Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

La ville de Konotop : vivre sa vie, malgré la guerre

SociétéGuerre
10 octobre 2024, 09:18

De Konotop à la frontière russe, il y a à peine 70 kilomètres. Notre correspondant a visité cette petite ville qui vit sous menace constante de l’agression armée.

Depuis le début de la guerre en 2014, la ville est devenue otage de sa situation géographique. Bien qu’elle n’ait presque connu aucun combat important, la menace qui pèse sur elle est constamment présente. Plus précisément, quasiment toutes les nuits, le danger prend la forme de fusées ou de shaheds qui traversent son ciel. Ses habitants se sont habitués à ce sport extrême et, jusqu’à récemment, n’y prêtaient pas beaucoup attention.

Au début de la guerre à grande échelle, Konotop se retrouva dans la zone d’occupation, sans pourtant être occupée. Elle fut assiégée pendant un mois et demi. Les rayons des magasins étaient vides, les produits alimentaires manquèrent, il fallut les livrer par des voies détournées. « Ce qui nous a aidé, c’était qu’on restait en contact avec d’autres communes », explique l’adjointe au maire de Konotop, Svitlana Samsonenko. « Entre autres, avec Ivano-Frankivsk, Ternopil et Khmelnytskyi. Même depuis Odessa, de l’aide humanitaire nous parvenait. Sans ce lien, on ne serait pas là ».

Les envahisseurs tentèrent d’entrer dans la ville, mais aux abords de Konotop, ils furent battus et se retirèrent. Quelques jours plus tard, un blindé et un véhicule tout-terrain, avec quelques piètres clowns à bord, arrivèrent « pour négocier ». Le supérieur se présenta comme le lieutenant-colonel Gryzlov et demanda au maire Artem Semenikhin la reddition la ville, ajoutant qu’il en serait désormais le chef. Dorénavant, dit-il, « nous sommes le nouveau gouvernement ici et j’ai été nommé commandant de la région de Slobojanchtchyna (le nom de province de l’époque de l’empire tsariste – ndlr)». Le maire le coupa net et lui dit que la ville n’était pas prête de se rendre, mais qu’au contraire elle avait beaucoup d’armes et allait se défendre. Il parla en ukrainien, refusant de communiquer dans la langue de Dostoïevski, ce qui rendit les agresseurs fous de rage. On dit que les Russes quittèrent les lieux, grenades dégoupillées à la main.

Comme il s’avéra plus tard, le « commandant de la Slobojanchtchyna », alias Gryzlov, portait en fait le nom de famille bien banal de Pétrounine. Il avait combattu en Tchétchénie et en Syrie, mais connut une fin peu glorieuse aux alentours de Konotop. Le 29 mars, quelques semaines après ladite rencontre à la mairie, des soldats ukrainiens l’anéantirent avec son véhicule blindé, dont il ne resta plus qu’un tas de ferraille calcinée.

Konotop est une ville où les occupants n’eurent décidément pas de chance. Assiégée à deux reprises au moins, ils échouèrent les deux fois à s’en emparer.

Lire aussi:   Les écoles à Dnipro : être élève à 50 km du front  

La première frappe destructrice toucha Konotop en mars 2023, à deux pas de la station-service de la sortie de la ville. De nombreuses maisons furent alors endommagées : les fenêtres sautèrent. Mais la station-service fut rapidement refaite, les fenêtres furent remplacées et les gens oublièrent le dommage.

Le 3 septembre 2024, les Russes envoyèrent un missile X-59 contre Konotop. Il visa l’hôpital, mais, après avoir frôlé le sommet d’un arbre, il explosa au-dessus d’un ravin. Le toit d’un immeuble situé à proximité fut arraché, les portes, fenêtres, cloisons furent éparpillées, et les habitants ne peuvent toujours pas rentrer chez eux, car les lieux ne sont plus habitables. Malgré l’ampleur des destructions, il n’y a eu aucune victime, et depuis, les citadins ricanent en disant que de toute évidence, les sorcières de Konotop (référence au roman du XIXe siècle « La sorcière de Konotop » de Grygoriy Kvytka-Osnovianenko – ndlr) sont sans doute intervenues pour sauver les habitants de leur ville natale.

