachement à l’Empire. Ce même attachement, promu par Poutine, l’a conduit à des aspirations génocidaires: ce sont les destructions de Mariupol, les tortures sauvages de Bucha, le bombardement de Borodyanka, celui de Vinnytsia, Kremenchuk et tant d’autres massacres. À l’époque moderne, cela tient du crime de guerre, d’autant plus effroyable que l’Ukraine n’a donné aucun motif à cette attaque.

Mais pour ceux qui croient à la légitimité de l’Empire, l’existence d’une Ukraine indépendante, ainsi que celle d’Ukrainiens acquis à leur identité nationale et inséparables d’elle, suffit à l’agression. Pour eux, l’Ukraine n’est pas un État souverain, il est seulement le résultat de « l’erreur de Lénine », et les Ukrainiens ne sont que des enfants « gâtés » qui doivent être punis et remis dans le droit chemin.

Soljenitsyne n’a pas inventé l’impérialisme russe; mais il l’a loué, exalté, en utilisant sa célébrité de dissident et son autorité de lauréat du prix Nobel; en Europe, aux États-Unis et même en Russie, les intellectuels, aveuglés par l’aura du combattant engagé contre le totalitarisme soviétique, n’ont pas vu le danger que portaient en germe ses opinions et la conception de son propre univers souverain.

Aujourd’hui l’évidence l’emporte, lorsque l’on voit des centaines et des milliers d’Ukrainiens contraints de transiter par les camps de filtration des occupants russes. Et dans les territoires annexés du Donbas, dans les « républiques dites prétendument populaires » fonctionne depuis longtemps déjà une sorte de petit goulag – un système de prisons et de camps légaux ou illégaux (dont le plus célèbre et le plus terrible, le camp de concentration « Izolyatsia » à Donetsk).

Lorsqu’une population, un pays tout entier, se voient refuser leur histoire, leur destin, leur vie même; lorsqu’un peuple entend qu’il n’est qu’une «erreur» qui doit être «corrigée», les idées fallacieuses, telles celles qu’a avancé et défendu Soljenitsyne, et qui sont souvent méconnues, doivent être révélées. Elles sont le préalable à un bain de sang.

Et, aujourd’hui, ce sang, c’est celui des Ukrainiens.