Comme il s’avéra plus tard, ce n’était qu’un début. Dans la nuit du 11 au 12 septembre, Konotop fut soumise à une attaque massive de drones russes. Six shaheds visèrent la ville. Ils frappèrent délibérément des infrastructures et des immeubles civils. « Probablement que leur but était de nous effrayer, de mettre les gens sous le choc psychologiquement », explique Svitlana Samsonenko. « Car ici, au centre-ville, il n’y a aucun objectif stratégique ».

Il n’eut pas de morts à déplorer. Sur une quinzaine de blessés, trois personnes furent hospitalisées, dont une dans un état critique, Denys Horokh, 42 ans, qui se précipita pour sauver des concitoyens et monta dans sa voiture pour se rendre sur le lieu de la première explosion. Mais l’un des shahed explosa à côté de sa voiture, et il ne survécut pas. Les médecins se battirent pendant trois jours pour le sauver Denis.

Et pour la vieille Raïssa (84 ans), un shahed arriva directement dans son salon ce soir-là. Il fit sauter le balcon, arracha trois fenêtres, endommagea les meubles de l’appartement et ce fut un pur miracle qu’elle survécut. Au moment de l’attaque, elle était assise dans canapé avec son chat dans les bras et regardait la télévision. Elle dit que quand on voyait des animaux sur l’écran, son chat était collé à l’écran avec beaucoup d’intérêt. Soudain, l’animal sauta au sol, se mit à courir dans la pièce, cria et miaula.

« Je lui dis, Marquis, tu deviens fou, tu veux quoi? », se souvient la femme. « Le chat se projeta jusqu’au balcon, puis revint dans la pièce, il miaulait, il miaulait… Avec la première déflagration, tout de suite, il sauta dans mes bras, s’accrocha à moi, se tint là. Et à la deuxième explosion, le feu jaillit de là, – elle pointe son balcon, – j’ai laissé tomber mon chat, je crois, j’ai couru vers la porte, mais il n’y avait plus de porte. Je suis restée debout, et les flamme me poursuivaient… »

La femme a sauté sur le palier, mais dans la fumée elle ne put pas sortir de l’immeuble. Deux hommes la tirèrent de là, mais la vielle dame se souvint de son chat et de son téléphone et se mit à se battre pour retourner dans sa maison. On ne la laissa pas faire. « Je suis retournée dans mon appartement à l’aube : tout était noir, des décombres jusqu’au plafond, le plafond était brûlé, la batterie de chauffage était au milieu de la pièce, les barreaux du balcon étaient arrachés et il n’y avait plus aucun mur ». Raïssa ne veut pas partir avec son chat, qui, lui aussi, s’en est tiré sain et sauf, même si elle a où aller. Selon ses mots, c’est chez soi qu’on est tranquille. Elle espère que de bonnes personnes l’aideront à installer des fenêtres et des portes de balcon avant le froid, et puis on verra.

« J’avais une icône dans ma poche, c’est Dieu qui m’a sauvée », dit la femme en sortant une petite tablette noire sur laquelle le visage de Jésus est à peine visible sous une couche de suie. « L’icône aurait trois cents ans. Elle était accroché dans l’église, puis il y a eu une guerre, puis une révolution, et quand il y a eu un incendie, les gens l’ont emportée ». Raïssa reçut l’icône de sa tante. « Quand les bombardements ont commencé, je la portais tout le temps dans ma poche », raconte-t-elle.

Ce soir-là, ce ne fut pas seulement l’appartement de cette vieille femme qui fut dévasté. Dans son immeuble, toute l’entrée fut endommagée. Trois appartements brûlèrent complètement, un en partie. Chez le voisin d’en bas, une cloison intérieure s’écroula. Le maître des lieux, Serhiy, dit qu’il était dehors au moment de la frappe et ce fut la seule raison pour laquelle il survécut : il était sorti dès qu’il avait entendu la première explosion. Quelques minutes plus tard, la seconde dévastait son logement.

« Maintenant, ça n’a plus l’air aussi horrible que tout de suite après le bombardement », dit Svitlana Samsonenko en me faisant visiter Konotop. « Des entrepreneurs, de braves gars, dès le premier jour, se sont mis à tout nettoyer et tout retaper. Il y a un magasin où les propriétaires ont déjà réparé l’intérieur. Les services communaux ont immédiatement commencé les travaux : déblayer, nettoyer. Tout comme les gens. Il y a des frappes encore au loin, et eux, ils nettoient déjà avec des pelles et des balais. Certains habitants disent même : nous n’avons besoin de rien de la part de l’État, nous allons tout refaire avec nos propres fonds ».

« Un éclat a touché les voies du tramway ici », Svitlana montre un trou fraîchement comblé. « Les rails étaient brisés, mais le service des transports l’a déjà réparé par ses propres moyens. Et juste ici se trouvait le véhicule tout-terrain dans lequel se trouvait Denys Horokh, décédé des suites de ses brûlures à l’hôpital. Et cette maison est la plus endommagée. 250 000 hryvnias ont été allouées au budget local pour réparer les dégâts … »

Lire aussi:   Dnipro : une mégapole qui ne lâche rien  

Les statistiques des dégâts causés par les bombardements de la nuit du 11 au 12 septembre, annoncées par l’adjointe au maire de Konotop, sont impressionnantes. « 32 immeubles de plusieurs étages ont été endommagés. La plupart ont des fenêtres brisées, mais il y en a trois dont le toit s’est effondré, partiellement dans deux, complètement dans le troisième. Six établissements d’enseignement ont été touchés : trois lycées, deux crèches et un établissement parascolaire, le centre de créativité pour les enfants et les jeunes. De plus, 10 bâtiments de l’hôpital ont été partiellement détruits, deux d’entre eux n’ont plus de fenêtres ».

Ces chiffres froids cachent des millions de hryvnias pour des dommages qui ne peuvent être couverts par le budget de la ville. Parce que rien que dans l’hôpital, 270 fenêtres doivent être remplacées, environ 80 dans le lycée et 25 dans la crèche pour enfants handicapés. Plus les portes, cloisons, dommages externes et internes aux murs, clôtures, etc.

Suite à la fin du pays des Soviets, toutes les grandes entreprises de Konotop, grâce auxquelles la ville vivait, disparurent. Aujourd’hui, il n’y a que des petites entreprises et du commerce. Les grands investisseurs ont peur de venir à Konotop en raison de sa proximité avec la Russie. En conséquence, la population diminue, les gens partent. Auparavant, c’était une ville de 100 000 habitants, progressivement ce nombre est passé à 80 000 et, avec le début de la guerre, l’exode progressa encore.

En revanche, environ 3 000 personnes déplacées internes sont arrivées à Konotop depuis les départements de l’est de la région de Soumy, qui se retrouvent constamment sous les bombes russes. A Konotop, la vie est plus tranquille, mais la question se pose de savoir où loger ces gens. « Nous sommes confrontés à l’insuffisance de fonds pour les salaires dans les entreprises de services publics », explique Svitlana Samsonenko.

Et pourtant, la ville se débrouille d’une manière ou d’une autre. Surtout grâce à des associations caritatives et des sponsors. Ils installent non seulement des fenêtres, mais contribuent également à restaurer le parc du centre et soutiennent toutes sortes d’autres projets. Les tramways qui circulent à Konotop viennent de Varsovie et d’Ostrava, comme les bus viennent. Bulldozers, pelles niveleuses, excavatrices des services communaux viennent également d’Europe. Pas neuf, d’occasion, mais on n’en avait pas beaucoup auparavant. Le maire, Artem Semenikhin, y contribua beaucoup, et il est important de le dire. Il est constamment sur les routes, négocie sans cesse. Résultat : la ville dispose de nombreux partenaires qui l’aident à survivre en ces temps difficiles. Au moment de mon arrivée à Konotop, le maire était de nouveau en mission. On dit que c’était prévu depuis longtemps, mais la tragédie du 12 septembre l’obligea à ajuster ses projets.

Il appela son adjointe justement lors de notre entrevue avec elle. Il l’interrogea pour savoir comment les choses se passaient dans la ville et dit qu’il se trouvait en Autriche, dans une entreprise de fabrication de copeaux de bois. Son but était d’y étudier l’expérience de la production d’électricité. « Nous avons besoin d’une centrale de cogénération », explique-t-il. « Nous voulons l’installer pour produire au moins 450 à 500 kilowatts. Afin de couvrir au moins les besoins en électricité d’une sous-station de traction. Nous en avons trois. Nous pourrons alors alimenter en électricité le tramway, l’hôpital et l’éclairage public le soir. Ce sera très bénéfique. Et son prix de revient sera de 2 à 3 hryvnias par kilowatt, contre plus de 10 hryvnias dans le réseau ».

En général, la question de la survie à Konotop semble être prise au sérieux. Ils ont opté pour des chaufferies modulaires qui, si nécessaire, serviront d’alternative aux chaufferies municipales. On installe des panneaux solaires à l’hôpital central du district et on travaille à sa modernisation thermique. On a fait le plein de générateurs et de carburant pour au moins trois jours. On a également acheté des talkies-walkies afin de pouvoir communiquer entre services publics en cas de coupure soudaine des connexions habituelles. « Au début de la guerre, nous étions confrontés à une situation telle que le réseau de communication est tombé », explique l’adjointe au maire. « Nous faisions des va-et-vient, envoyions des messagers ici et là, nous cherchions les uns les autres, puis le maire a décidé qu’il nous fallait des talkies-walkies ».

Lire aussi:   « Parents d’accueil », un métier d’avenir en Ukraine ?  

« Et pourtant, malgré tout, la ville continue de vivre sa vie. Le lendemain de la frappe, les mères promenaient déjà leurs enfants dans la rue, tout fonctionnait, même la crèche qui avait été bombardée. Autrement, ce n’est pas possible. Les parents amènent leurs enfants en disant qu’il n’y a nulle part où les mettre, eux, ils doivent aller travailler. 70 % de nos parents travaillent dans des hôpitaux », explique la directrice de l’école maternelle, Valentina Tovkach. « Vous voyez bien, qu’est-ce que c’est le travail d’un médecin ? Il n’emmène pas son enfant à la consultation des malades ».

La crèche « Orlyatko » (aiglon – ndt- ) occupe le premier étage d’un immeuble résidentiel situé devant un grand terrain de jeu, agrémenté de toutes sortes de curiosités. « Qui a créé une telle beauté ? », demandé-je à l’adjointe au maire. « Tout cela est fait par nos employés, à partir de matériaux dont personne n’a besoin et destinés à la décharge », dit-elle. « L’école maternelle doit être joyeuse. On aurait aimé, bien sûr, que tout soit rénové de façon moderne, mais on a ce qu’on a. Nous maintenons les locaux en l’état, on colle un morceau par-ci, on fabrique et on peint par-là. Tel est notre travail. On aurait besoin d’un abri modulable, on l’érigerait ici, et ce serait bien. Dites-le dans votre article ».

Un abri, c’est vraiment un problème pour la crèche. Il y en a un, mais il est des plus sommaire et seulement pour 25 personnes. De plus, il y a un accord avec l’hôpital central du district : une partie des petits patients peuvent venir dans cet abri. Il n’est pas loin et répond aux normes, mais la réalité est telle qu’il faut parfois s’y rendre très vite : un missile envoyé par la Russie arrive à Konotop en moins d’une minute : un abri anti-aérien normal est une nécessité vitale pour des petits. Pour la même raison, à cause du manque d’abris, les élèves de la ville sont obligés de faire leurs études en ligne.

« Nos enfants veulent faire leurs études, mais il y a des alertes aériennes en continu et nous ne pouvons même pas mettre en place une forme d’enseignement mixte, en ligne et en présentiel », explique Svitlana Samsonenko. « Au niveau de l’administration d’État de la région de Soumy, le Conseil de défense a pris la décision que les enfants ne peuvent étudier en présentiel que lorsqu’il y a un abri anti-radiations. Nous n’en avons que deux dans nos écoles. Nous avons attiré des sponsors, construit des abris classiques, et ladite décision est tombée. Si les enfants à partir de la CE1 ou CE2 peuvent déjà apprendre en ligne d’une manière ou d’une autre, c’est plus compliqué pour les enfants de CPs. Leurs mamans se plaignent constamment qu’il est très difficile pour les débutants d’apprendre de cette manière ».

Photo: le conseil municipal de Konotop

Auteur:
Roman Malko